17 mars 1275
Aux abords du Markus IV
Lana s’approcha de Suraya et se mit au garde à vous, avant de lui adresser la parole sur un ton officiel :
— Commandant Manariva, dois-je lancer la procédure d’éveil de Monsieur Turner, à présent ?
Suraya se releva et regarda autour d’elle. À quelques pas, le Thésard Vince Chevron programmait l’un des goliaths pour qu’il aille récolter des minéraux dans les sous-bois environnants. Le capitaine Tcherpova, elle, n’était pas sortie : elle s’était enfermée dans le laboratoire stérile aménagé au cœur du Markus pour ses analyses des organismes vivants collectés à proximité du vaisseau peu après l’atterrissage. La frégate tranchait par ses courbes grisâtres avec le sol ocre-jaune du désert qui s’étendait à perte de vue en direction de l’est et du sud. L’air était sec et le moindre coup de vent provoquait de vastes tourbillons. Suraya avait tout de suite imposé le port du masque respiratoire à l’ensemble de l’équipe, y compris à l’intérieur du Markus.
— Laisse, je vais le faire, répondit Suraya. Surveille le périmètre, pendant ce temps.
Le soleil lui tapait douloureusement sur le crâne et elle sentait poindre un début de migraine. Tout d’abord, elle s’en voulut d’abandonner ainsi les tâches ingrates à son sous-lieutenant, mais au ton de sa voix, celle-ci parut presque soulagée, au contraire.
— Bien reçu.
Le professeur Northon se redressa au passage de Suraya et décida de l’accompagner.
— J’en ai assez fait pour aujourd’hui, souffla le vieil homme via l’interface com’ qui lui avait été fournie au départ de Dran. Et puis, je suis curieux de voir la tête de ce Monsieur Turner.
— Comment savez-vous que je m’apprête à le réveiller ?
— Disons qu’il serait temps que ce soit fait, non ? Et à sa place, je n’apprécierais pas d’apprendre qu’on ne m’a pas aussitôt prévenu, suite à la disparition de mon frère. Il se peut donc que vous ayez besoin de soutien, à un moment ou à un autre.
Suraya s’arrêta net. Ils étaient sur le pas-de-porte du Markus et l’iris commençait à s’ouvrir pour leur céder l’accès au sas d’entrée.
— Comment pouvez-vous être au courant de ça ? Personne n’est censé connaître les liens qui unissent notre passager et…
— J’ai croisé une ou deux fois le chemin de Frédéric Turner, voyez-vous. À partir de là, il est aisé d’additionner un et un. Et puis, votre réaction me prouve que je ne me suis pas trompé.
Suraya se sentit devenir cramoisie. Son interlocuteur avait prêché le faux pour découvrir le vrai et elle était tombée dans le panneau comme une bleusaille.
— Ne vous tourmentez pas pour si peu. Tôt ou tard, tout le monde aurait été au courant, de toute façon. Bon, on y va, ou on attend que le Markus soit envahi par le sable ?
Suraya secoua la tête, exaspérée malgré elle par sa maladresse puis elle entra dans le vaisseau, suivie par Grégory. L’iris se referma derrière eux et ils affrontèrent sans broncher toute une batterie de tests sanitaires, additionnée d’une prise de sang en fin de parcours. Pour garantir un minimum d’intimité, cinq cabines individuelles avaient été emménagées dans le sas. Grégory et Suraya subirent une douche ionisante intégrale avant de se positionner face à la porte d’accès intérieure. Après un ultime examen de routine, Lealbeth® daigna enfin les laisser pénétrer dans ses coursives.
— Je vous demanderai de rester en retrait lors de la phase d’éveil de Monsieur Turner, professeur Northon.
— Grégory, s’il vous plait. J’insiste. D’ailleurs, ça n’a rien à voir, mais… à propos de ce que Nathalia vous a dit de mes talents… culinaires…
— Hé bien ?
— Il ne faut pas la croire. Nathalia est une femme formidable, mais un brin jalouse. Elle n’aime pas que des concurrentes potentielles s’approchent trop près de moi ou, à l’inverse, que je discute d’une façon trop… amicale… avec de ravissantes créatures telles que vous.
— Vous êtes un vil flatteur et un sacré séducteur par-dessus le marché, lui répondit Suraya. Mais c’est agréable d’entendre ce genre de compliment, je vous pardonne donc. Merci, professeur Northon.
— Grégory, s’il vous plait.
— Oui, bien sûr. Grégory. Désolée.
