Toujours aussi rageuse, bouillonnante d’une fureur qui ne semblait pas m’appartenir, je me dirigeais vers les écuries. Toutes les Sœurs et les Saintes se trouvaient dans la Grande Salle, et les rares personnes que j’aurai pu croiser ne seraient que des Benjamines. Je n’avais donc pas à m’inquiéter. Et Sainte Syl’via ne viendrait pas me chercher jusqu’ici, bien trop occupée à gérer le buffet pour nos invités.
Mes doigts me picotaient, et j’avais l’étrange sensation de vibrer de l’intérieur. Je m’engageais dans les écuries par l’arrière, poussais une lourde porte en bois et me glissais à l’intérieur. J’attrapais un licol fait en corde accroché parmi d’autre sur la paroi de gauche et m’avançais vers les stèles alignées des deux côtés le long de l’allée centrale. Les têtes des chevaux sortirent de leurs boxes et m’observèrent. Certains hennirent même à mon approche.
C’était des bêtes magnifiques, massives avec des longues crinière et d’énormes pattes poilues. Nous les utilisions comme chevaux de traits et ils étaient très intelligent. Mon préféré se tenait au bout de l’allée, à côté de là où nous entreposions le foin et la paille. Je m’y rendis en marchant silencieusement car j’entendais des voix qui venaient de là bas. Intriguée, je tentais de comprendre les paroles.
Des voix d’hommes.
Un rire de gorge, bourru, retentit subitement et me fit sursauter.
Je passais devant le boxe du cheval que je voulais prendre et me penchais à son angle pour jeter un œil sur l’entrepôt. Assis sur de grosses bottes de foin, autour d’une table de fortune, 7 hommes bavardaient autour de chopes qui ne devaient certainement pas contenir de l’eau. Probablement du sirop de Jinouille.
Ils avaient beau avoir retiré leurs armures, je les reconnus comme étant les guerriers. Ils étaient moins que je l’avais cru au premier abords. Mais pourquoi étaient-ils là ? Pourquoi ne participaient-ils pas au banquet ? Avais-je mis trop de couverts ? En réfléchissant, je réalisais qu’en réalité, les assiettes que j’avais mise n’étaient autre que pour toutes les Sœurs du Couvent, excepté les Benjamines et Cadettes.
– Les amis, nous avons une petite souris qui nous tient compagnie depuis quelques minutes. Nous pourrions peut-être l’inviter à nous joindre.
Je sursautais et me cachais derrière la paroi de la stèle de mon cheval.
Je pensais avoir été discrète, pourtant. L’homme qui s’était exprimé avait une voix douce et mélodieuse, de celles qui rassurent et apaisent. Pourtant, elle gardait un timbre suffisamment virile pour ne pas se tromper quant au sexe de la personne. Sacrément séduisante, la voix.
– Sors de là, on ne va pas te manger tu sais, poursuivit la voix alors que les autres se taisaient.
Je retins ma respiration et tentait de me faire toute petite. Peut-être pensera-t-il avoir halluciné.
– Tu es sûr qu’il y a quelqu’un Ro’ ? Fit une voix grave et vibrante, de celles qui filent les jetons.
– Certain. Viens petite souris, tu ne peux pas me tromper ; j’entends ton cœur tout affolé.
Je posais frénétiquement ma main sur celui-ci comme si je pouvais le faire taire d’une pression. Comment, par Illios, pouvait-il entendre mon cœur battre ? Personne ne pouvait avoir une ouïe si fine.
Je lâchais ma respiration et m’aventurais timidement dans l’entrepôt. Tous les hommes avaient leur regard vrillé sur moi, et cela me mis aussitôt mal à l’aise. Je me tortillais sur place, le regard bas, essuyant mes mains moites sur ma tunique.
– Oh ! Une mignonne petite souris, fit la voix séduisante.
Je levais la tête pour voir lequel d’entre eux m’appelait ainsi. Perché en hauteur sur un gros carré de foin, il m’observait de sous ses longs cils blonds, un sourire à la fois moqueur et aguicheur. Son regard était d’un bleu si pur qu’on aurait dit ses yeux remplacés par deux diamants polis. Ses cheveux, quant à eux, étaient d’une telle blondeur qu’on les eu crus blancs, faisant davantage ressortir la couleur brune de sa peau qui elle-même faisait ressortir ses yeux. Son apparence avait un côté féerique qui me fit aussitôt penser à un elfe.
