Le comte alluma les dernières chandelles et apprécia le reflet des flammes dans les yeux de ses protégées. Elles se tenaient stoïques sur l’épais canapé. Toutes les épouses du comte les cernaient de leurs yeux amorphes. Les peaux laiteuses, les épaisses chevelures noires, les prunelles claires rivalisaient avec leur propre immortalité. Elles avaient eu leur part de sang, elles avaient vécu des siècles pour certaines, des semaines pour d’autres, mais l’art les ancrait toutes dans une éternité égale. Aucune des épouses du comte n’entrait en compétition avec ses compagnes, c’était là une règle. Dans leur intimité, elles n’échangeaient aucun mot, réservant leurs voix et leurs pensées à leur amant commun.
Le comte tendit à chacune un verre en s’attardant sur la main de la deuxième, lèvre rigide sur chair glacée. Il déposa sa tête sur les genoux de la première, appréciant les doigts pénétrant ses boucles sombres. Les griffes de son amante jouaient sur sa peau. Il regardait la pâleur de ses doigts, apparaissant et disparaissant en vague blanche dans sa chevelure, comme un ban de sirènes perdu au sommet de son crâne. Il soupira. Elle, elle avait encore un reflet.
Il se redressa et s’absorba dans la contemplation d’un immense tableau, l’une des pièces majeures de sa collection. Elle était majestueuse, figée dans sa robe blanchâtre aux reflets roses…
La porte de l’entrée claqua et un pas qu’il reconnaîtrait entre mille gravit les marches. Carmilla apparut dans l’embrasure, la lèvre pincée comme un oiseau moqueur. Sa longue chevelure chutait jusqu’à ses genoux. Elle maintenait ses cheveux tressés, une coiffure que le comte détestait. Mais malgré ce détail, elle surpassait en beauté et en perfection toutes les femmes de la pièce, présentes ou fantômes. Cette beauté exaspérait le comte, elle l’épuisait. Lui et ses semblables étaient coutumiers de ce charme reptilien propre à leur espèce. Certains immortels la surpassaient en grâce et en perfection, mais aux yeux du comte, elle incarnait un achèvement dont il se rêvait maître. Elle en avait parfaitement conscience. Elle lui accorda un sourire aussi vif qu’une morsure à même la neige. Elle roula lentement vers l’extérieur, laissant le comte apprécier la vue de ses longs doigts accrochés au chambranle avant de disparaître dans le corridor. Il refréna un rictus amer et retourna à ses amantes immobiles.
« Il est l’heure de dîner, mes chères amours. »
Le comte s’éclipsa un moment et revint auprès des deux jeunes femmes. Dans ses bras, s’agitait sporadiquement le paquet qu’Angélique lui avait confié. Rien n’était trop beau pour ses amantes… Les deux jeunes femmes restèrent de marbre quand le comte déposa le petit ballot à leur pied. Puis elles se coulèrent le long du sofa et glissèrent comme deux anguilles abandonnant derrière elles un flux argenté. Leurs mâchoires démesurées sous l’effet de l’excitation déformaient leurs visages et renvoyaient leurs beautés dans les limbes d’où on les avait extirpées. La première se saisit du paquet et se réjouit du cri du tissu comme préliminaire à son festin. Déjà, la deuxième plongeait ses mains dans le trou béant pour en extraire un frêle nouveau-né, à peine achevé. Un sang prématuré pur de toute souillure, riche de celui de sa mère et de la vie en réserve. La peau n’était que vélin. Les racines bleuâtres des veines croustillaient sous leurs dents aiguisées. Il était devenu impossible de discerner deux êtres distincts tant elles étaient massées autour du festin. Leurs têtes, leurs bustes, avaient fusionné en une hydre ceinte de brocart et de soie, cheveux mêlés et corps tendus vers la même attente.
Le comte adorait cet instant, le moment où il les tenait pleinement en sa possession. Il ne tolérait pas que leurs crocs si blancs s’enfoncent dans une peau lésée ou vieillie. Leurs haleines glacées ne pouvaient entrer en contact avec la plèbe sans se parjurer. Après le baiser du comte, elles auraient dévoré le premier clochard imbibé d’alcool et de pisse qui aurait croisé leur route. Mais il les avait refrénées. Il leur avait appris. Une à une. Siècle après siècle. Le goût du sang raffiné et de la peau parfumée. Il avait fait sien l’instinct de survie régissant la bête. Malgré la faim, malgré la mort qui rôdait autour d’elles aucune n’aurait sustenté sa soif sans l’ordre manifeste de son maître. Aujourd’hui, il admirait ses amours s’enorgueillir d’un tel festin et jouir avidement du Don qu’il leur avait fait.
