« — Cible en visuel. »
Léa sortit la tête de ses mains et tourna la tête vers l’écran sur son bureau. Les indicateurs clignotaient dans un coin, en haut à gauche – portes verrouillées, boucles d’images sur les caméras, détecteurs dans les couloirs, connexion sécurisée. À cette heure-ci, il n’y avait plus personne dans les bureaux, mais Léa ne prenait aucun risque. L’opération qu’elle menait était illégale, non autorisée, et pourrait la faire licencier – dans le meilleur des cas.
Mais c’était une affaire personnelle.
« — Montrez-moi. »
Le réticule d’un viseur apparut à l’écran, révélant le visage d’une femme âgée. Malgré les nombreux traitements qu’elle avait subis, de profondes rides couvraient sa peau, et les racines de ses cheveux grisonnaient sous la coloration. Comme toujours, elle portait les dernières créations de son couturier italien fétiche, dont le style n’avait fait que s’affadir avec les années. Elle donna un ordre aux quatre gardes du corps qui l’entouraient, que Léa n’entendit pas. Par acquis de conscience, elle lança le logiciel de reconnaissance faciale, mais elle n’avait aucun doute. C’est Irina Doubinski que son tireur avait dans le viseur.
« — Ordre ?
— Attendez. »
Deux des gardes du corps partirent en avant et traversèrent le hall, qui était encombré d’une foule compacte. La plupart des silhouettes étaient noyées dans les parkas isothermes que la ville fournissait à chaque nouvel arrivant, pour résister à une éventuelle sortie dans le froid de l’Antarctique. Seuls les plus riches, qui descendaient d’un des deux terminaux privés, étaient dispensés de cette pièce de tissu doré. Mais tous devaient passer devant le service des entrées, présenter le laisser-passer biométrique standard, avant de quitter le hall. Celui-ci s’élevait sur cinquante mètres de haut, et était bordé de nombreuses galeries et passerelles sur lesquelles on avait disposé des boutiques. Certaines d’entre elles étaient désaffectées. Un rêve de tireur embusqué. Un énorme panneau brillant trônait au-dessus des portes, clamant un ronflant « Bem Vindo Na Cidade De Nova Energia ».
Léa observa attentivement le visage d’Irina Doubinski, ce visage qui l’avait poursuivie durant treize longues années. Elle avait imaginé des centaines de plans, de méthodes pour atteindre cette femme, serrer ses mains autour de son cou et lui briser la nuque. Mais elle n’avait pas pu. D’abord, ses supérieurs l’en avaient empêché, pour ne pas mettre en danger leur alliance avec la société dans laquelle travaillait cette femme. Puis les responsabilité, et le temps. Léa s’était presque laissée détourner d’une vengeance légitime. Et si sa bonne mémoire était un fardeau qu’elle avait parfois du mal à porter, en cet instant elle appréciait la saveur âcre de la rancune.
Au milieu de l’Atlantique, Irina Doubinski avait fait tuer un de ses hommes, puis s’était enfuie avec un sourire. Depuis, elle s’était terrée aussi loin que possible de la main de Léa. À présent qu’elle venait enfin de revenir à la Cidade, ce jeu de cache-cache pouvait prendre fin.
Les deux gardes revinrent et firent leur rapport, Irina s’apprêta à sortir du hall.
« — Cible en mouvement. Je vais la perdre.
— Allez-y. »
Le silencieux était rudimentaire, tout comme le reste de l’arme, un vieux fusil de l’armée israélienne. C’était tout ce que Léa avait pu faire entrer en ville. Mais l’antique cartouche de 7,62 OTAN prouva sa fiabilité en ouvrant un trou net dans la tête de la femme d’affaire. Celle-ci s’effondra sur ses genoux, d’une manière grotesque. La foule mit quelques secondes à réagir avant de hurler et de courir. Le reste n’était qu’un bruit de fond alors que le tireur commençait à démonter le viseur avec efficacité. Sans perdre de temps, il rangea le cylindre dans sa poche et sortit par la porte de derrière.
« — Extraction.
— Bien. Appliquez la procédure convenue, un de nos agents vous attendra au quatre-vingt-douzième étage.