Assis sur ses talons, ramassé sur lui-même avec les poignets posés sur ses genoux, il avait tout de l’apparence du prédateur. Mais je n’aurai pu dire s’il me faisait davantage penser à un rapace qu’à un gros félin.
De ce que je pouvais voir, je devinais une carrure musculeuse avec des épaules larges et un bassin étroit.
– Arrêtes Ro’, tu vas lui faire peur, grogna la grosse voix de baryton de l’homme le plus proche de moi.
Ce dernier avait une tête ronde totalement dépourvue de cheveux avec cependant une épaisse barbe touffue qui lui mangeait la moitié du visage. Des yeux rieurs d’un bel émeraude surplombaient un nez légèrement épaté et une bouche invisible tellement sa moustache indisciplinée prenait toute la place.
Cet homme là prenait un espace considérable tant il était imposant.
Le fameux Ro’ bondit de son perchoir, atterri avec souplesse et s’approcha de moi d’une démarche aérienne, comme s’il survolait le sol plutôt que d’y marcher.
Je reculais instinctivement, les joues rouges. Je n’avais pas pour habitude d’être si proche d’hommes si jeunes. Les rares que j’avais pu voir étaient généralement loin de moi, et aucun ne s’était tenu ainsi à un pas de distance.
Ro’ pencha sa tête en avant pour tenter de me voir d’en dessous, avec un sourire si malicieux que j’eus la sensation de me retrouver en face d’un serpent. En moins dangereux peut-être.
– Coucou petite souris, je suis Ro’oger, et je suis charmé par votre délicieuse beauté. Auriez vous un nom tout aussi délectable que vous aimeriez partager avec moi ?
Si je pensais être incapable de rougir plus, je me trompais. Je tentais vainement de garder mes distances mais il me suivait aussi sûrement que si je n’avais pas bougé. Le rire tonitruant de l’autre homme-montagne retentit de nouveau, me donnant envie de me faire toute petite.
– Si tu étais aussi habile de ta langue que de ton arc, tu pourrais battre une horde de Strucs à toi tout seul. Quel gâchis, ajouta la voix bourrue.
Ro’oger se redressa, les poings sur les hanches, et pivota en direction de son gros ami qu’il gratifia d’un clin d’œil.
– Et toi Merlan, si tu étais aussi doué avec les filles que tu l’es avec ta hache, je n’aurai pas besoin de convaincre des Lices de passer une nuit avec toi, répliqua-t-il.
Deux autres de leurs compagnons éclatèrent de rire à cette réflexion, et je devinais presque mes oreilles en feu tant je devenais rouge de honte.
Dans notre couvent, les termes comme « Lices » sont à proscrire. Mais nous savons cependant ce que cela veut dire.
Les femmes Lices sont des femmes qui se donnent à des hommes pour un peu d’argent. Nous les accueillons toujours chez nous lorsqu’elles sont en détresse, mais rare sont celles qui viennent demander notre aide.
Je dévisageais les deux autres hommes qui riaient à gorge déployée. Ils se trouvaient côte à côte : l’un tenait une petite guitare tandis que l’autre aiguisait un couteau. Ce dernier ressemblait étrangement au seigneur chauve, les cheveux en plus et la graisse en moins.
Ses yeux verts, luisants, lui procuraient un charme certain, raffermi par un sourire parfait mis en valeur par une barbe naissante qui lui donnait un air négligé assez craquant. Je le trouvais jeune, certainement pas beaucoup plus vieux que moi.
Son corps était sec et élancé, et ses habits, tout en cuir marrons, ne faisaient que souligner ses muscles fins.
Le second à la guitare, en revanche, était bien plus petit et moins beau à regarder.
Son sourire un peu tordu aurait pu inquiéter, mais son rire sincère et son regard bleu profond adoucissait l’apparence de son visage. Celui-ci était anguleux, presque comme taillé dans la pierre, et ses joues creuses le vieillissaient certainement de plusieurs année.