Suraya mena alors le vieil homme jusqu’à la salle des caissons cryogéniques. Elle pouvait accueillir vingt passagers, mais une seule des cuves était occupée. Debout et immergé dans un liquide vaguement bleuté, l’individu en question avait les yeux grands ouverts et semblait les fixer à travers le masque translucide qui lui recouvrait le visage. Ses bras s’étaient soulevés. Ils flottaient à l’horizontale et une chair de poule les faisait frémir à intervalles réguliers. Le reste de son corps était engoncé dans une tunique noire, épaisse, bardée de capteurs en tous genres. Il était plutôt du genre musclé, mais pas culturiste pour autant. Il était un peu plus grand que Suraya. Un mètre soixante-quinze, estima-t-elle, sans faire l’effort d’essayer d’accéder au dossier du mercenaire, pour confirmation. Il était chauve et un tatouage à l’encre noir lui ornait tout le côté gauche du visage, le parant de l’image d’un aigle prêt à fondre sur sa proie. Le symbole du chasseur.
Pour le moment, tout allait bien : le pouls de Hank était régulier, sa respiration ample et fluide, et ses pupilles roulaient dans leurs orbites comme en plein sommeil paradoxal.
— Je me demande à quoi il rêve, murmura Grégory.
— Sans doute de parties de chasse et de blagues misogynes.
Suraya avait répondu d’une voix cassante et elle s’en voulut aussitôt. Le professeur Northon… Grégory, se corrigea-t-elle mentalement, ne lui avait rien fait, après tout. Celui-ci ne parut pas s’offusquer de l’agressivité de Suraya. Il s’adossa contre l’une des parois métalliques de la pièce et croisa les bras d’un air détendu.
— Entamez la procédure de réveil, déclara Suraya après une ultime hésitation.
Peu après, le liquide bleuté dans lequel baignait Hank Turner reflua rapidement, évacué par des canalisations discrètes. Le masque se décolla du visage du cryogénisé et disparut dans une alcôve, sur la gauche du caisson. Celui-ci bascula en arrière jusqu’à se retrouver à l’horizontale et la paroi vitrée supérieure glissa sur le côté.
La poitrine de Hank Turner se souleva avec lenteur une ou deux fois avant qu’il ne soit pris d’une violente quinte de toux. À chacune de ses expectorations, il recracha une quantité impressionnante de liquide. Il finit pourtant par se calmer et ouvrit les yeux malgré le froid persistant qui lui alourdissait les paupières. Un robmédic passa sa main au-dessus du corps de Hank, des pieds jusqu’à la racine des cheveux. Le mercenaire se détendit. Le caisson se changea progressivement en une chaise longue avec accoudoirs, qui bascula bientôt en position assise.
— Bienvenue dans le monde des vivants, déclara Suraya sur un ton sentencieux.
— Merci, répondit Hank d’un air peu amène. On est au sol ?
— Depuis une petite dizaine d’heures. Je me présente, je suis le commandant Suraya Manariva, responsable de la mission Altar. Mais on a dû vous tenir au courant au préalable, j’imagine. À présent, je vais vous laisser en compagnie de nos robmédics, qui superviseront la fin de la procédure d’éveil.
— Hors de question qu’un tas de ferraille me touche. Je veux être vu par un vrai médecin.
— Je peux appeler le docteur Tcherpova, si vous le désirez.
Hank l’interrompit d’un mouvement sec de la main.
— Nathalia Tcherpova, la toubib des non humains ? Non merci. Et puis, c’est une femme.
— Le capitaine Tcherpova est effectivement spécialisée en xénobiologie, mais elle a avant tout obtenu un diplôme lui permettant d’exercer la médecine sur des êtres humains.
— Ça ne fait pas d’elle un mec. Hank se tourna vers Grégory qui l’observait avec un discret sourire en coin. Contactez mon frère et demandez-lui qu’il envoie un de ses gars. J’attendrai. Ou plutôt, ouvrez-moi la communication, je vais lui parler.
Grégory se contenta de tendre le menton en direction de Suraya. Cette dernière fixait Hank. Elle avait beau avoir été prévenue de son caractère de macho, elle ne pensait pas qu’il se montrerait aussi désagréable dès son réveil.
— C’est-à-dire que…
— Hé bien quoi ? C’est vous qui dirigez ce rafiot, ou pas ? En tout cas, c’est ce que l’autre muet a l’air de dire. Vous ne pouvez pas contacter la colonie, de là où vous avez atterri ? Vous n’êtes quand même pas si cruche ?
— C’est trop aimable de votre part de le présenter ainsi. Malheureusement, ce n’est pas ça le problème. Nous n’avons plus eu le moindre échange avec Nouvelle Dran depuis notre sortie du non-espace. Leur dernier message, envoyé sur Dran, date d’il y a près de trois semaines. Votre frère a disparu, Monsieur Turner…
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