Suraya se racla la gorge. Vince la salua avec empressement après s’être écarté de Lana avec un air gêné.
— Vous pouvez disposer, enseigne Chevron, lui dit Suraya.
Vince parut soulagé et s’esquiva, non sans avoir adressé un léger signe de tête en direction de Lana.
— Vous semblez bien vous entendre, tous les deux, commenta Suraya.
— Il assimile tout ce que j’ai à lui apprendre à une vitesse impressionnante. Quelques séances supplémentaires et il serait sans doute capable de mener à bien les principales manœuvres d’urgence. Je me sentirais moins seule aux commandes de ce coucou.
— Fais-le, dans ce cas. Surtout si ça te rassure, consentit Suraya. Mais trêve de parlote : tu as réussi à reprendre contact avec Altar ?
— Pas encore, mais je ne désespère pas. En revanche, j’ai pu rétablir le faisceau-com’ vers Dran.
— Alors ? Quelles nouvelles ?
— Ils sont comme nous : ils n’ont pas reçu la moindre information en provenance des colons altarites depuis trois bonnes semaines.
Suraya fixa Lana avec de grands yeux ébahis.
— Et ils ne s’inquiètent pas plus que ça ? On n’est au courant que depuis notre sortie du non-espace, il y a moins de trente heures, si je ne me trompe pas, et j’imagine déjà le pire.
— Tu connais l’adage mieux que moi, Suraya : « rien n’étonne un rond de cuir ». Ceci étant dit, nos instruments ont confirmé la présence d’un très fort vent solaire tandis que nous nous trouvions dans le non-espace, peu avant d’arriver dans le quadrant d’Altar. Il se pourrait que l’antenne relais du satellite déployée par les colons ait grillé.
— Envoie un drone à la recherche de ce satellite. Cela devrait nous permettre d’y voir plus clair.
— C’est déjà fait. Le contact visuel devrait être établi dans les prochaines minutes.
— Parfait.
Suraya était peu satisfaite de la tournure des événements. On passait vraiment de Charybde en Scylla.
— En gros, résuma-t-elle, il est impossible de savoir à l’avance ce qui nous attend, en bas. En trois semaines, il peut s’être produit n’importe quoi.
— J’essaye de rester optimiste, réagit Lana. Par contre, j’ai pensé que notre passager-surprise aimerait être tenu au courant.
— Hank Turner ? Le free-lance ? Hors de question.
Suraya secoua la tête avec véhémence. En plus d’une équipe de xénoscientifiques — composée de trois experts reconnus dans les domaines de l’étude des races, des végétaux, des minéraux et autres phénomènes non humains —, on lui avait imposé la présence d’un mercenaire. Elle avait consulté son dossier avec la plus grande attention.
Il avait fait partie des commandos de choc spécialisés dans la lutte contre le terrorisme, quinze ans plus tôt. Il avait fini par être révoqué pour insubordination. Il s’était justifié en disant qu’il ne concevait pas de se soumettre à une femelle, toute générale bardée d’étoiles qu’elle fut. Son cas avait été aggravé lorsqu’on s’était rendu compte que, peu de temps avant que sa supérieure ne porte plainte contre lui, il avait hacké avec succès le disque dur destiné au stockage des images prises par les caméras de surveillance de la base. C’était d’ailleurs une véritable prouesse, vu les moyens colossaux déboursés chaque année par l’armée pour sécuriser son intranet. Il en avait profité pour effacer la vidéo compromettante. Malheureusement, il avait omis de faire de même avec le serveur dédié aux archives générales, et le film de son refus d’obéissance n’avait pas tardé à être exhumé. La sentence, prononcée par le comité d’éthique interne du ministère de la Défense, était tombée : révocation à vie et perte de ses droits et avantages sociaux liés à son ancien statut de militaire. Depuis, pour vivre, il avait loué ses services à la plupart des agences de sécurité de Dran.
Au début, Suraya n’avait pas compris la raison de la venue à bord de son vaisseau de ce mercenaire macho. Mais rapidement, elle avait appris que son frère — Frédéric Turner — était l’un des principaux responsables de l’opération de recolonisation d’Altar. Hank avait tout simplement exprimé le souhait de rejoindre son frère, et personne n’avait trouvé à y redire. Du fait de l’absence quasi totale de liaisons commerciales reliant Altar au reste de l’empire dranag, l’unique solution envisageable avait été de l’adjoindre temporairement à l’équipage de Suraya.
Il faut croire qu’il a conservé quelques puissants appuis au sein de l’intelligentsia militaire, sur Dran ou ailleurs, songea Suraya, pour la millième fois depuis leur départ.
Lana se rencogna dans son fauteuil, surprise par la réaction de sa supérieure.
— C’est que… il me paraissait logique de…
Suraya la coupa d’un geste catégorique, le visage fermé.
— Nous serons encore en orbite autour d’Altar pendant une vingtaine d’heures, au bas mot. Il sera toujours temps, une fois que nous aurons atterri, de tirer notre invité de son caisson de stase .
— Tout de même…
— Je vais être claire : il est stipulé dans le dossier de ce Monsieur Turner qu’il souffre de phobie de l’espace. Le réveiller avant d’avoir posé le vaisseau sur le plancher des vaches reviendrait à s’enfermer volontairement dans la cage d’un lion affamé et à s’amuser à l’asticoter avec un bâton après s’être roulé dans le sang frais d’une antilope. Personnellement, je n’y tiens pas, mais je te remercie de l’avoir suggéré, Lana.
Cette dernière n’insista pas. Cela faisait quelques années que Suraya et elle avaient dépassé le stade d’une relation hiérarchique classique et elle se permettait parfois — mais toujours en privé — de remettre en question les ordres de sa supérieure. D’un autre côté, elle la sentait tendue, depuis leur départ de Dran. Elle n’avait pas la moindre envie de la pousser dans ses retranchements.
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