Aujourd’hui les nouvelles n’étaient pas bonnes du tout. Charron Stix avait beau regarder les chiffres des résultats et les triturer en tous sens, les quotas ne seraient pas atteints ce mois-ci non plus. La Compagnie allait finir par se lasser de ce manque à gagner perpétuel et enverrait un jour ou l’autre un administrateur de chez elle.

Et ça, ce n’était pas bon.

Car qui disait administrateur de la Compagnie, disait également garnison. Une garnison de mercenaires à la solde de cette société, les marines coloniaux, qui au lieu de faire régner l’ordre, si tant est qu’il en fut besoin, mettraient plus de barouf qu’autre chose.

Et puis administrer cette colonie c’était son boulot, sa tâche, sa raison d’être. Bref sa vie. Aussi Charron n’avait pas l’intention de laisser cela arriver sans se battre. Cent cinquante familles comptaient sur lui. Le sort de plus de quatre cents personnes dépendait de lui, et, même si cela lui faisait faire des cauchemars toutes les nuits, il était hors de question qu’il les laisse en plan.

Il alla se resservir son troisième café de l’après-midi, tout en se disant qu’il fallait qu’il se calme. La paperasse lui prenait tout son temps et ne lui en laissait guère pour s’occuper de sa santé ou de sa famille, qu’il aimait pourtant par-dessus tout. La petite bedaine qui prenait de plus en plus ses aises autour de sa taille semblait avoir élu définitivement domicile.

Il s’était arrêté à la petite fenêtre de son bureau, privilège de sa fonction. On était censé y voir toute la colonie, mais en réalité, cela ne serait que dans quelques années, quand les premiers effets de la terraformation seraient visibles. Pour le moment on ne discernait qu’à grand peine à quelques dizaines de mètres, et l’on y voyait surtout les tourbillons de sables et de poussières, engendrés par les vents incessants de Perséphone.

Il se prenait souvent à tenter d’imaginer ce que serait la vie sur cette planète quand la Compagnie aurait été remboursée, quand on aurait rendu son climat clément. Il essayait de voir cet endroit comme le verrait sa fille, ses petits-enfants, ou quels que soient ses descendants, bien des années plus tard. Il essayait de voir les raisons pour lesquelles il se battait au-delà des bourrasques. Les nuages de l’atmosphère perpétuellement en colère dissimulaient, il le savait, le véritable visage de Perséphone, enfoui sous des années de labeurs à venir.

Et délibérément, il ignorait les rumeurs selon lesquelles la Compagnie ne renonçait jamais à une colonie, même quand la dette était remboursée. Ses avocats trouvaient toujours, paraissait-il, une faille dans laquelle s’engouffrer.

Le téléphone sonna, le sortant de sa rêverie éveillée. Il franchit les quelques pas qui le séparaient de son bureau et décrocha sans même regarder la provenance de l’appel. D’ordinaire, à cette heure-ci c’était sa femme, Lana, qui prenait sur son temps de pause pour lui dire quelques mots gentils et lui parler de leur fille, Jeanne. Mais la voix masculine à l’autre bout le surpris, et l’arracha définitivement de sa rêverie.

C’était le contremaître de la mine du secteur 5, John Arviss.

– Chef ? C’est Arviss.

– Oui, John. Comment ça se passe ?

– Mal à vrai dire. On a une espèce d’anomalie magnétique dans le coin, et ça dérègle toutes nos foreuses. On est bloqué, il n’y en pas une qui veuille fonctionner correctement. Tous les moteurs sont bousillés !

Un éclat de d’angoisse transperça la poitrine de Charron.

– Merde ! Et tu sais d’où ça vient ?

– Tout ce que peux te dire c’est que ça vient de dessous. Ça a commencé quand on a mis à jour une galerie naturelle, ce matin. Je ne sais pas ce qui s’est passé, mais ça a engendré une sorte de puissant champ magnétique. Depuis, rien de plus sophistiqué qu’une lampe torche ne fonctionne. Pour te téléphoner, j’ai été obligé de sortir de la zone.

– Et quelqu’un est allé voir au fond de ce trou ?

– On est des mineurs, pas des spéléologues !

– Ne touchez à rien, toi et tes gars, j’arrive. Je vais y aller moi-même ! Je ne suis pas plus spéléologue que toi, mais moi je ne tiens pas à ce que la Compagnie vienne fourrer son nez dans nos affaires.