— Reçu. »
Pendant un instant de silence, Léa se demanda si cette mort lui faisait quelque chose. Si elle devait se sentir exaltée, ou quoi que ce soit d’autre. Mais non, rien d’autre que la satisfaction ordinaire d’un travail mené à terme. C’était une déception, après tant d’attente. Elle s’imaginait que sa joie serait plus féroce, plus intense. Elle haussa les épaules et changea de canal sur le clavier.
« — Kyong-Hee, tu es là ?
— Ouais. Je viens d’éclater mon record à Slap The Mouse!, t’es impressionnée ?
— Il arrive sur toi, alors coupe-moi ça.
— Ok, ok, t’énerve pas ! Il l’a eu au moins ?
— Au prix où on le paie, c’est un minimum… »
La Coréenne était une ancienne subordonnée de Léa qui avait désormais sa propre équipe. Elle bossait toujours pour la direction des opérations extérieures de la EagleEye. Elle vouait à Irina une haine tout aussi palpable que celle de son amie. Lorsque le tireur sortirait de l’ascenseur, elle le supprimerait et ferait disparaître son cadavre dans un incinérateur industriel. Les enquêteurs de la Northwind qui viendraient pour trouver des indices n’auraient qu’un fusil du siècle dernier à se mettre sous la dent, sans empreintes ni ADN. Et s’ils trouvaient malgré tout une piste, ce serait un cul-de-sac, parce que les cendres de l’assassin seraient déjà dispersées aux vents glacials de l’Antarctique. La Northwind n’aurait que des fantômes à accuser, et aucune mesure de répression ne serait effectuée contre la EagleEye. Et donc, contre Léa.
Dans ce genre d’opération, à de multiples niveaux d’illégalité, la sécurité l’emportait invariablement sur les considérations morales.
Toujours perplexe à propos des sentiments que cet assassinat devait lui faire ressentir, elle se leva et marcha vers le mur. Son bureau était proche du sommet d’Epsilon-2, une des douze arcologies qui constituaient la Cidade. Les parois de ces immenses tours, qui pouvaient chacune abriter des dizaines de milliers de personnes, étaient constituées d’un alliage cristallin dont le brevet était détenu par la Diamond. Un réseau de nanomachines courrait à travers le matériau et permettait de faire varier son opacité, une option indispensable pour adoucir la clarté aveuglante de l’été polaire. Il réparait automatiquement les dégâts structurels, ce qui évitait aux habitants d’être exposés aux températures extérieures. Pour le moment, Léa l’avait réglé sur très sombre. Après deux jours passés dans ce bureau à régler les problèmes les plus urgents, portée par les amphétamines sécrétées par un implant dans sa gorge, la moindre lumière un peu forte lui refilait une sale migraine. Elle avait envie de dormir. Peut-être que c’était ça qui lui gâchait son plaisir. Le besoin primaire d’une longue nuit de sommeil et d’oubli.
Le soleil brillait fort sur les tours, malgré le filtre. Douze fantastiques piliers de verre qui s’élevaient à des kilomètres au-dessus de l’inlandsis. Ancrés dans cette épaisse plaque de glace, et dans la pierre en-dessous, elles partaient toutes de larges bases pour se finir en pointe au sommet. Des ponts couverts et des tunnels sous la glace les reliaient entre elles, de sorte que l’on pouvait vivre ici sans jamais sortir à l’air libre. Certaines personnes supposaient qu’on pouvait voir la ville depuis la Lune, mais c’était impossible à dire depuis qu’une comète avait explosé dans l’atmosphère et fermé l’accès à l’espace, trente ans auparavant. Et dire que tout ça avait été vendu aux Nations Unies comme un « complexe de recherche », quelle farce…
Au loin, Léa voyait la tour Delta-3, le siège social de la Northwind, là où la panique devait commencer à monter dans la spire. Les accès se verrouillaient les uns après les autres, mais elle n’était pas inquiète. Kyong-Hee était aussi efficace qu’implacable. Elle ferait disparaître le corps bien avant qu’on ne le retrouve. Il lui suffirait ensuite de se trouver une planque pour quelques heures, et sortir discrètement le moment venu. Rien de plus simple pour elle. Cela dit, Léa préféra vérifier.
« — Ky, tout va bien ?
— Ouais, ça va. » Sa voix était courte, elle haletait. « — Mais choisis-en un moins lourd, la prochaine fois.