Cependant, il était rasé de près, et j’étais certaine que sans ça, il aurait paru bien plus vieux. Par la suite, mon regard descendit sur son torse, exhibé à l’air libre. Je détournais les yeux, perturbée par l’effet que ses pectoraux et ses abdominaux parfaitement bien dessinés créaient chez moi.
– Con’rad, la ferme ! S’agaça le chauve, l’air morose et blessé.
Ce qui fit redoubler le rire de l’homme au couteau qui tomba à la renverse sur le foin tant il se tordait. Mon premier réflexe fut de lui retirer son couteau, de peur qu’il ne se blesse. Mais je n’en n’eu ni le courage ni l’occasion.
Je ne savais plus du tout où me mettre, un peu perdue parmi tous ses hommes.
Le licol toujours dans la main, je fis mine de reculer de quelques pas, histoire de m’éclipser discrètement. Mais Ro’oger pivota aussitôt la tête vers moi et me transperça de son regard d’aigle.
Son sourire apaisa son expression de prédateur et il me saisit le poignet pour m’entraîner vers leur table. Je tentais de m’échapper, paniquée, jetant des coups d’œil aux alentours en espérant trouver une échappatoire.
Pendant ce temps, le grand chauve jetait ce qui me sembla être des bouts de pain sur celui qui lui ressemblait.
– Merlan, tu gâches de la nourriture, soupira un curieux bonhomme, un peu à l’écart.
Il était sans contexte bien plus vieux que les autres. Ses cheveux hirsutes et sa barbe poivre et sel donnaient l’apparence d’une crinière de lion, auréolant un visage rond de jeune grand père ou bien d’un vieux père ayant vu trop de choses dans la vie.
Ses petits yeux étaient tellement enfoncés dans leur orbites que je n’en distinguais pas la couleur. Il me fit penser à Al’ji, mon vieux loup de mer, et je l’appréciais aussitôt. Bizarrement, j’étais moins méfiante à l’égard des vieux hommes que des jeunes.
Ro’oger me força à poser les fesses sur une petite motte de foin, et je n’y bougeai plus.
– Ro’oger, savais-tu que ces femmes ne sont pas habituée au contact d’un homme ? Alors cesse de la malmener où tu vas vraiment nous la traumatiser, poursuivis le bonhomme en lorgnant d’un air lugubre son compagnon.
Traumatisée. Je n’aurai pas mieux dit.
Ro’oger fit la moue et s’accroupit devant moi en me souriant comme pour me rassurer.
– Comment se nomme notre petite souris ?
Je détournais mon regard de ses yeux si sublimes. Devais je lui dire ? S’ils l’apprenaient, ça ne m’apporterait que des ennuis. Mieux valait qu’ils ne savent rien.
– Par Il’lis, vous n’arrêtez donc jamais d’empoisonner la vie des autres ? Tu vois pas que tu la déranges, fichez lui la paix bon sang.
Alors même que je cherchais la provenance de cette voix qui n’était pas encore intervenu, je vis un jeune garçon – plus jeune que moi de plusieurs années – se lever, à l’opposé de moi, et épousseter son vêtement. Son regard était sombre, ses sourcils froncés. Il n’avait que du duvet en guise de barbe et paraissait ridicule à côté de tout ces grands guerrier.
Pourtant, avec ses cheveux bruns indisciplinés et épais qui partaient dans toutes les directions, il promettait d’être un beau jeune homme, plus tard.
Son visage encore poupin était marqué par une dureté que je n’avais encore jamais aperçu chez un garçon si juvénile.
– Qu’est-ce que t’as Coco ? Serais-tu tombé amoureux au premier regard ? Argua Con’rad après avoir essuyé les larmes de son hilarité passagère.
Le garçon se contenta de le foudroyer du regard, et traça son chemin. Il passa à côté de moi sans un coup d’œil et s’éloigna en grommelant des insanités.
– Corantin ! N’écoute pas cet imbécile, tu sais bien qu’il te charrie ! Dit celui qui tenait la petite guitare.
– T’es fier de toi Con’rad ? Grogna Merlan en secouant sa grosse tête.
Un ours. C’était exactement ce à quoi il me faisait penser.
