Céline et moi prîmes le chemin menant jusqu’aux toits, d’où les dragons pouvaient décoller sans risquer de bousculer un pauvre passant. Se prendre l’aile ou la queue d’un dragon prenant son envol, c’était comme se faire happer par un taureau en charge. Si le malheureux s’en sortait avec seulement quelques côtes cassées, on estimait qu’il avait épuisé son quota de chance pour le reste de son existence.
Une fois à l’air libre, elle posa les articulations de ses pattes avant sur le sol, inclina le cou et écarta ses ailes pour que je puisse prendre place sur son dos. Elle attendit que je sois bien installé dans le creux entre son garrot et le sommet de son épine dorsale, les genoux bien calés sur son flanc, et elle prit son envol d’un coup d’ailes. Les dragons ne se servent à proprement parler de leurs ailes que pour décoller et planer un peu quand l’envie leur en dit, mais elles ne sont pas assez puissantes pour leur assurer un vol sur une moyenne ou une longue distance. Ce qui permet aux dragons de voler, c’est la magie qui court dans leurs veines. Ils s’en servent pour con-vaincre la nature qu’ils sont en train de voler, et la nature les fait donc voler. La vitesse de vol d’un dragon n’a donc pour seule limite que la capacité de son cavalier à supporter celle-ci, l’entrainement des dragonniers est donc très rude et leurs armures étudiées pour être aérodynamiques et éviter à leurs porteurs d’avoir à encaisser de plein fouet les poussées exercées par l’air.
Durant le vol, une fois à une distance raisonnable du palais pour ne pas me faire repérer, je puisais à la source de magie. À présent que j’étais en contact direct avec mon âme sœur, le goulet d’étranglement qui réduisait la quantité de magie que je pouvais en temps normal puiser s’était très largement évasé. C’était là le secret de la puissance sans commune mesure des frères de dragons, et plus le dragon était puissant, plus l’évasement était important. Les livres d’histoires réservés aux dragons d’argent racontent même que le premier empereur, dernier frère d’un dragon de première génération, pouvait utiliser la source sans aucune limite et que c’est ainsi qu’il avait pu engloutir sous les flots la moitié du monde. Pour ma part, mes obligations m’interdisaient de m’en servir avec excès, sauf en cas d’extrême nécessité, aussi me contentais-je de tirer le strict minimum nécessaire pour dévier l’air autour de moi et me créer une petite bulle totalement à l’abri du vent afin de pouvoir étudier la carte remise plus tôt par le général. Il n’était pas nécessaire de guider Céline, elle savait ce qu’elle faisait et en cas de besoin, elle me le ferait savoir par notre lien d’âme – c’est ainsi que nous avions pris l’habitude de nommer nos échanges lorsque nous modulions les battements de cœur de l’autre.
Deux heures plus tard, alors que je tentais encore de déterminer l’étendue réelle du territoire du gang de Miles, en me repérant sur les repères connus et les différentes voix commerciales de la région, Céline me prévint que nous arrivions en vue de Birmingham.
– Je vais passer en invisibilité, tu devrais en faire de même si tu ne veux pas que les habitants du coin aperçoivent un chevalier volant dans leurs cieux.
– Compris, tu as été un peu lente aujourd’hui dis-moi, tu n’aurais pas profité de mon absence d’hier soir pour t’empiffrer par hasard?
Elle grogna et se cabra, marquant son irritation en manquant de justesse de me désarçonner. Il était encore trop tôt pour plaisanter au sujet d’hier soir semblait-il. Reprenant un peu d’aplomb, je me hâtais de ranger la carte – inutile d’essayer de lire une carte translucide – et me concentrait pour convaincre les rayons de lumière que mon corps n’était pas un obstacle pour eux, me rendant parfaitement invisible à l’œil nu. Inutile d’en faire plus, seule la haute noblesse possédait la technologie nécessaire à la vision infrarouge, et sauf en temps de guerre, nous ne prenions pas la peine de nous cacher à leurs yeux : ils pourraient prendre ce genre de méthodes pour une offense voir même une agression pour les plus schizophrènes d’entre eux.
Quelques instants plus tard, nous survolions le petit village de West Hallam où notre contact nous attendait. Nous n’eûmes aucune difficulté à repérer le petit manoir qui était indiqué sur la carte et Céline amorça sa descente et se posa plus lourdement que nécessaire à proximité des écuries dans lesquelles elle pénétra. Des chevaux récemment acquis par le propriétaire à notre intention y étaient installés, une mise en scène qui permettrait au propriétaire des lieux de démontrer que ses visiteurs étaient bien arrivés à cheval durant la nuit. Afin de ne pas effrayer les bêtes, Céline pris forme humaine avant de redevenir visible. Elle était alors d’une beauté à couper le souffle. Elle aimait me plaire, aussi adoptait-elle toujours une longue chevelure aux boucles rousses tombant sur ses épaules, un visage fin aux lèvres généreuses et au regard vert acéré, quant aux courbes de son corps, elles étaient juste idéales et généreuses.
Alors que je cessai de puiser à la source de magie pour dissiper ma propre invisibilité, je m’accordais un instant pour l’admirer. Mes lèvres formulèrent un rapide « merci » puis je m’approchais d’elle et la pris dans mes bras pour l’embrasser.
– Désolé pour hier soir, j’aurais dû te prévenir avant de partir.
– Tu aurais surtout dû rester au palais plutôt que d’aller t’enivrer avec Victor. Tu as une mauvaise influence sur lui, me répondit-elle avec un doux sourire. Allez, ce n’est pas l’heure pour les papouilles, nous avons une mission.
