– Mais vous êtes complètement idiots ma parole! Hurla le régent à peine avions-nous refermé la porte derrière nous. Voilà des semaines que nous nous échinons à rendre votre arrivée discrète et vous vous débarquez chez moi en armure! Le général aura de mes nouvelles pour m’envoyer la bleusaille, on ne vous a donc pas appris que les rumeurs courent plus vite parmi les domestiques que parmi les bonnes femmes ?
– Sauf votre respect, Monsieur, bien que nous ayons voyagé furtivement depuis Birmingham, la rumeur d’un dragon survolant l’Angleterre finira tôt ou tard par venir jusqu’ici, aussi ceux que nous traquons ne manqueront pas de faire le lien entre ce dragon, celui qui s’est présenté chez vous pour vous donner des nouvelles du front, et celui qui sera repéré ce soir dans le ciel de Sheffield. En revanche, un dragon se contentant de disparaitre sans aucune raison aurait risqué de les mettre sur leurs gardes. Je récitais cette excuse comme si la manœuvre avait été proprement planifiée, et Céline approuva en hochant de la tête comme si elle était parfaitement au courant de cette idée qui venait de germer dans ma tête. Peut-être pourrions-nous reprendre nos esprits et nous concentrer à présent sur notre mission? Je souhaite un état des lieux complet de vos investigations jusqu’à aujourd’hui.
Le commissaire semblait ahuri devant l’aplomb avec lequel je venais de rembarrer son supérieur, et un léger sourire laissait transparaitre que le mauvais caractère de ce dernier lui avait déjà plus d’une fois donné l’envie de le remettre à sa place lui-même, mais qu’il n’avait jamais osé. Peut-être se retiendrait-il moins après cette scène. Le régent quant à lui était rouge de colère et faisait visiblement énormément d’efforts pour la retenir d’éclater. Il prit un instant avant de reprendre la parole.
– Soit. Après tout, c’est vous qui aurez à répondre des conséquences si cette opération venait à rater à cause de votre imprudence. Monsieur le commissaire, si vous voulez bien exposer à Messire Pierre le résultat de votre enquête pendant que je nous sers un petit remontant.
Ce n’était pas une question, mais un ordre. Le régent était un homme qui avait l’habitude qu’on lui obéisse, aussi se dirigea-t-il sans un regard pour le commissaire boudiné vers un bar en bois précieux situé dans un coin du bureau. Visiblement peu habitué à se servir lui-même, il mit un bon moment à trouver ce qu’il cherchait et c’est au son du cliquetis des bouteilles s’entrechoquant que le commissaire commença son exposé.
– Bien Monsieur. Messire, Dame Céline, si vous voulez bien vous approcher du bureau, je vais vous montrer les documents que nous avons rassemblés à votre intention.
Sur le bureau s’étendait la même carte que celle fournie par le général, mais en moins détaillée. Nous étions visiblement déjà mieux informés que les locaux.
– Voici la carte de la région, nous y avons pointé l’ensemble des repères connus de Miles. Cette crapule étend son territoire à une vitesse impressionnante, et son réseau de prostituées et d’informateurs s’étend de Melbourne à Mansfield, et de Derby à Nottingham. Bien que la garde ne laisse pas en liberté beaucoup de prostituées à Nottingham, c’est là-bas que son réseau d’informateurs est le plus important. De là, il est capable d’anticiper le moindre de nos mouvements, et une fois sur deux lorsque nous réussissions à remonter jusqu’à une de leurs planques, elle prenait feu peu de temps avant notre arrivée. Nous avons d’ailleurs déjà perdu deux hommes dans ces incendies. Idem pour les tentatives d’infiltration. Chaque fois que nous avons envoyé des hommes se faire recruter sous une identité secrète, nous retrouvions le lendemain une tombe supplémentaire dans le cimetière d’Ill’s Town portant le véritable nom de notre homme. Non seulement Miles leur tranche la gorge, mais en plus il nous nargue en nous montrant qu’il a toujours un pas d’avance sur nous. Nous sommes certains qu’il cache quelque chose de gros dans la mine qu’il gère à Ill’s Town, mais nous ne pouvons plus nous permettre d’envoyer nos hommes au charnier. Nous comptons sur vous et votre magie pour réussir à vous infiltrer là-bas…
Il ne termina pas sa phrase, mais je savais que ce qu’il mourrait d’envie de rajouter : « et que vous en ressortiez vivants. » Mais j’étais un frère de dragon, et j’étais accompagné de mon âme sœur, aucun humain ne serait en mesure de me tuer à moins d’être accompagné d’au moins une centaine de mercenaires avec l’équipement militaire approprié, et cela m’aurait étonné de tomber là-dessus dans une mine de char-bon.
