Carmilla arpentait la nuit de son pas léger et sautillant. Sa blancheur lui conférait des allures de féerie. Le gaz des réverbères aurait davantage sublimé son éther, mais seul le lourd éclairage électrique tombait sur ses pas. Ce soir… La vision de son visage brouillerait son cœur mort, sans doute altérerait-il ses entrailles, mais elle serait plus forte, plus belle, plus dangereuse. Une tueuse.
Elle savait parfaitement où le trouver et savourait déjà le moment de leur rencontre. Il sera d’abord ébahi, puis flatté qu’une si jolie femme l’aborde. Elle ne le connaissait pas, peut-être tenterait-il de la ramener chez lui, de lui offrir un verre ou alors serait tout bonnement effrayé. Oh oui, ce festin serait succulent…
Elle avait revêtu une tenue qui n’avait rien de moderne – une longue robe à fines rayures mauve, doublée d’un jupon blanc, qu’elle avait remise au goût du jour – ainsi qu’un chapeau d’homme. Exceptionnellement, elle avait détressé sa longue chevelure qui rampait en boucles ténébreuses tout autour d’elle. Elle s’adossa contre le mur de la ruelle, bénissant la ville de détenir autant de venelles. L’endroit faisait partie de ces déserts citadins si propices à ce type de rencontre. Des voix lointaines filtraient du bar situé plusieurs mètres plus loin, mais aucun de ces timbres ne constituerait une menace.
Il arriva enfin, les mains enfoncées dans la noirceur de ses poches. Un chapeau masquait le haut de son visage. Il n’y avait aucun moyen qu’il la reconnaisse, car jamais, à part peut-être dans quelques cauchemars, il ne l’avait rencontrée. Mais elle, savait. Elle chercha un instant dans la prunelle ce qu’elle était venue chercher : la peur, la plongée dans un passé immémorial qui lui permettrait de comprendre à la dernière seconde, pourquoi mourrait-il ici, dans cette ruelle, assassiné par une inconnue. Elle ne prit aucun plaisir à faire craquer les cervicales entre ses doigts et encore moins à enfouir sa bouche dans les veines du bras. Elle ne les attaquait que rarement à la gorge, le cou étant une zone bien trop sensuelle pour qu’elle y appose sa morsure. Il mourut en silence, s’étalant mollement contre les murs crasseux.
Elle jeta le corps dans le fleuve, savourant le trouble de l’onde quand il en brisa la surface. Alors qu’elle comptait repartir alimenter ses Convives, une curieuse odeur l’interpella. Quelque chose de minéral, de chaud et de poudré… Et d’éphémère. Oui, le parfum disparaissait petit à petit, non pas de son champ olfactif, mais de la Terre tout entière. Elle le voyait s’élever vers le ciel, enroulé sur lui-même d’abord, puis il se mit à se distendre, happé par le rien qui voulait s’en emparer. Elle entreprit de remonter la source de la fragrance. Elle déambula quelques minutes avant de débarquer au pied d’un bâtiment carré qui attirait le smog au sommet de ses tours. Amusée, Carmilla passa la barrière grillagée et bondit vers la fenêtre d’où s’échappait le spectre.
Seuls les écrans mats troublaient l’obscurité et les sons des mesures œuvraient dans le silence. La jeune fille étendue sous le drap n’avait d’humain que la forme. Elle semblait avoir été tirée d’un charnier où toute épaisseur était demeurée. Une partie de sa peau souffrait de décoloration pigmentaire, conférant à sa figure et le haut de ses bras des reflets létaux. Elle n’avait plus aucune odeur, tant sa disparition semblait proche. Morte, elle l’était déjà ou presque. C’était son essence qui s’étiolait dans l’atmosphère, emportant avec elle le parfum si particulier de l’âme humaine.