Il regrettait simplement de ne pas avoir su protéger celle qui, à son insu, avait engendré les amantes. Il l’avait rencontré près d’un siècle après sa transformation, alors qu’elle n’était qu’une enfant. Les décennies suivant sa métamorphose, il vit naître et mourir les membres de sa lignée, comme de simple flammèche dans une cheminée trop grande pour eux. L’affliction et la tristesse trouvaient encore des endroits où se terrer dans ce cœur qui ne battait plus. Si lui ne vieillissait plus, la vanité de la vie humaine se rappelait à son souvenir comme un bouffon qui se plaisait à narguer son roi. Il était trop haut sur son trône immortel pour jouir d’une chose aussi simple que la mort… Mais l’enfant lui avait permis de goûter aux joies simples des hommes. Il l’avait connue à l’aube de ses quatorze ans. Lui en paraissait trente-cinq, bien qu’il en ait plus de cent, pour autant le regard glacé de la fillette était allé le chercher au plus profond de ses propres limbes.
Erzebeth avait fouillé ses chairs jusqu’à trouver le chemin de sa nature, s’y était agrippée comme un oiseau de proie sur un festin de charogne. Elle l’avait contraint, au rythme de ses regards – ceux d’une enfant d’abord, puis ceux d’une femme – à se plonger dans sa propre damnation afin de combler le gouffre qui creuse la poitrine de ceux, comme elle, inadaptée à leur propre monde. Une froideur, une retenue inébranlable, lui conférait un charme altier et glacé. Elle ne s’offusquait ni de la violence ni du désir et pour autant demeurait intouchable. Jamais, au cours des vingt premières années de la jeune comtesse, ils n’échangèrent plus de quelques mots. Sauf un soir, un soir bien étrange et particulier qui demeurait intact dans la mémoire usée du comte.
La jeune femme venait d’être mariée à un homme brutal et sans goût qu’elle savait tenir à distance grâce à plusieurs philtres de sa confection. Le comte avait gravi le mur extérieur, accroché tel un lézard trop pâle à la roche du château et s’était invité dans la chambre d’Erzébeth. Elle n’avait manifesté aucune surprise, aucune stupeur. Il lui avait raconté son histoire, ses festins sanglants et sa métamorphose en être démoniaque au service du Dieu unique. Aucune émotion n’avait entaché le visage de la jeune comtesse. Impassible, elle l’avait laissé déverser sur elle des torrents de sang et de torture sans exprimer ni peur, ni compassion, ni révolte. Malgré l’odeur de pierre et de sang qui émanait de lui, malgré le contact de sa peau glacée, elle l’avait attiré contre son sein. « J’ai un moyen de vous réchauffer, mon cousin », avait-elle dit avant se dévêtir… Et de l’inviter à la rejoindre dans un bain de sang encore tiède. Erzebeth… Sa sirène sanglante… Sa muse impitoyable… Hélas, il apprit bien trop tard comment engendrer une progéniture viable et Erzebeth, malgré sa lutte contre la vieillesse, avait succombé depuis longtemps. Mais tout cela remontait à un lointain passé, obscur comme un doux cauchemar. Heureusement, le comte avait précieusement conservé le corps de son aimée dans les sous-sols de l’Ordre. Il était libre de lui rendre visite quand il le désirait. Et surtout, de prélever quelques gouttes de son sang. S’il prenait soin de choisir ses épouses en fonction de leur ressemblance avec Erzebeth, il n’envisageait pas de les transformer sans que le sang de la comtesse ne circule dans leurs veines. Il les faisait boire aux artères inertes. Si ténue soit-elle, le comte percevait dans les veines des filles la présence de leur mère ténébreuse.
Lélio arriva quelques minutes après la fin du repas. Les amantes étaient assises à même le sol, le bas de leurs robes, leurs manches et leurs cols maculés. « Je vois que le dîner a été fastueux, commenta Lélio. »
Le paquet apporté par le comte gisait dans un coin de la pièce. Lélio s’installa dans le fauteuil le plus proche. Il avait gardé ses vêtements de scène, trempés des larmes de ses fans et froissés par les affres du spectacle.