– Filinis, et si tu y allais ? Sans Keedan, je pense que tu es le plus apte à le calmer. Et ne sortez pas du couvent, si on vous cherche on ne saura pas où aller, intervint de nouveau le vieux bonhomme avec un calme à toute épreuve.
A ces mots, l’intéressé se leva et s’éloigna sans un mot. Il me fit tout de même un petit sourire désolé avant de s’éclipser sans un bruit.
Par rapport aux autres, il était maigrichon, petit, blond et se tenait légèrement courbé. Tellement discret que je ne l’avais même pas vu assis à même le sol près de Merlan. Durant toute cette discorde il n’avait pas bougé ni prononcé un mot, pourtant, il s’était aussitôt exécuté à l’ordre du doyen.
Mon attention fut reportée sur Ro’oger qui me dévisageait avec une telle minutie que j’avais la sensation qu’il allait me dévoré en se demandant par quel morceau commencer. Si je le connaissais, j’aurai presque eu l’impression de voir briller de l’adoration dans son regard.
Je m’éclaircis la voix.
– Heuuum…
Bien, premier échec lamentable. Je devais flirter avec le ridicule.
– Heu’um ? Répéta Ro’oger avec une expression de perplexité presque hilarante qui fut vite remplacée par un grand sourire. C’est charmant comme prénom ! Unique, comme ton regard, ho, et quel regard…
Maintenant, je ne parvenais pas à cesser de me tortiller sous son regard si profond. Il fallait vraiment que je décampe. Prenant mon courage à deux mains, je me levais de façon certainement un peu maladroite en essayant de ne pas frôler Ro’oger.
– Je suis désolée je dois… je dois y aller et euh…
Alors même que je trébuchais sur les mots, j’entendis soudainement Syl’via crier mon nom, et quelque chose me disait qu’elle se dirigeait par ici.
Décidément, elle me connaissait trop bien cette fichue cuisinière.
Je décampais donc avec précipitamment sans omettre une petite courbette d’adieux – je n’oublie jamais les bonnes manières.
Je mis le plus de distance entre eux et moi, passant par l’arrière des écuries et opérant un grand détour en demi cercle en passant par les jardins pour échapper à Sylvia.
La nuit était presque tombée lorsque je m’éveillai de ma cachette, un petit espace tout juste assez grand pour que je m’y roule en boule entre des buissons. Lorsque je me mettais sur le dos la nuit, un trou dans les feuillages me permettait de voir les étoiles, et lors d’insomnie, je venais me réfugier ici pendant de longues heures. Je ne me lassais jamais d’observer la constellation en rêvant d’aventures.
Ma colère s’était envolée avec mon sommeil, et je me sentais emplis de bien-être. Je me sentais sereine, en accord avec moi même. Je n’aurai pas su expliquer pourquoi, mais quand j’étais en contact avec la nature, je me sentais à ma place, entière. C’était mon foyer.
Un bruit de pas léger me fit me redresser, en alerte, et je cessais de respirer. Syl’via ne pouvait tout de même pas encore me chercher !
– Saan ? Chuchota la voix de Mina.
Je grognais tout en soupirant de soulagement. Ce n’était qu’elle. Les fougères bougèrent et s’écartèrent sur l’adorable minois de ma consœur. Elle était la seule à connaître cette cachette, et j’espérais bien qu’elle le demeure.
– Qu’est-ce que tu fiches ici ? Marmonnais-je en me faisant toutefois toute petite pour lui octroyer une place où elle se glissa sans se faire prier.
Elle s’agenouilla devant moi et nous nous retrouvâmes collées l’une à l’autre, comme au bon vieux temps.
– Sainte Syl’via t’a cherché partout.
– Mais tu ne lui as pas dit où j’étais, n’est-ce pas ?
– Oh non, jamais ! Je t’ai promis de ne jamais révélé ta petite cachette, s’offusqua-t-elle en faisant la moue.
Comment pouvait-on être si adorable ? Cette fille m’exaspérait, mais je ne pouvais pas ne pas l’aimer, et encore moins la rejeter. Si mon pouvoir était d’énerver les gens, le sien était tout autre.
– Pourquoi te caches tu ? Demanda-t-elle en voyant que je ne répondais rien.
Je gardais le silence, et son regard sembla soudain très triste.