Carmilla parcourut du doigt les pommettes saillantes et se saisit de la longue arborescence des veines, rendue visible sous la carnation blême. Elles étaient magnifiques, sublimées par le renoncement de la malade. Un abandon qui conférait à sa jeunesse les charmes du temps… Cette enfant avait appréhendé l’entièreté de son être, bien trop tôt pour que son frêle esprit ne le saisisse. Elle en avait éprouvé toutes les nuances, résumé toutes les joies, essuyé toutes les peines fictives ou réelles, passées ou en devenir. Carmilla s’approcha de l’oreiller et déposa un long baiser froid sur les lèvres de l’adolescente. Cette bouche-là était douce, agrémentée de gerçures violacées, marques d’un silence trop longtemps gardé, qui répondait parfaitement aux infimes crevasses de ses propres lèvres. La vampire s’abandonna à ce baiser sans vie, savourant la réponse d’une chair aussi froide que la sienne. Il lui semblait, alors qu’elle insinuait le bout de sa langue entre les lèvres closes, que malgré sa froideur, elle pouvait réchauffer ce corps déclinant. Le visage d’une autre jeune femme s’imposa à son esprit, vif comme un éclat. Un léger spasme s’empara de Carmilla ferma les yeux un moment, apposant son front contre celui de la mourante. Un nouveau souvenir abrogea sa réflexion, l’inondant d’un contact qu’elle savait perdu pour toujours. Sauf si…
Elle se détourna de la jeune fille, son poing serré contre sa bouche. Elle avait scellé le pacte. Jamais, au cours des derniers siècles, Carmilla n’avait failli. Peu importe qu’on la mette à l’épreuve, elle s’en tiendrait à ce plan si patiemment, si savamment monté, décortiqué, analysé. Ce plan qui tournait en boucle dans son esprit jusqu’à la noyer de schémas, de modes opératoires, de dates et de noms… Une vague brûlante escalada son ventre et embrasa sa poitrine. La chaleur… Elle ne l’avait plus éprouvée depuis près de 350 ans…
L’essence de la jeune agonisante avait commencé son lent travail de constriction. Elle la sentait appeler le gouffre béant creusé entre son corps et ce qui, auparavant, abritait son âme. Elle voulait s’y abîmer, s’y lover comme un magnifique félin pour s’y reposer et prospérer alors que le corps de l’adolescente finissait sa course. Une âme humaine pouvait-elle chercher un hôte de cette façon ? Un damné pouvait-il l’accueillir en son sein ? Carmilla eut beau fermer les yeux, une grosse larme de sang vint s’écraser sur le carrelage. Elle n’avait pas le droit. Aucune loi, aucun de ses principes ne l’autorisait à accomplir un tel acte. Pourtant elle se retourna vers l’adolescente et de nouveau se pencha vers elle. Bonne fée démoniaque et parvenue, ce n’était pas une bénédiction qu’elle s’apprêtait à lui offrir, mais bien la plus vénéneuse des malédictions. Très lentement, elle glissa ses doigts sous la tête de la jeune fille, repoussant ses longs cheveux filasse derrière elle. Avant de se couler le long de sa gorge, Carmilla baisa le front humide de fièvre. Elle embrassa l’artère, à peine palpitante, puis y plongea ses crocs. La peau céda comme un fruit mûr, gorgeant de nectar la bouche vampire. Aussitôt, elle perdit pied et s’abandonna à la morsure, sans retenue, sans pensée, sans espoir de s’arrêter, s’agrippant de toutes ses forces à la chevelure, puisant au cœur des faibles mouvements de la mourante le souffle qui lui avait manqué des siècles durant. Les machines commencèrent à s’emballer, les courbes à s’affoler puis à s’aplanir. À l’instant où elle enfouit ses canines dans le cœur, la jeune fille se cambra en suffoquant. Instinctivement, elle referma ses bras autour du cou de Carmilla, se serra contre sa poitrine de toutes ses maigres forces. La vampire pressa ses lèvres contre celle de l’agonisante, pleine de son propre sang, trouva sa langue qui s’y alanguit si intensément qu’elle semblait capable de lui redonner vie. Mais la mort l’avait déjà prise. Du moins pour un instant. Des bruits de pas résonnaient dans les couloirs, Carmilla souleva tendrement le corps sans vie et disparut dans la nuit.
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