« Vous perdez en superbe Lélio, commenta le comte
– Ce n’est pas l’avis de milliers de fans dans le monde. Savez-vous que même dans les contrées reculées d’Égypte on chante mes chansons ? Je ne me suis jamais senti aussi vivant depuis ma mort. »
Lélio rit à gorge déployée, ravi de cette blague idiote.
« Vous riez aujourd’hui, Lélio, mais le vent tourne, y compris pour nous. Quand le monde se retournera contre vous, vous éprouverez bien moins de bonheur à son contact. »
Lélio rit de plus belle.
« Vous êtes le plus vieux des vampires de la Capitale, soit, mais vous n’êtes pas le seul à supporter la course du temps.
– Vous ne semblez pas saisir ce que cela implique d’être le représentant le plus connu de notre race. »
Lélio s’avança sur le bord de son siège, les coudes sur les genoux, les mains croisées.
« Souffrez-vous de votre succès ? »
Le comte se tut.
« Si tel est le cas, je ne vous comprends pas. Je ne parle pas du confort monétaire, cela m’est bien égal. Mais la reconnaissance, comte… Pour nous, des créatures censées rester muettes et invisibles, des êtres qui n’ont pas leur place dans la marche du monde et qui, grâce à la reconnaissance des hommes, s’intègrent en son sein… Là est le vrai but de notre existence, trouver notre rôle dans un univers qui n’est pas fait pour nous accueillir.
– On ne parle pas de succès en ce qu’il me concerne, mais de diffamation. Le barbare de l’Est, le mythe qui terrifie les campagnes…
– Pour information, l’interrompit Lélio, il y a plusieurs siècles que les paysans ne déterrent plus leurs morts pour leur couper la tête en prévision d’une vague de vampirisme. S’en est fini des chasses aux sorcières et des sacrifices de jeunes vierges.
– Peu importe… On m’a sali en me traînant de siècle en siècle sans saisir ce que fut mon monde.
– Et torturé, éventré… Empalé. »
Lélio avait marqué une pause savante avant de prononcer ce dernier terme. Le comte observa un bref silence et esquissa un sourire.
« Je vous assure que ce goût pour l’empalage divertissait pleinement mes soldats et que beaucoup se sont laissé tenter par le goût de leur sang mauresque.
– Quelle délicatesse de votre part de veiller au divertissement de vos soldats. Hélas, ce ne sont pas eux qui sont devenus une légende vivante.
– Vivante est un bien grand mot…
– Est-ce une note d’humour que je perçois là ?
– Vous êtes si jeune, Lélio… J’ai tué plus que vous ne tuerez jamais, croyez-moi, il n’y a aucune gloire dans le meurtre. »
Tuer n’était qu’une réponse. Une provocation à l’envers de cette mort survenue, pour la plupart, inopinément et qui les condamnait à vivre en retrait, terré dans le noir. Tuer était le seul pouvoir qu’il leur restait, la seule manière d’influencer encore la course du monde. Rares étaient ceux qui trouvaient un autre moyen d’abattre leurs cartes dans le grand jeu de la vie et de la mort. Lélio faisait-il partie de cette espèce rare d’immortel, sa musique bouleversant suffisamment son univers pour pallier cette soif insatiable. Après tout, les écrans criards des télévisions ne cessaient de diffuser les larmes d’adorateurs hystériques, de processions enflammées vers les salles de concert… Le comte soupira, bien que l’air ait cessé d’aller et venir dans ses poumons depuis des siècles. Il n’avait pas la force de débattre de telles questions cette nuit.
– Vous êtes dans le bon, Comte, poursuivit Lélio, en plein dans le XXIe siècle ! Les vampires repentis, les démons prévenants, c’est ce qui fait vendre… Regardez comment vous soigner vos amantes, de vraies princesses bulgares, habituées aux mets les plus fins et parées des bijoux les plus somptueux.
– Un non-mort ne peut dignement consommer son union avec une vivante qu’une fois leurs noces vampires accomplies. N’offre-t-on pas quelques présents à une jeune mariée ? Ricana le comte.
– Le monde est bien trop vaste pour un jeune vampire pour qu’il s’embarrasse d’un compagnon de voyage.
– Vous ne préparez pas vos victimes à recevoir le Don, Lélio. Vous êtes vous-même responsable de ces démons fragiles que vous méprisez tant. »
Lélio rit à gorge déployée.