– Tu sais, avant, tu me disais tout…
– C’était avant, Mina. Les choses changent. Et les gens aussi.
Nous ne parlions pas fort pour éviter de nous faire repérer. Nous étions loin dans les jardins, et les chances pour que quelqu’un se balade ici à cette heure indue étaient infimes, mais sait-on jamais.
– J’ai remarqué, pour aujourd’hui, fit-elle en ignorant ma remarque.
Je haussais un sourcil, pas certaine de comprendre de quoi elle parlait.
– Tu n’as pas assisté au repas.
Je levais les yeux au ciel en grognant.
– Ce n’est pas comme si j’y avais été autorisé,
répliquais-je un peu trop hargneusement.
Ce n’étais pas sa faute, mais le fait d’en parler ne m’aidait pas à me détendre. Je me mis à regretter le moment où j’étais confortablement seule et où mon seul soucis se révélait être de louper une étoile filante en regardant le ciel dans la mauvaise direction.
Je n’avais pas envie de discuter avec Mina. Je ne voulais pas voir cette étincelle de tristesse dans son regard, comme si elle comprenait quelque chose qui m’échappait mais qui était inévitable. Quelque chose qui ne lui plaisait pas particulièrement.
J’avais toujours eu le sentiment que Mina était différente. Je veux dire, moi aussi j’avais toujours eu la sensation d’être un être à part, mais chez Mina, j’avais parfois eu l’impression qu’elle voyait ou ressentait des choses qu’elle n’aurait pas dû.
Une nuit, lorsque j’étais enfant et alors que j’avais fait un cauchemar et m’étais éveillée en sueur, elle s’était faufilée dans ma chambre sans un bruit et s’était blottie contre moi. Elle ne m’avait pas entendu crier, et sa chambre était bien loin de la mienne ; même si elle s’était levée pour une quelconque raison, le fait qu’elle décidât de venir me voir à cet instant précis n’était pas un hasard. Du moins, je n’y croyais pas le moins du monde.
Les années avaient passé et je serais bien incapable de dévoiler toutes les choses curieuses qui s’étaient déroulées entre elle et moi, mais je savais une chose : Mina méritait de devenir la future Mère Prima. Elle en avait le caractère, la volonté et les compétences.
Mina avait un pouvoir extraordinaire et bien que je sois incapable de dire lequel, je savais qu’il était d’une incroyable puissance.
Peut-être voyait-elle le passé, le présent et le futur… cela ne m’aurait en rien étonnée.
– Je suis désolée de tout ça. Je voulais faire comme si je ne voyais rien, tu vois. L’autruche. Je ne voulais pas croire que les Soeurs te mettaient à l’écart, que tu avais un traitement spécial. Je… je suis désolée de t’avoir laissé là de-dans seule. Je crois que le repas d’aujourd’hui m’a fait comprendre certaines choses, poursuivit Mina sans s’offusquer de ma réponse.
Ses yeux brillaient dans le noir lorsqu’elle plongea son regard dans le mien. Elle cherchait à me transmettre un message, je le savais, mais je ne parvenais pas à le saisir. Lui demander aurait été une offense.
Mina eu un rire nerveux, accompagné d’un petit hoquet comme si elle se retenait de pleurer.
– Tu t’engages sur un chemin sacrément périlleux, tu sais. Mais saches que je serais toujours de ton côté, quoi que tu décides de faire.
Alors même que je réfléchissais au baragouinage quel m’offrait, Mina se jeta sur moi et me serra si fort que j’en eu la respiration coupée. La tête enfouie dans ma chevelure auburn au niveau de mon cou, je sentis son souffle caresser ma peau lorsqu’elle chuchota dans un souffle :
– Je t’aime Saan’ee, prends soin de toi, d’accord ?
Et elle disparue.
Je clignais des yeux, son odeur de fleurs printanières persistante autour de moi. Je n’avais pas compris tout ce qui venait de se dérouler, mais si j’avais des questions il était trop tard pour les lui poser. Elle s’était échappée si vite ! Comme si elle avait le diable au trousse.
Et j’avais l’étrange sentiment d’avoir loupé un chapitre.
Après son départ, je restais allongée dans ma cachette un long moment à réfléchir – plutôt à tenter – aux événements de la journée.