Entre temps, le régent était revenu avec quatre verres contenant un whisky très sombre. Il tendit le premier à Céline avant d’en poser deux autres sur le bureau devant le commissaire et moi, puis avala une bonne gorgée de son propre verre. Je portais le mien aux lèvres et fut impressionné par son odeur, à la fois très tourbée et très sucrée. Son attaque en bouche me confirma ma première impression, le whisky était excellent, très sec dans un premier temps, puis moelleux avec des notes de caramel, et pour finir avec un retour olfactif très tourbé, nous ramenant à sa première note. Un whisky complexe et savoureux comme je les aimais, mais que je me contentais malgré tout de ne faire que goûter par politesse avant de baisser mon verre et de me pencher à nouveau sur les documents devant moi.
– Le général nous a déjà appris tout ça avant de nous envoyer, dites-nous plutôt comment Miles procède pour gérer son réseau et pour blanchir l’argent, s’enquit Céline après avoir reposé son verre sans y toucher.
– Miles est un homme qui délègue beaucoup, répondit le commissaire, il gère son gang comme un empire. Il possède un nombre indéterminé d’hommes de confiance à qui il confie directement le travail, et eux-mêmes vont déléguer leurs tâches à leurs propres hommes de confiance qui iront quant à eux recruter des petits bandits de bas étage pour effectuer le sale boulot. Le problème, c’est que même s’il est très organisé, Miles fonctionne à l’instant. Il va choisir ses hommes chaque jour en fonction de leur travail et de son humeur, il est donc totalement impossible de les identifier. Il nous est très difficile de contrôler ou d’anticiper quoi que ce soit étant donné la façon qu’il a de répartir le travail et l’argent de son organisation.
– Autant dire que vous ne savez rien, donc. Et com-ment Miles recrute-t-il ses hommes? Fait-il égale-ment appel à ses hommes de main pour les recrutements où est-ce qu’il est du genre à vouloir sonder chacun de ses hommes lui-même?
– Non, pour autant que l’on sache, c’est le contre-maître de la mine qui s’occupe des recrutements pour les mineurs. Quant à ses autres activités, Miles laisse le soin du recrutement à ses hommes sur place. Après, allez savoir s’il tient à rencontrer ses nouvelles recrues ou non. Nous n’en savons rien puisqu’aucun de nos hommes n’est revenu en vie pour nous en faire part. À chaque fois nous nous sommes présentés directement au contremaître ou à un de ses hommes, et les résultats ont été catastrophiques, aussi cette fois-ci avons-nous pensé à une autre approche.
– C’est-à-dire? Demandais-je en feuilletant les papiers posés sur le bureau.
– Et bien, vous voyez cette marque, à environ deux cents mètres de l’entrée principale de la mine ? Il s’agit de la taverne du cochon borgne, un des lieux fréquentés régulièrement par les hommes qui travaillent à la mine, et de manière générale par les hommes du gang. Le propriétaire fait mine de se plaindre de leurs agissements au moins une fois par semaine, mais en réalité nous avons découvert qu’il était très proche de Miles. Gagnez sa confiance, et vous pourrez approcher Miles sans vous faire offrir un deuxième sourire. C’est là-bas que vous logerez, ainsi il sera plus difficile de faire le lien entre vous et nous, et vous côtoierez les hommes de Miles chaque jour. Le reste vous appartient.
– Très bien, nous allons donc nous y rendre sur-le-champ, lança Céline. Nous établirons un plan avec Pierre sur la route. Moins vous en saurez, mieux ce sera pour notre couverture. Régent, nous allons sortir comme nous sommes entrés par la grande porte pour être vus, évitez de nous faire un esclandre cette fois-ci.
– Vous ne m’en voudrez pas de ne pas vous raccom-pagner dans ce cas, vous connaissez le chemin, lâcha l’intéressé.
J’inclinais légèrement la tête en direction du régent et du commissaire puis m’élançait à la suite de ma compagne qui était déjà sortie du bureau. Nous repassâmes en silence par la petite salle d’attente où je me permis de chiper quelques fruits supplémentaires avant de nous diriger vers le vestibule où cette fois-ci Alexandre nous attendait pour nous ouvrir la porte.
– Dois-je faire quérir le palefrenier pour qu’il amène vos chevaux? Demanda-t-il en nous saluant si bas que je craignis qu’il ne tombe.
– Ce ne sera pas nécessaire. Répondit Céline avant que je n’aie eu le temps de lui répondre.
