Une fragrance particulière attisa la curiosité d’Aaron qui décida de faire une halte dans le bar miteux « Apocalypsica ». Il observa un long moment la lourde porte en fer forgé avant de pénétrer dans cette atmosphère lourde en dépravations. Les immortels de son genre y étaient très appréciés par les femelles dépendantes de leurs talents d’amants qui venaient s’offrir jusqu’à ce que leur cœur lâche. Une aubaine pour ses objectifs, mais d’une extrême torture puisqu’il était défendu d’y goûter un instant. Pas de femme, c’était l’unique règle, et il s’efforçait de la respecter en trouvant le bonheur ailleurs qu’entre leurs cuisses si douces.
L’endroit empestait le démon, et pour cause, il en était infesté. Un malaise s’installa dans la salle principale lorsqu’il entra, appuyé par le regard de ses frères déchus qui n’osaient pas l’approcher ou le défier. Il fallait être fou ou désespéré pour s’attaquer à un Faucheur, même s’il exécutait pour le compte de l’autre camp, ce qui était son cas. Une jeune humaine, incapable de discerner la mort en personne, lui sauta littéralement dessus et agrippa fermement au col de son manteau pour mieux épouser la forme de son corps. Elle lui lança son plus beau sourire et mit tous ses atouts en avant pour espérer obtenir ses faveurs, ce qui fit naître un rictus amusé sur ses lèvres.
— En voilà une jolie petite créature…
Elle se mordit sensuellement la lèvre puis leva ses grands yeux bleus vers lui. Ils s’écarquillèrent lentement d’horreur alors qu’il laissait transparaître sa véritable nature pour plonger en elle et jouer malicieusement avec son âme. Il l’effleura, juste de quoi affoler son cœur, pour lui faire goûter le temps d’une danse la sensation enivrante de la mort. Des balbutiements inaudibles lui parvinrent et elle perdit connaissance en soupirant le mot Faucheur comme s’il représentait le diable en personne. Il ricana devant la bêtise de l’humaine et la jeta à une démone qui la dévorait sans vergogne :
— Fais-moi plaisir, prend soin de la demoiselle.
La démone grogna tout autant de plaisir que de frustration quand il lui donna l’ordre de la laisser en vie après s’être amusée d’elle. Et surtout parce qu’il restait totalement insensible devant les avances qu’elle lui faisait ouvertement. Aaron lui tourna rapidement le dos et rejoignit une table dans le fond de la salle baignée dans l’obscurité. Un démon mâle lui céda sa place et il eut à peine le temps de s’asseoir que l’objet de sa venue s’installa à califourchon sur lui.
— Salut, mon ange préféré… susurra-t-elle en lui mordillant l’oreille.
— Content de te voir, Jennifer.
— Je vois ça, s’exclama-t-elle en saisissant son membre pulsant d’appétence au simple contact avec la démone. Dommage que l’on ne puisse rien en faire, c’est un véritable gâchis ! Si tu veux mon avis, tu es trop bien gaulé pour un…
— Jenny, j’ai besoin de ton téléphone, vite.
Elle lui adressa immédiatement une moue boudeuse en se courbant exagérément contre lui. Elle possédait le charme redoutable des démons et elle maîtrisait parfaitement ce corps à la beauté fatale pour un humain. Elle en jouait toujours à outrance lorsqu’Aaron était dans les parages et cela l’amusait beaucoup. Jennifer était, en quelque sorte, l’alter ego du Faucheur et travaillait pour le compte de l’enfer. Mais, elle était bien plus encore en réalité. Un faucheur du paradis était toujours lié à un faucheur de l’enfer, une sorte de pacte ancestral, permettant ainsi un équilibre parfait dans le flux mortuaire des âmes. Elle était donc son ombre, son reflet maléfique dans le miroir, sa rivale et l’unique personne à qui il lui arrivait de songer. Son équilibre portait le nom de Jennifer et, sans elle, la mort n’aurait aucun sens.
— Mmh… mes services se méritent, mon ange. Tu penses que tu as été assez gentil avec moi pour y avoir le droit ? Ou tu peux faire bien mieux pour me donner l’envie de me soumettre à ta demande.