Une impression de renouveau s’était emparé de moi, comme si j’avais pris une décision dont je ne connaissais pas encore l’étendue. Non seulement je me sentais en paix avec moi-même, mais je me sentais en plus libérée d’un énorme poids dont je n’avais pas eu conscience jusqu’à présent. Quelque chose s’était éveillé en moi, quelque chose qui avait l’air de parfaitement savoir où aller et quoi faire.
Et je ne voulais qu’une chose : suivre cet instinct.
Mon esprit était en ébullition et j’étais tellement excitée que je ne tenais plus en place. Je pouvais maintenant distinguer à la perfection la constellation dans le ciel dégagé. La nuit était belle, douce et calme.
Quand je m’aventurais hors de ma cachette et me mis debout en époussetant ma tunique, je vis un spectacle splendide.
Devant moi se tenait un énorme Saul pleureur, le plus gros de notre jardin. A ses racines, un morceau du lac s’étendait sur quelques mètres pour former un ovale assez conséquent avant de s’évaser en un arc de cercle et de repartir vers le couvent, dans mon dos.
Ce lac était était grand et formait de nombreuses intersections à tel point qu’on aurait presque pu le confondre avec une rivière, tant son eau était claire et ses chemins nombreux comme des tentacules.
Une multitude de sons nocturnes vrombissaient autour de moi. Les grenouilles et quelques crapauds qui paraissaient certainement dans le lac croassaient dans une délicieuse harmonie, accompagnés par le gloutonnement de quelques fontaines que nous avions construites. Des grillons et quelques criquets semblaient avoir envahi le lieu. Une hulotte hululait non loin de là, et le hurlement singulier d’un renard retentit dans la nuit.
Émerveillée, j’ouvrais de grands yeux alors que l’obscurité nappée du rayonnement lunaire se couvrait d’une myriade de points lumineux.
Jaillissant des arbres, des roseaux et même de l’herbe, je me retrouvais subitement entourée de lucioles. Des centaines de milliers. Elles me frôlaient, flottant dans le vent tel du pollen. Mon émerveillement allait croissant alors que j’entendais chuchoter une douce mélodie qui me parvenait au creux de l’oreille comme si elle était soufflée par la brise nocturne.
Mon corps fourmillait de nouveau de la même façon que lorsque j’avais été en colère plus tôt dans la journée.
Mais cette fois, aucune violence ne m’animait.
Je levais mon visage et l’offrait à la lune alors même qu’un fin nuage brumeux venait se confondre avec elle, lui apportant une touche d’ombre et d’arabesque nuageuse. Je parvenais presque à distinguer une bouche et deux yeux. Je souris. D’un sourire libéré de toute contrainte, d’un sourire sincèrement heureux et paisible.
Alors que je tournais les talons en me dirigeant vers la façade du couvent, un ruban de luciole se forma devant moi, ondulant dans la nuit comme pour m’ouvrir un chemin luminescent. Ce dernier était dirigé exactement là où je comptais me rendre, et sans une hésitation, je me mis à courir – cependant à pas feutrés – pour rejoindre les écuries.
Je dus faire le tour de l’aile Ouest pour éviter à avoir à traverser les couloirs sombres et froids du Couvent pour couper. Mais une fois en vue du bâtiment fait moitié de bois, moitié de pierre, je ralentis ma course et retins mon souffle pour repérer des voix. Mes amies les lucioles avaient disparues, mais je ne m’en faisait pas pour cela.
Elles avaient fait leur partie du travail, c’était maintenant à moi de faire le mien.
A mon grand soulagement, aucune voix ne me parvint de l’entrepôt où auraient dû se trouver les hommes que j’avais rencontré aujourd’hui. Soit ils dormaient tous sans un bruit – ce qui m’aurait sincèrement surprise, étant donné l’absence de ronflement – soit ils dormaient dans un des dortoirs du Couvent prévu aux invités.
Ou alors, et cette solution me semblait la plus probable, ils étaient partis. Pour vérifier mon intuition, je me dirigeais à pas décidée vers l’extérieur des écuries où leur chevaux avaient tous été attachés, à l’opposée de ma position. Et au plus proche de la porte principale du couvent. De là où je me trouvais, je n’aurai pas pu le deviner, étant donner les multiples parois des stèles ainsi que des poteaux qui me coupaient toute vision.
