Chapitre 1
La jeune femme gardait ses bras serrés contre son ventre, les ongles agrippés au tissu des manches en tweed pour que le manteau ne la découvre pas. Elle évitait soigneusement les corps anonymes qu’elle croisait et se dissimulait dans le ressac de la brume, son foulard remonté sur son nez et dissimulant sa bouche. Angélique ne respirait l’air que filtré par les mailles serrées de son étole. L’oxygène brassé par ces bouches sans nom ne pouvait passer la barrière de ses lèvres, cela lui était intolérable. Elle s’arrêta brusquement quand un passant bifurqua sur sa gauche, manquant de justesse la collision avec cet individu sans visage… Angélique ferma les yeux une seconde, inspira et reprit son chemin d’un pas vif, la main plaquée sur son écharpe parfumée. Enfin elle atteignit la ruelle dérobée, glissa la clé dans la porte, se faufila dans le vestibule désert et referma derrière elle.
Elle s’accorda un moment avant de gravir les marches brunes, libérant le bas de son visage. Elle dévoilait une bouche harmonieuse, un grain de peau particulièrement fin et clair. Son nez se posait sur son visage comme une voilure sur les flots. Léger et aérien. Les murs bordeaux se confrontaient au vert d’eau de ses yeux, comme si la profondeur de leur couleur décrépie voulait rivaliser avec la pureté de son regard. On avait le sentiment que l’encre d’un calligraphe facétieux avait entaché ses prunelles. Parfois, quand son cœur était froid, des volutes purpurines s’y diluaient, comme de grands animaux marins pris au piège. Angélique pénétra dans l’appartement du troisième étage, accordant un regard bref à la trappe menant aux combles de l’étage supérieur.
Elle accrocha son trench et son foulard à la patère avant de se diriger vers le bureau sombre au centre de la salle puis actionna un interphone : « Sélenia, mon café s’il te plaît. »
La méridienne pourpre, le dossier des chaises, la table en faïence noire blanchissaient sous les rayons du couchant. Un miroir gigantesque reflétait le soleil pâle et en dégageait la chiche chaleur sur les livres de la bibliothèque. La plupart des ouvrages valaient une fortune. Elle les avait classés sur les rayonnages les plus élevés. Pour y accéder, elle devait recourir à l’échelle montée sur coulisse qui glissait le long des étagères pleines de livres. Elle caressa la tranche d’un épais volume, éprouva le vélin d’une série de carnets, un sourire surprit les traits de son visage.
Angélique enroula sa chevelure blanche autour d’un pic à cheveux en argent. Elle arrangea son chignon, laissant de longues mèches entourer son visage. Elle souleva d’une main le pare-feu de la cheminée, qui dissimulait un monte-charge, et préleva la tasse brûlante qu’on venait de lui monter. Les yeux fixés sur les toits, attendant que le soleil rappelle à lui sa lumière, elle dégusta sa boisson, immobile et silencieuse.
Un air froid s’invita dans le cabinet et ouvrit la voie à la brume du dehors. Les volutes glissèrent par les interstices, serpentèrent le long des murs, laissant de longues traînées luisantes sur les parois rouges. Le brouillard roula sur l’épais tapis comme un gros chat fantomatique et glacé. Il vint se frotter aux pieds des meubles fuselés, y accrochant un peu de sa présence, avant de se lover autour des chevilles de la jeune femme. Puis, il se mit à grandir et s’étendre derrière elle., gigantesque et massif, de plus en plus dense jusqu’à devenir impénétrable. Une chape rouge sang se déversa sur la colonne de brume. Une odeur ferreuse ne tarderait pas à émaner de la silhouette qui se dessinait dans le brouillard. De longs filets blanchâtres s’étirèrent en doigts surmontés de griffes vaporeuses et se posèrent sur les épaules d’Angélique. Un frisson la parcourut de haut en bas et elle se retourna. Une bouche déchira alors le brouillard, un visage émacié apparut tout autour puis surgit le corps famélique d’un homme.
« Comte, dit-elle »
Il s’ébroua, dissipant les derniers nuages de brume. Il rejeta ses boucles brunes sur ses épaules et rajusta son veston noir.
« Angélique. »
Elle pinça les lèvres et lui accorda un vague sourire.
Elle inspecta sa haute stature, la chevelure sombre et les larges épaules. De longues griffes jouaient sur le pommeau d’une canne en ivoire. Canne dont il n’avait nul besoin, mais qu’il gardait à son côté tel un trophée. Elle allait s’asseoir quand un nouveau courant d’air traversa la pièce, accompagné d’un épais smog grisâtre piqueté d’argent. Deux femmes se matérialisèrent, enlacées et jumelles. Elles dévisagèrent Angélique, leurs yeux bleu acier emplis de fièvre.
Elles ne diraient rien ni ne bougeraient tant qu’elles n’en auraient reçu l’ordre. Leur similitude était troublante, toutes deux arboraient une longue chevelure noir corbeau, ondulant comme les mouvements du volatile à qui elles faisaient honneur. Leurs yeux clairs s’accordaient avec la teinte ivoire de leur carnation et seules leurs bouches rouges apportaient une touche de couleur vivante à l’ensemble. Vivantes, elles ne l’étaient plus, évidemment. Le comte leur fit signe de reculer vers le fond de la salle, où elles se blottirent l’une contre l’autre. Il les avait vêtues de longues robes, soigneusement conservées du temps dans ses caves. Angélique savait qu’il en disposait de centaines. Toutes datant du XIXe siècle, et certaines de plus loin encore. Elle regarda les deux corps se mouvoir dans le taffetas et la dentelle ocre et rouge, ravivant les mouvances d’époques révolues pour tous, excepté pour eux.