Il y eut un blanc. Il était parfois nécessaire de rappeler quelles seraient les conséquences si on n’arrivait pas tenir les cadences d’extractions. Et la limite était proche mais pas du bon côté de la ligne.

– Je suis désolé, je…

– Ne t’en fais pas. J’arrive.

Il raccrocha. Il n’avait pas envie d’entendre John se lamenter. Charron était certes un peu là pour ça aussi, mais qui l’écoutait, lui, quand il en avait gros sur la patate ?

Il reprit le combiné et composa le numéro du directeur adjoint des mines. Ce dernier était un bureaucrate pure souche, et il ne bougeait de son bureau qu’en cas de crise majeure. C’était justement le cas.

– Robert ? C’est Charron. Prépare ta combinaison de sortie, des lampes, des radios, et tout le matériel nécessaire pour explorer une galerie. On a un problème au secteur 5, je passe te prendre.

– Mais je ne peux pas, commença-t-il à protester, je dois…

Charron coupa court.

– Je suis là dans dix minutes.

Il coupa la communication.

Il alla au vestiaire et commença en enfiler sa propre combinaison. C’était des tenues légères qui n’avaient plus rien à voir avec les scaphandres des premiers astronautes. De plus l’atmosphère de Perséphone était respirable en l’état, et le respirateur n’était qu’un gros filtre pour tamiser la poussière charriée par le vent. Elles étaient thermo-régulées, et la visière offrait la possibilité d’utiliser la réalité augmentée, pour peu qu’une liaison radio stable existe entre l’ordinateur de la combinaison et les serveurs de la colonie. Au cas où, elle pouvait totalement isoler son occupant de l’extérieur pour une durée limitée de l’ordre d’une dizaine de minutes.

Charron laissa la consigne à son secrétariat de noter tous les appels et d’annuler ses rendez-vous de la journée, enfin, il insista pour qu’on dise à sa femme lorsqu’elle appellerait qu’il risquait de rentrer tard. Encore.

Dix minutes plus tard, sa Jeep à chenille se garait devant l’immeuble administratif des mines. Il poireauta trois ou quatre minutes avant que Robert Smith ne daigne le rejoindre dans le véhicule. Ils se serrèrent la main mais n’échangèrent aucun mot. Les deux hommes ne s’appréciaient pas particulièrement, sans manifester toutefois aucune animosité l’un envers l’autre. Ils ne voyaient tout simplement pas les choses de la même manière. Alors que Charron avait besoin de la réalité du terrain pour asseoir ses choix et ses décisions, Robert, lui ne voyait que l’aspect administratif des choses. Deux visions qui entraient régulièrement en conflit. Mais qui étaient aussi totalement complémentaire, même si aucun des deux ne l’aurait jamais avoué.

– Je te l’avais dit, finit par jeter le directeur adjoint, histoire de trouver un exutoire à sa colère de voir sa journée gâchée.

– Tu m’avais dit quoi ?

– Que les cycles de travail étaient trop souples. Qu’au moindre pépin, on serait dans la merde.

Charron, en son fort intérieur, se devait bien d’admettre que l’autre n’avait pas tout à fait tort. Ils n’arrivaient déjà pas à atteindre les quotas la plupart du temps. Alors, avec un secteur entier qui ne produisait plus, il était à peu près certain que la Compagnie allait intervenir. Néanmoins, il ravala la bouffée de colère qui lui était montée à lui aussi. A la place, il tenta de se défendre.

– Mais tu sais bien que ceux préconisés sont quasiment insoutenables pour les gars qui travaillent aux mines.

– Parce que tu crois que ce sera mieux quand la Compagnie débarquera avec ses Marines coloniaux ? Parce que maintenant c’est plus « si », c’est « quand » ! Je connais les chiffres aussi bien que toi. Et ailleurs ils font comment ? Je suis certain qu’ils les tiennent leurs cadences, eux !

– Mais la Compagnie doit bien avoir une marge de tolérance.

– Oui, une marge tellement petite qu’elle tiendrait dans ma poche, et elle est déjà bien pleine. Bon, on ne va pas régler ça maintenant. C’est quoi le problème sur le secteur 5 ? Avec un peu de veine, c’est un truc qu’on va pouvoir gérer dans la journée. Enfin, dans ce qui nous en reste, plutôt.