« Vous commentez mes pratiques ? Vous, qui vampirisiez de jeunes fiancées âge après âge, fouillant leurs jolies chairs à la recherche de je ne sais quelle ancienne conquête ? Vous êtes un Don Juan pathologique ! Vous laissez entrevoir l’éternité avant de la reprendre pour l’offrir à une autre plus proche de votre fantôme.
– Si Bram entendait cela… »
Lélio darda un doigt accusateur sur le comte.
« Votre ami vous a offert l’immortalité suprême en écrivant votre histoire.
– Il a également exagéré mes traits.
– Il devait vendre votre histoire ! Vous devriez lui rendre honneur en profitant de votre force et de votre statut. Imaginez-le, le pauvre homme se retournant dans la tombe. Les ressources de ce monde sont inépuisables, à peine pensez-vous le connaître qu’il se transforme. Impossible de s’y ennuyer, même en cinq cents ans d’existence.
– Je ne m’ennuie pas, dit-il en caressant du regard ses deux amantes. »
Lélio soupira et but quelques gorgées.
« Que vous arrive-t-il, Lélio ? Reprit le comte avec sérieux. Pourquoi me rendre visite ?
– Rien d’important, comte… Rien d’important.
– Votre mine me dit autre chose, devina le comte en sondant les prunelles froides de son interlocuteur. »
Les rares mortels qui avaient soutenu ce regard avaient vu leur propre sang en alimenter la vivacité. Le pourpre de sa vision n’avait rien de naturel, même de son vivant, cette couleur subjuguait et fascinait hommes et femmes confondus. L’immortalité y avait semé des nuances plus profondes et des volutes plus vertigineuses, distillant le doux poison de Méduse pétrifiant ses victimes. Lélio n’avait plus qu’à se pencher sur la pierre pour en goûter le sang. Même ses boucles vénitiennes empruntaient l’aspect des serpents de la chimère tant la lumière s’y reflétait et s’y coulait avec volupté.
« Je n’ai aucun problème, comte, assura Lélio placide.
– Je l’espère pour vous. Je suis responsable de vous et des autres auprès de l’Ordre. Si vous rencontrez le moindre… Désagrément, je dois en être informé. »
Lélio le dévisagea un moment avant de reprendre : « Justement, parlons-en, de ce désagrément. Carmilla, où est-elle ?
– Carmilla ? Vous cause-t-elle des ennuis ? Ou est-ce vous qui l’importunez ?
– Rien de cela comte. »
Le comte se tendit, imperceptiblement.
« Vous connaissez son choix en matière d’alimentation, cette espèce d’obsession pour les mâles de la famille.
– Oui et je pensais le sujet clos depuis longtemps, tonna le comte en toisant Lélio. »
Il s’était relevé, recouvrant son interlocuteur de son ombre immense. Au XIVe siècle, le comte était un géant. Son appétit pour le sang constituait le dernier détail de sa réputation d’ogre. Mais Lélio ne craignait ni les ogres ni les croque-mitaines des légendes.
« Il l’est, dit-il avec calme, mais l’asile offert par l’ordre pour ceux de notre race et leur protection envers nos chers détracteurs se verrait largement compromis si l’un de nous se livrait à quelque commerce…
– Je ne vois pas de quoi vous parlez, Lioncourt.
– Je n’accuse pas Carmilla, soyons clairs. Peut-être est-elle une simple victime.
– Vous imaginez réellement ma Carmilla en victime ? L’avez-vous vu récemment ? Elle vous briserait le cou si elle vous entendait.
– Je vous demande simplement de veiller à ce que notre amie commune ne se mette pas dans une situation embarrassante. Demandez-vous comment un vampire, un vampire puissant comme l’est Carmilla, peut rester aussi fort en se nourrissant si peu. Son… Cycle ne lui permet pas de s’alimenter décemment et pourtant elle brille par sa puissance… Je souhaite savoir pourquoi et comment.
– Et si elle avait simplement renoncé à ce « cycle » dont vous parlez ?
– Voyons, comte, vous savez tout comme moi que Carmilla ne change ni d’avis ni de goût en matière de proie. Elle ne changera jamais son schéma. Et tout comme vous, je ne souhaite pas que l’Ordre vienne fouiner dans nos affaires. Ces vieillards peuvent se montrer très coriaces.
– Vous en savez quelque chose… Marmonna le comte
– En effet. Faites votre part et nous les tiendrons à distance. »
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