À peine avait-elle mis le pied dehors qu’elle avait déjà repris sa forme d’origine et qu’elle m’annonçait par notre lien d’âme « Faisons-lui croire que nous repartons par la voie des airs en restant invisibles, ça nous épargnera de devoir nous faufiler dehors cette nuit pour faire croire à un vol de dragon vers le nord. Un seul domestique suffira amplement à faire grossir la rumeur. »
– Nous repartons pour le nord aussi vite que possible, des chevaux nous ralentiraient. Vous n’aurez qu’à dire à votre maître qu’il s’agit d’un cadeau pour avoir bien voulu interrompre ses affaires pour nous accueillir, annonçais-je en souriant aimablement au majordome qui n’avait visiblement jamais eu l’occasion d’apercevoir un dragon aussi prêt et qui semblait sur le point de se décrocher la mâchoire.
Je m’installais rapidement sur le dos de ma dragonne et elle bondit dans les airs en même temps qu’elle se rendait invisible. Je l’imitais aussitôt, et une seconde plus tard nous nous trouvions dans les airs.
– Je pense que nous devrions nous diriger vers le sud, j’ai repéré un petit bois pas très loin avec un lac pour me permettre de me poser sans encombre. Là-bas nous devrions pouvoir établir notre plan d’action avant de remonter vers Ill’s Town, proposa Céline.
Je lui indiquais que j’étais d’accord d’une caresse le long de son cou, puis entrepris d’ôter mon armure. À chaque fois que j’en ôtais un élément, je puisais à la source de magie pour le transformer en un bijou d’apparence modeste : une alliance en acier, un collier ou un bracelet de cuir, un pendentif en bois. Ainsi je pourrais l’avoir toujours à portée de main sans pour autant pouvoir me faire repérer.
Lorsque nous arrivâmes quelques instants plus tard en vue du lac, j’en avais terminé avec la partie haute de mon armure, même si j’avais eu besoin d’avoir recours à un peu de magie pour me défaire de mon plastron et de mes spalières. Mes jambières attendraient que nous soyons arrivés, Céline avait déjà entamé sa descente et elle comptait sur moi pour ne pas piquer un plongeon dans le lac. Je posais les deux mains sur son cou afin de m’ouvrir au maximum l’accès à la source et y puisais une quantité conséquente de pouvoir que je dirigeais ensuite vers la surface de l’eau. Utiliser la magie sur quelque chose sans le toucher demande un effort supplémentaire et une grande concentration, et ce à quoi s’attendait Céline était loin d’être anodin : il fallait que la surface du lac garde un visuel liquide pour ne pas nous faire repérer tout en devenant solide afin de lui permettre de se poser à sa surface. Il s’agissait d’un des secrets des dragons d’argent, et il fallait des années d’entrainement pour pouvoir maitriser cette technique dont l’astuce était de s’imaginer l’eau comme étant un miroir reflétant de l’eau. Une fois que l’image était bien ancrée en nous il suffisait de puiser la bonne quantité de magie et de bien la canaliser pour que le lac prenne la forme que notre esprit lui indiquait comme étant sa forme naturelle. Le résultat fut instantané, et comme la surface était devenue un miroir réfléchissant une image qui n’existait pas, seul un léger mouvement d’air trahit notre atterrissage. Céline se dirigea aussitôt vers le couvert des arbres bien qu’il n’y ait pas la moindre trace de qui que ce soit en vue. Une fois à l’abri des regards indiscrets, je descendis de son dos et terminait d’enlever mon armure avant de cesser de puiser à la source afin de reprendre mon apparence et de rendre au lac sa nature première. J’étais à présent vêtu comme un citoyen parmi les autres, et Céline avait repris son apparence humaine, mais cette fois elle portait une robe gitane aux couleurs très vives et au décolleté indécent.
– Bon, lançais-je à Céline, telle que je te connais, je suis certain que tu as déjà échafaudé un plan.
– Effectivement, le commissaire m’a donné une idée en nous parlant de la taverne. Nous allons nous faire passer pour des fugitifs, c’est d’ailleurs pour ça que je voulais nous éloigner un peu, quelques heures de marche rendront notre histoire plus crédible. Nous irons voir le tavernier qu’on nous a indiqué et nous lui raconterons que nous avons dû fuir la Bretagne en traversant la vallée de la Manche, que nous avons épuisé toutes nos économies pour arriver jusque-là et que nous sommes à la recherche d’un travail pour nous remettre à flots. Je lui proposerai mes services en tant que danseuse, si son établissement est principalement fréquenté par des malfrats il devrait apprécier de pouvoir les attirer avec autre chose que de la mauvaise bière. Quant à toi, tu te feras passer pour un ignare sachant se servir uniquement de ses bras, il te proposera peut-être un boulot de videur ou de bon à tout faire pour vérifier ce que tu vaux, ce qui te permettra de te faire remarquer et d’avoir une chance de rencontrer Miles. Si jamais il te propose tout de suite de prendre un poste à la mine, il faudra que tu refuses. Ça pourrait être un guet-apens ou bien pour connaître tes réelles motivations…
– N’as-tu pas peur que ça prenne une éternité avant qu’on me propose d’intégrer la bande? Surtout si je passe mon temps à déplacer des tonneaux et à récurer le sol de l’arrière-boutique?