– Ça, j’en sais rien. Arviss m’a appelé en me disant qu’ils étaient tombés sur une anomalie magnétique quand ils avaient libéré l’accès à une galerie non identifiée sur les cartes.

A nouveau le silence. Entre eux planait la question que ni l’un ni l’autre ne souhaitait poser : la galerie était-elle d’origine naturelle ? L’humanité avait beau coloniser la galaxie planète après planète, elle n’était jamais tombée sur une forme de vie plus évoluée qu’un champignon. En revanche, on avait par endroit découvert certains indices qui laissaient croire que les lieux avaient déjà été visités. Parfois des vestiges datant d’une époque si ancienne, qu’il en était même difficile de l’estimer, et d’autres fois des traces si récentes qu’elles semblaient avoir été faites la veille. Mais jamais l’ombre de ceux qui les avaient laissées…

On racontait que les planètes où avaient eu lieu ces découvertes étaient jalousement gardées par la compagnie, et les colons chassés vers d’autres sites de manière arbitraire. Les deux hommes espéraient de tout cœur que ce ne serait pas le cas sur Perséphone.

Presqu’une heure plus tard, ils arrivaient aux installations préfabriquées du secteur 5. Le paysage alentours était déjà suffisant pour alimenter une vie entière en cauchemars. Si on ajoutait à cela le vent et les tourbillons, les crevasses qui apparaissaient au dernier moment, et l’impossibilité de se repérer à plus de quelques mètres, cela devenait franchement dantesque.

John les attendait dans ce qui tenait lieu de salle de repos. Une pièce d’une trentaine de mètres carrés, où étaient installés un billard, un écran holographique qui avait fait plus que son temps, et un bar fait de bric et de broc, surtout alimenté par la bonne volonté de ceux qui travaillaient à la mine.

Charron fut heureux de constater que le contremaître avec gardé sa combinaison. Elle était salie par ce qui tenait ici lieu de terre, et de l’huile et du cambouis la maculaient. L’administrateur ne dit rien et se contenta de sourire.

– Je viens avec vous, fit le mineur d’un ton revêche. Vous seriez bien foutus de vous perdre là en bas, et j’ai trop besoin de mes gars pour les envoyer en maraude après deux citadins mal dégrossis.

Robert allait répondre, sans doute vertement, mais un coup de coude de Stix l’en dissuada.

– Merci, fit sobrement ce dernier.

Smith, se contenta, lui d’un signe de tête et d’un regard mauvais.

Les deux hommes suivirent le mineur dans les galeries, celles creusées par l’excavation. L’éclairage y était chiche, et l’air lourd d’y avoir été recyclé plusieurs fois. Son odeur était désagréable, métallique. Il avait été respiré par tellement de poumons, qu’il était tout bonnement impossible de parler d’air pur. Robert renifla, ce qui déclencha un ricanement de la part de John.

– Vous vous y ferez, d’ici quelques heures. Vous ne remarquerez même plus son relent.

Profitant que le silence était enfin brisé, Charron demanda :

– Raconte-moi comment cela s’est passé, tu veux bien ?

L’homme le regarda d’une manière si étrange, que Stix crut tout d’abord qu’il allait refuser. Sans être particulièrement alarmiste, cette réaction troubla néanmoins Charron. Mais John finit par répondre :

– Cela fait un certain temps qu’on ne fait plus les sondages avant les forages pour gagner du temps. On n’a jamais eu de surprise. Enfin jusqu’à ce matin. Les sous-sols de cette planète sont parfaitement stables, et toutes les strates sont quasiment uniformes, comme si elles avaient été déposées comme des lasagnes. En soit, c’est déjà assez étrange, mais bon, il y a tant de planètes différentes… Enfin, ce que je veux dire, c’est que cette galerie, elle n’a rien à faire là !

– Tu sous-entends qu’elle n’est pas naturelle ?

– Je sous-entends rien du tout, je dis simplement que je ne vois aucune explication rationnelle à son existence ! Pourtant des trucs bizarres, j’en ai vu, et plus souvent qu’à mon tour.

Visiblement agacé par la naïveté d’Arviss, Robert demanda du ton du docte professeur s’adressant à son élève récalcitrant :

– Et elle est comment cette galerie ? Large, mince ? Ses parois sont-elles lisses ou remplies d’aspérités ?

– Regarde par toi-même : on y est !

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