La route devenait plus difficile au-delà de la dernière auberge. Sur ces chemins trop peu empruntés, non entretenus par les sabots et les roues, ils parcouraient des distances plus faibles. Ils ne croisèrent personne pendant la première semaine, qui ne fut que marche le jour et repos autour du feu de camp, avec l’un d’entre eux en faction. Les bruits des animaux autour d’eux devinrent leur quotidien. La nuit, la flamme effrayait les bêtes qui s’intéressaient aux voyageurs. Durant la journée, elles restaient à distance, invisibles. Mais pas suffisamment pour Argon et Longine, qui se révéla excellent à l’arc.
Lors d’une halte nocturne, alors qu’Etaile prenait son guet, Pélane questionna Erwin.
— Tu semble loin, mercenaire.
— Le pays est dangereux, cela demande de l’attention.
— Elle n’occupe que la tête, et je te parle de ton cœur.
L’homme soupira et tourna la tête vers elle. Le reflet du feu jouait sur les deux lames d’or sous ses yeux.
— Sais-tu quelle fut notre dernière mission avant ce voyage ?
— Vous rameniez des démons scellés.
— Principalement, oui. Le dernier d’entre eux était enfermé dans un artefact très délicat, très ancien. J’étais aussi curieux de connaître sa puissance, savoir ce que je transportais. Je l’ai questionné.
— Sans le libérer ?
— Oui. Je suis un marcheur des songes, et à travers les déchirures de la réalité, j’ai pu le voir tel qu’il se voit, et parler avec lui. Cela n’a éveillé aucune pitié en moi, je sais sa puissance. Seulement… Hier, j’ai rêvé de son ombre. Elle n’a pas de volonté propre, étant juste une projection de l’original, de ses souvenirs. Ce que l’ombre dit n’est pas la vérité, pas même celle du démon, mais elle en révèle aussi plus qu’il ne l’aurait fait.
— Les rêves laissent des traces. Ta magie est très rare et peu connue, même pour Whus. Es-tu hanté ?
— Non, je sais maintenir l’ombre à sa place, mais ce qu’elle raconte m’inquiète.
— Ne te laisse pas emporter par les idées, et surtout ne fais pas confiance à un démon, parce qu’il est notre ennemi, ou à son ombre, parce qu’elle est aussi teintée de tes peurs. La magie est puissante, d’autant plus qu’elle est rare, mais elle ne doit pas prendre le pas sur la sagesse, ni troubler ton cœur. Un adage de Whus dit que nous marchons vers l’inconnu avec sérénité, ou que nous vivons ses épreuves deux fois. Nous ne savons pas ce qui va se produire, mais chaque évènement est en route, inexorablement.
Erwin acquiesça, puis remercia Pélane pour sa sagesse. Etaile marchait à pas lent à la limite de la lueur du foyer, et les deux autres dormaient déjà. Avec un signe à la guetteuse, ils se roulèrent dans leurs couvertures pour un sommeil sans rêve.
*****
Ils reprirent la route au petit jour, avant que le soleil ne disperse la brume qui tombait chaque nuit. Ils chevauchèrent jusqu’au milieu de l’après-midi, quand Argon leva la main. Le groupe se figea, sauf Erwin qui se porta à la hauteur du guerrier. Ils échangèrent quelques mots. Un chariot avançait à leur droite, leurs routes allaient se croiser. Erwin glissa à moitié dans le monde du rêve. Son ami y apparaissait comme un géant chevauchant un immense lézard aux pattes griffues et à la queue longue et puissante. Regardant dans la direction du chariot, il le vit sous la forme d’une maison flottant au dessus du sol, tirée par cinq humains. Il ferma les yeux, les rouvrant sur la réalité.
— Des colons, une famille de colons. Quel enfer les a poussé si loin ?
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