– Ça prendra le temps qu’il faudra. Le général nous a recommandé la discrétion, et après ce que vient de nous dire le commissaire, la moindre précipitation pourrait nous couter l’échec de la mission. Il faut que nous soyons hésitants, nous ne sommes pas des malfrats et nous mêler à eux est censé nous inspirer du dégout et de la peur. Il faut que ce soit l’appât du gain qui nous motive, et rien d’autre!
– D’accord, mais si nous ne sommes pas des malfrats, pourquoi avons-nous fui la Bretagne?
J’adorais ces discussions avec Céline. Les recherches tac-tiques faisaient partie intégrante de notre entrainement et nous avions toujours brillé en la matière grâce à notre complémentarité : elle savait mettre au point des stratégies par-faites, et moi j’étais doué pour en trouver les failles ou les détails manquants.
– Pour ça, je te fais confiance, dégote-nous une histoire à dormir debout comme tu sais si bien le faire. Pourquoi deux amants, une danseuse et un tas de muscles sans cervelle pourraient bien se mettre les autorités à dos?
– Nous pourrions être des rebelles, mais ils pourraient nous encourager à continuer notre route ou bien nous livrer aux autorités pour assurer leurs arrières. Non, le mieux, ça reste une histoire de fesses, ce genre d’histoire amuse et passionne tellement qu’on en oublie généralement de creuser autour des aspects les plus intéressants.
Je portais mon pouce et mon index au menton comme à chaque fois que je réfléchissais à une excuse pour mes retards ou mes sorties nocturnes.
– Hummm, voyons, tu travaillais dans une taverne proche du palais, à la licorne ivre disons, ils changent régulièrement de personnel là-bas, et moi je bossais comme charrieur de pierre sur le chantier de rénovation du palais lui-même. Ainsi je pouvais chaque soir venir dépenser ma paye à ladite taverne pour boire un coup en regardant ma donzelle danser. Nous sommes lundi soir et la salle est principalement occupée par des militaires en relâche après avoir été de patrouille tout le weekend. L’un d’entre eux, un peu trop éméché en fin de soi-rée, monte sur l’estrade et te prend sur son épaule en te claquant les fesses et en beuglant tout ce qu’il compte te faire dans la nuit. Ces collègues se marrent, mais le patron n’apprécie pas et essaye de jouer la diplomatie pour qu’il te lâche. Moi aussi j’ai un peu bu, et je ne suis pas assez malin pour essayer la diplomatie, donc je monte et je fais les présentations entre son nez et mon front. Comme il a trop bu, il s’affale à terre sans riposter. Personne dans la salle n’intervient, ils sont partagés entre hilarité et panique, ils savent et pas nous que l’homme en question est un dragon d’argent. Nous partons sans demander notre reste, et le lendemain nos têtes sont placardées un peu partout en ville pour agression envers un membre de l’armée et soupçons de rébellion. Nous paniquons et nous fuyons aussi loin que possible en emportant le plus strict minimum.
Comme toujours, Céline soupçonnait que cette histoire n’était pas totalement le fruit de mon imagination. Et comme souvent, elle était loin d’avoir tort. Cette histoire ressemblait grandement à une mésaventure que nous avions vécue il y a cinq ans avec Victor, il était dans le rôle du militaire qui emportait la danseuse et moi dans celui du collègue mitigé entre hilarité et frayeur, quant à celui qui défendait la danseuse et avait donné un grand coup de tête à Vic, c’était le tavernier. La grande différence, c’est que le lendemain nous étions retournés à la taverne pour présenter nos plus plates excuses au propriétaire de l’établissement et à la danseuse.
– Quand je dis que tu as une mauvaise influence sur Victor… Me lança ma compagne avec un regard noir. C’est une histoire à dormir debout, mais après tout, tu t’y connais mieux que quiconque en ce qui concerne les histoires de beuveries, donc je vais encore une fois te faire confiance.
Sa connaissance de la vie nocturne était si proche du néant qu’elle m’avait toujours considéré comme le plus gros dépravé de la ville. Peut-être que de passer quelque temps à dormir à l’auberge lui fera un peu revoir ses idées reçues. Du moins, je l’espérais.

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