— Ton téléphone, avant que je te foute ma faux où je pense.
— Oh la la ! Tu es d’une humeur, Aaron ! Je te dirais bien d’aller tirer un…
— Jennifer, ton téléphone, la coupa-t-il tout en faisant courir ses doigts sur sa poitrine généreuse dévoilée par un profond décolleté rouge sang. S’il te plait.
Il l’entendit ronronner de plaisir et elle lui indiqua la poche arrière de son pantalon en cuir taille basse. Il leva les yeux au ciel, exaspéré par les manières de la démone, puis plongea sa main dedans pour en extraire le smartphone. Il déverrouilla l’écran et composa le numéro composé de deux chiffres seulement.
— T’appelles qui ? l’interrogea-t-elle avec un brin de possessivité.
Il sourcilla et lui adressa un regard en coin qui la fit gesticuler sur ses cuisses.
— Tu n’as pas le droit de succomber, tu le sais ça, hein ?
Un sourire franc s’afficha sur son visage et le cœur de soufre de la démone fit des bonds dans sa cage thoracique. Elle le trouvait si séduisant avec ses grands yeux noirs et ses cheveux corbeau lui arrivant jusqu’aux épaules, en parfaite opposition avec son teint blanchâtre. Sa musculature était incomparable à celle d’un démon, mais elle s’en contenterait bien. Et, ce qu’elle préférait chez lui était ses ailes, grandes et sombres comme les ténèbres.
Quelques sonneries et la voix robotisée de lassitude d’un standardiste prit son appel :
— Bonsoir, ici les pom…
— Une voiture a percuté un arbre sur la D24, l’homme est mort, mais il reste une enfant à l’arrière gauche. Alice Boulanger, 5 ans, intolérante à l’aspirine. Faites vite.
Il raccrocha sans plus attendre sous l’air outré de Jennifer qui s’empressa de lui partager ses sentiments :
— Tu as un vrai problème, Aaron ! Tu dois être le seul faucheur dans ce monde à… appeler les pompiers pour sauver une vie !
— Ce n’était pas son heure, pas encore.
— Mais ça aurait pu le devenir !
— Si j’étais un démon, certainement, mais ce n’est pas mon cas.
— Je vais t’acheter un téléphone, dès demain, et tu m’appelles la prochaine fois ! OK ?
— Tu sais bien que je n’en ferais rien… mais si cela peut te faire plaisir de le penser…
Elle s’écroula dans ses bras et s’y lovait comme le ferait une humaine. Les êtres ne partageant pas le lien les unissant ne pouvaient pas en saisir toute l’étendue et elle adorait lui témoigner cette affection que ses amants lui demandaient à demi-mot. Mais Aaron était ailleurs, au-delà de l’étreinte de son âme sœur, dans la rue longeant l’arrière du bar. Et bientôt, les deux Faucheurs regardèrent dans la même direction, leurs pupilles se dilatant pour chasser toute trace de blanc dans leurs yeux. Le temps se figea à l’Apocalypsica. Humains et démons attendaient la peur au ventre qu’ils rendent leur jugement, priant silencieusement d’être épargnés. Car les Faucheurs prenaient tout ce qui osait respirer dans ce bas monde, même si exécuter l’un des leurs restait très rare puisqu’anéantir un démon ou un ange relevait du miracle.
— Tu la sens aussi ? murmura Aaron alors que le creux entre ses ailes s’embrasait.
— Une Harmonie… répondit-elle en passant sa langue sur ses lèvres. Tu la veux ?
Il planta deux lames aiguisées dans ses onyx scintillants d’excitation. Il s’approcha lentement vers son visage, jaugeant la détermination de sa consœur, ses lèvres se joignant presque aux siennes. Son essence se mêla à la sienne, aussi douce qu’une pluie d’été et douloureuse qu’un amour perdu à jamais, avant de rompre brutalement cette magie par un rire machiavélique sonnant le glas de l’humaine.
— Elle m’appartient déjà.