Mais ce n’était pas un soucis, il me suffisait de garder un œil sur la cour principale et sur les fenêtres du Couvent. Une partie de plaisir !
Je fus cependant rapidement capable d’affirmer avec certitude que les chevaux des guerriers n’étaient pas présents, et je me réfugiais aussitôt sous le toit de l’écurie de peur d’être aperçue par une sœur qui aurait fait une insomnie. Je me dirigeais donc rapidement vers l’équipement nécessaire pour atteler mon cheval, ainsi qu’un sac en toile suffisamment conséquent pour emporter une gourde d’eau et du pain dur qu’avaient dû délaisser les guerriers en partant. Ce n’était pas grand chose, mais je ne comptais pas passer plus d’une nuit seule. Il me serait alors évident de trouver de la nourriture, même sans un sous en poche.
Mais alors que mon cheval était prêt, je réalisais que je n’était pas du tout habillée pour monter à cheval. En outre, je n’avais pas pensé à prendre d’affaire de rechange.
Jurant à voix basse, je tapotais l’encolure de mon cheval favoris pour lui intimer de m’attendre sagement. Mon arrivée avait causé quelques hennissement, mais ce ne fut rien comparé au déluge de protestation qui accompagna mon trajet jusqu’au hall du Couvent. Ce que j’entreprenais n’était clairement pas une bonne idée, mais je n’avais pas d’autres choix.
J’espérais seulement ne pas tomber sur une sœur. Au pire des cas je pourrais éventuellement mentir en inventant une histoire à dormir debout en prenant pour excuse un pseudo cauchemar.
Seulement mon départ serait bien plus vite repéré. Et je ne voulais pas qu’on réalise si rapidement que j’étais partie…
Je m’aventurais donc avec une grande prudence dans les couloirs mornes et froids qui m’avaient vu grandir. Aucune lumière magique n’était allumée, et ne désirant par me faire repérer, je continuais dans l’obscurité. Heureusement pour moi, de grandes fenêtres permettaient aux rayons de la lune de me diriger. Je dus monter à l’étage pour aller jusqu’à ma chambre, et une fois à l’intérieur, ma gorge se serra.
J’avais beau être préparée et convaincu de mon départ, voir ainsi cette petit chambre où je dormais depuis des années me fit mal au cœur. Il était vrai que je ne savais pas ce que je gagnais, mais je savais parfaitement ce que je perdais.
Et je n’avais aucun regret. Ma vie n’était pas ici, j’en avais l’intime conviction à présent.
Prenant mon courage à deux mains et refoulant mes émotions, je récupérais des affaires commodes pour voyager : une petite lampe à énergie magique que je savais allumer, des pantalons amples plus pratiques que des robes pour monter à cheval ainsi que quelque t-shirt et deux tuniques de Sœurs qui pourraient me servir. Le tout entrait parfaitement dans mon sac de toile, que je refermais en tirant sur une petite languette en nœud coulissant.
J’ouvris ensuite ma penderie où je trouvais, roulé en boule, un genre de maigre matelas et une couverture en laine que j’utilisais parfois lorsque j’avais décidé de dormir à la belle étoile. Je farfouillais ensuite dans ma chambre à la recherche d’une corde dont je me servis pour nouer mon lit de camp improvisé, que je glissais sous mon bras.
Je me redressais et fis un tour d’horizon. Ma chambre était parfaitement rangée. En même temps, elle n’était pas bien grande et ne contenait pas grand chose : un lit, une commode servant de table de chevet, un bureau et une penderie. Il n’y avait rien de plus qu’un encrier, des plumes et du papiers sur le bureau. Et la seule chose de personnel que je possédais était une toute petite rangée de livres disposés sur la commode. Je la parcouru rapidement d’un doigt et choisi un seul livre : « Le Trio Légendaire » que je mis aussitôt dans mon sac avant de quitter précipitamment le lieu avec mes deux paquets, sans un regard en arrière. Ma misérable existence d’ici se résumait à quelques misérables bouquins entreposés dans une misérable chambre.
Mais c’était fini.
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