Elle ne me lâcha pas tout de suite pour autant, calant son visage contre mon épaule tandis que je me délectais de son odeur. Puis elle s’éloigna et nous nous dirigeâmes tous deux vers la porte de l’écurie.
– Le propriétaire de cette demeure est le régent des terres orientales d’Angleterre, commença-t-elle. Lui et le capitaine de la police d’Ill’s Town sont censés nous attendre dans son bureau. Officiellement, ils sont en train de discuter d’un projet de lutte contre la petite délinquance dans l’ensemble de la région, projet inspiré par des dégradations de sépultures ayant eu lieu ces derniers jours. Ces dégradations ont été opérées par les agents de police de toute la région en prévision de notre arrivée, ils n’ont pas fait les choses à moitié. Ce gang semble beaucoup les préoccuper, bien plus qu’il ne le devrait s’il s’agissait seulement de blanchiment d’argent. Je pense que ce qui les effraie les concerne de bien plus près qu’ils ne veulent bien le dire, nous devons donc être très prudents, même avec eux.
– Très bien, tu as eu le temps de te renseigner sur nos contacts en dehors de ça?
– Non, malheureusement. J’ai préféré me pencher un peu sur le passé de Miles, le chef du gang, mais il est très doué pour brouiller les pistes. J’ai seulement réussi à découvrir qu’il était à la tête d’une bande d’hérétiques qui détestait les dragons et qui s’attaquait aux vestiges de Brocéliande il y a une dizaine d’années. Il a disparu après l’intervention de Tonnerre, le deuxième génération qui tenait alors les rênes du grand conseil draconique et qui a littéralement annihilé les hérétiques. À l’exception de Miles, bien sûr. Notre homme s’est ensuite fait discret jusqu’à aujourd’hui, même si les dragons d’argent le soupçonnent d’avoir été mêlé à plusieurs reprises à de petites rapines sans importance, mais sous d’autres identités.
– S’il a par le passé utilisé plusieurs identités, pour-quoi avoir repris le nom de Miles tout d’un coup? Tu penses que d’autres membres de sa bande au-raient survécu et qu’il essayerait de les attirer en utilisant son ancien nom?
– C’est possible, mais ne parlons pas de ceci devant nos hôtes, gardons quelques cartes dans notre manche.
La porte donnait sur un vestibule dans lequel somnolait un majordome qui fit un bond en nous voyant rentrer.
– Mmm Mademoiselle, Messire dragon, veuillez me pardonner, le palefrenier ne m’a pas averti que Monsieur le régent avait de la visite, je suis confus. Je suis Alexandre, le majordome de la maison. Malheureusement, Monsieur est actuellement en réunion de travail et ne peut accueillir de visiteurs, peut-être pourriez-vous repasser un peu plus tard dans la journée ?
– Mon cher Alex, dis-je en tentant de me retenir de pouffer devant ce pauvre homme qui peinait à retrouver sa constance après que nous l’ayons visiblement réveillé à son poste. N’en veuillez pas au palefrenier, étant donné l’heure matinale à laquelle nous sommes arrivés, nous avons préféré ne pas le réveiller et avons nous-mêmes installé nos chevaux dans l’écurie. Je suis certain qu’il en prendra un très grand soin lorsqu’il prendra son poste. Quant à la réunion de votre maître, je suis sûr qu’elle sera en mesure de souffrir d’une interruption momentanée pour que Monsieur le Régent prenne des nouvelles de l’avancée du front rebelle au nord, vous ne croyez pas ?
– Certes Messire, certes, les actions de ces fanatiques sont bien inquiétantes et nous sommes tous très concernés par le travail que vous et vos frères effectuez pour nous protéger. Qui dois-je annoncer?
– Pierre Dragon, et Céline La rouge s’il vous plait.
Alexandre s’inclina et nous pria de nous installer dans la salle attenante pendant qu’il allait prévenir son maître de notre visite. Il s’agissait d’une petite salle d’attente très cosy, dont les murs étaient couverts d’une tenture de velours rouge et illuminée à l’aide d’un large lustre électrique. Pour agrémenter encore plus ce luxe, une dizaine de toiles de maître étaient accrochées aux murs par-dessus les tentures, représentant des scènes héroïques de l’histoire draconienne, y compris la scène de l’ascension du premier empereur qui se trouvait sur mon insigne. De larges fauteuils rembourrés étaient installés autour d’une table basse sur laquelle reposaient deux corbeilles de fruits frais. Je m’installais dans l’un des fauteuils et attrapais une pomme au passage tandis que Céline admirait les peintures.
Nous n’eûmes pas à attendre longtemps avant qu’une porte habilement camouflée dans le mur opposé à la porte par la-quelle nous étions entrés ne s’ouvre et ne laisse la place à un homme quarantenaire très élégamment vêtu. Il ouvrit les bras en signe de bienvenue.
– Messire dragon, c’est toujours un honneur de recevoir les vôtres dans mon manoir. Je suis Aldus Kaczka, régent de l’Angleterre orientale. Si vous voulez bien me suivre, nous serons plus à l’aise pour discuter dans mon bureau, et puis je ne voudrais pas me montrer impoli avec Monsieur le Commissaire en le laissant patienter seul. A moins bien sûr que les nouvelles que vous avez à m’annoncer ne soient confidentielles ?
– Kaczka, comme le seigneur Kaczka? Demandais-je en manquant de m’étouffer avec ma pomme. L’impolitesse de ma question me valut un regard noir de la part de ma compagne.
– En effet, me répondit poliment l’intéressé, le seigneur de Bretagne est mon cousin, bien que nous ne soyons pas très proches, je le crains.
– Excusez ma curiosité, Monsieur. Nous pouvons rejoindre votre invité, il n’y a rien dans ce que j’ai à vous dire qu’il ne puisse entendre.
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