D’un geste, il saisit les hanches de Jennifer et la fit basculer sur la table tout en lui plantant une dague qu’il portait toujours à la ceinture. Le métal transperça la chair de l’épaule et arracha un gémissement guttural à la démone maintenant attachée à la table. Il profita de ce maigre gain de temps pour se propulser vers la sortie et dégonder la porte du bar. Cette dernière vola en éclat quelques secondes après, faisant sourire le faucheur qui se préparait à accueillir la femelle feignant la fureur. Elle lui renvoya son couteau qu’il rattrapa sans difficulté en effectuant un simple tour sur lui-même. Pour continuer ce jeu des plus divertissant, il la laissa lui sauter sur le dos, mais ne s’attendit pas à ce qu’elle lui plante les griffes remplaçant ses ongles dans le dos, l’obligeant à ralentir la cadence de crainte qu’elle ne lui arrache des plumes. Elle bondit tout en dégainant sa longue faux violette et lui faucha la jambe droite, faisait apparaître une légère coupure tachant son jean gris. Elle l’acheva en lui assénant un coup violent dans le genou droit qui lui explosa la rotule.
— Putain, t’abuse ! grogna-t-il en lui jetant un regard mauvais auquel elle répondit en tirant la langue. Salope ! Viens là !
Le rire de sa complice résonna dans la rue à l’unisson avec un hurlement déchiré qui fit renaître la hardiesse du Faucheur. Il activa la guérison de son enveloppe corporelle sans n’en ressentir aucun élancement et repartir à la chasse. Il s’engouffra dans la ruelle sinistre où la démone fanfaronnait déjà de sa belle prise. Instinctivement, il se cacha du monde en devenant totalement invisible à leurs yeux. Au fond, jetée contre des poubelles, une jeune femme se débattait désespérément contre trois molosses, des misérables petits humains, qui lui avaient ôté son legging. L’un lui tenait fermement les bras, l’autre les jambes et le troisième le cou tout en tentant de l’explorer de l’autre main. La voix d’Élisabeth se brisa en sanglots puissants qui se répercutèrent en écho contre les murs.
— Elle va la fermer, oui ! s’énerva l’un des agresseurs. Elle va alerter les voisins à hurler comme une truie !
La pression autour de son cou cessa et elle s’étouffa sous la brûlure de l’air pénétrant dans ses poumons. Elle ne vit pas l’homme qui serrait le poing, mais Aaron l’observa méticuleusement. L’impact du poing contre la tempe de la jeune femme lui parvint très nettement, tout comme le silence qui s’en suivit. Elle se perdait dans les ténèbres, sa tête tombant sur le côté, telle une poupée de chiffon. L’âme luttait, espérait, s’accrochait à la ligne de vie qui lui échappait. Même si elle se mourait, cela n’arrêta pas les trois hommes, bien au contraire. Le plaisir et le désir percutant Aaron le fit vibrer d’une puissante haine. Le Faucheur perdit le contrôle, noyé par le sentiment qui le subjuguait, et fit un pas en avant en retirant ses protections. Jennifer paniqua littéralement et tenta de le raisonner. En vain.
— Pas encore, Aaron, elle n’est pas encore morte !
Il se dirigea vers le trio qui le regardait avec de grands yeux hébétés. La démone avait raison, elle n’était pas encore morte.
— Merde ! Un Faucheur ! s’écria l’un d’eux en se faisant quasiment dessus.
— Je suis trop jeune pour mourir, dit le suivant complètement irraisonné sous la terreur qui s’emparait de lui.
Aaron se concentra sur le troisième qui soutenait son regard sans ciller tout en lui souriant. Le blond sortit lentement un long couteau de son pull et lui présenta la lame.
— Un petit cadeau, en échange des nôtres.
Avec démence, il poignarda à plusieurs reprises la victime au niveau du cœur. La neige sale se teinta de rouge et la nuit s’assombrit davantage. Une lueur traça un symbole destiné à la Mort, gris, comme un parfait mélange entre l’ombre et la lumière. Aaron lui rendit son sourire, plus glacial encore que cette terrible nuit d’hiver, avant de prendre sa faux en main.
— Maintenant, elle l’est, susurra-t-il en réponse à la mise en garde de Jennifer.
À ses côtés, la démone acquiesça, mais il n’attendit pas son approbation pour lui porter le coup de grâce.

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