« Bien, Monsieur le comte, puis-je vous proposer de vous asseoir. »
L’homme se tourna lentement vers elle et daigna gagner le fauteuil qu’elle lui désignait. Il prit place avec diligence, sa canne à pommeau d’ivoire soigneusement déposée à ses côtés.
« Veuillez pardonner mon intrusion, Docteur. Mais je ne peux me mêler à la foule des mortels, et cette apparence est la seule qui sied à mes déplacements. Elle est également bien plus agréable à mes tendres amantes… »
Angélique accorda un bref coup d’œil aux concernées.
« Vous pourriez vous déplacer à loisir en accommodant certains… Détails, dit-elle en détaillant les tenues des deux femmes.
– Vous savez pertinemment que cela m’est impossible. Plutôt laisser mes jeunes anges nus que les affubler des frusques de votre siècle. Nous ne sommes pas de votre temps, Docteur.
– Elles, si. Avant de croiser votre route.
– Est-ce un reproche que j’entends dans votre voix ?
– Je ne juge rien, ni personne. Je veux juste comprendre, comte.
– Il n’y a rien à comprendre, se renfrogna-t-il, elles ont accepté le pacte, comme toutes celles avant elles. Elles ont eu le choix. Comme toujours. »
Angélique acquiesça silencieusement, ses yeux verts plongés dans ceux du comte.
« Je ne suis pas si mauvais, dit-il. »
Il se leva, ses longues jambes fines se déployant comme une tige d’orchidée. Son dos droit, ses longues mains, les boucles sombres, lui conféraient des allures princières. Il était indéniable que le comte, ayant renoncé à la lumière, avait acquis la beauté du Lucifer de Milton. Son abîme était sans fond, sa chute s’accélérait à chaque femme rencontrant ses bras, bien qu’il jurât trouver le salut auprès d’elles et non la chute.
Il se figea devant le grand miroir à dorure qui surplombait la cheminée éteinte. Un vide grandissant lui répondit.
« Pourtant aucun miroir ne daigne me renvoyer mon reflet… »
À peine eut-il prononcé ces quelques mots que les deux femmes se levèrent d’un même pas et vinrent se blottirent contre lui, si belles dans leur similitude. Elles accrochaient les vêtements du comte de leurs ongles blancs, éprouvaient de leurs joues la peau glacée de leur maître. Chacune semblait vouloir se fondre en lui. Ce désir conférait à la fièvre de leurs yeux, une dimension à la fois touchante et redoutable que même Angélique se surprenait, parfois, à envier. Ces démones aimaient plus que quiconque, même s’il ne demeurait de leur esprit que des ruines.
« Mon monde n’avait rien à voir avec le vôtre, susurra-t-il mes amantes sont les seuls vestiges qu’ils me restent. »
– Je le sais comte, concéda Angélique
– Je sais pertinemment que l’ordre récuse mes comportements. C’est ce qui m’a contraint à pousser votre porte.
– Ne vous souciez pas de l’ordre, dit-elle en posant sa main sur le poignet du comte, je suis votre médecin, et non le leur. »
Elle mentait en disant cela. Le comte, tout comme elle, le savait pertinemment. Mais tous deux avaient besoin de ce mensonge pour atteindre leur but respectif. La jeune femme se leva et se dirigea vers son bureau. Une clé tourna dans la serrure et elle tendit à son patient un flacon opaque. Le comte considéra l’objet, sa bouche, ourlée d’une légère moustache, dubitative. Il darda ses yeux noirs d’encre sur la jeune femme, manquant de la faire hésiter quant à son dessein. Mais Angélique ne reculait jamais ni ne faisait machine arrière.
« Je ne tiens pas à verser dans vos médications, ma chère. Ne voyez pas cela comme un affront, mais comme un état d’esprit quant à votre médecine moderne. »
La jeune femme acquiesça en silence et remit sous clé la précieuse fiole.
« Vous n’ignorez pas la raison de ma venue…
– En effet. Patientez un instant. »
Angélique actionna l’interphone. Quelques secondes plus tard, le monte-charge s’immobilisait en grinçant. Un petit paquet d’une cinquantaine de centimètres gisait derrière le pare-feu. Le comte s’en saisit avec délicatesse. À sa vue, les deux amantes s’agitèrent, leur langue claquant à l’intérieur de leur bouche cramoisie. L’une d’elles fit un pas avant, un seul geste du comte suffit à l’immobiliser. Il souleva un pan du tissu et sourit avec tendresse… Et envie.
« Je vous remercie Docteur. Vos égards envers moi me touchent sincèrement.
– À votre service comte. »
Le comte la salua d’un signe de tête alors que les démones se blottissaient l’une contre l’autre.
Déjà une brume rougeâtre envahissait la pièce, bientôt entremêlée d’une autre plus épaisse, piquetée de gris et d’argent. Elle regarda les volutes se disperser, laissant derrière elle cette saveur de fer si caractéristique.
Elle finissait par s’habituer à cette odeur vampire. Tout comme à la présence de ses mystérieux patients, dont même Dieu refusait le bon soin.
Elle ferma soigneusement son office, jeta son manteau sur ses épaules et couvrit son visage de son étole. La nuit n’était pas finie et seule l’aube déciderait de son sommeil.

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