— Reçu. Je bouge, à plus tard. »
Elle vérifia les protocoles qu’elle avait mis en place pour effacer ses traces avant de partir, mais il n’y avait rien à craindre. C’était du solide, des programmes conçus par une autre membre de son ancienne équipe. Aucun risque de ce côté là. Pour rejoindre Epsilon-3, où elle avait son appartement, il lui fallait traverser le gouffre béant entre les deux tours. Un employé aurait dû emprunter un tunnel, mais son statut lui offrait quelques avantages, comme l’accès aux passerelles qui enjambaient le vide. Celles-ci étaient traversées par des navettes sur rails qui faisaient le trajet en quelques minutes. Dans les rames, essentiellement des cadres de haut niveau et leur personnel. On partait du principe que les personnes aux niveaux inférieurs avaient plus vite fait de passer par les tunnels que de monter des centaines d’étages jusqu’ici. Dommage qu’ils n’aient pas la chance d’admirer les flèches de cristal s’élancer vers un ciel si brillant qu’il en devenait douloureux. Au loin, Léa pouvait voir le dôme géodésique à moitié terminé, une silhouette massive qui avalait déjà une bonne partie de la ville. Lorsqu’il serait terminé, on pourrait mettre en place un véritable contrôle climatique sur toute la Cidade, construire des jardins et des bâtiments au sol, et s’extraire définitivement de la gangue de glace. Elle s’impatientait déjà de respirer un air qui n’aurait pas été passé au crible des unités de recyclage.
Une paire de couloir et un ascenseur plus loin, elle arrivait enfin dans l’enfilade anonyme des appartements grand standing, dans le plus haut tiers d’Epsilon-3. Elle passa la main sur le détecteur pour ouvrir la porte et entra. Son appartement était un cinq pièces comme des dizaines d’autres à cet étage, des logements luxueux pour l’élite de la ville. Elle enleva sa veste en grimaçant de la raideur de ses épaules, et marcha d’un pas incertain dans le noir. On avait obscurcit les murs au maximum, une seule flaque de lumière sortait de la cuisine. Elle s’y dirigea comme un papillon attiré par une lampe, la démarche rendue incertaine par le manque de sommeil induit chimiquement. Nyobe buvait une tasse de rhum en lisant un livre sur une tablette, la tête négligemment posée sur sa main. Une grosse unité Kitch’n’tek occupait le mur derrière elle, du café montait dans un bol sur comptoir. Léa sourit en voyant la femme qui partageait sa vie depuis ces onze dernières années. Sa peau d’un noir profond avait été refaite plusieurs fois, car elle n’avait pas l’aversion de Léa pour la modification corporelle. C’était d’ailleurs son fond de commerce, comme le montrait l’implant auditif qu’elle avait conçu elle-même. Nyobe était chercheuse en cybernétique, l’une des plus douée jamais engagée par la EagleEye. Mais elle, elle ne s’embourbait pas dans des horaires de travail aberrants, au moins.
« — Salut chérie.
— T’es enfin revenue. » répondit la chercheuse d’une voix sèche. « — Alors, c’est fait ?
— Ouais. C’est réglé.
— Bien. »
Diana Fary Nyobe et Léa Fontaine s’étaient rencontrées sur une île artificielle au large du Cameroun, nommée Odyssée. C’était là qu’Irina avait fait tuer le subordonné de Léa. Ainsi, Nyobe comprenait très bien la haine que sa compagne vouait à la responsable de la Northwind. Mais ça ne l’empêchait pas de désapprouver fortement cette vengeance sanglante, autant par une certaine forme de conviction humaniste que pour les risques évidents que l’opération leur faisait encourir à toutes les deux. Léa se servit un café et s’assit sur une chaise en plastique sans dossier qui faisait vraiment low-tech dans le décor. Une forme d’opposition puérile.
« — Comment va Iridia ?
— Elle dort. Elle te demandait, tu sais, elle voulait savoir où tu étais.
— Je suis sûre que tu t’en es très bien sortie. »
Elle entrouvrit la porte d’une chambre pour voir une jeune fille endormie dans un lit. Sous la couverture, on voyait tout juste une longue tresse de cheveux d’un blond cendré. La gamine avait treize ans et venait de Palestine. Elles l’avaient adoptée après la mort de ses parents biologiques lors de l’opération israélienne Sécurité Absolue, après la 4e Intifada. Des volontaires l’avaient retrouvée errante dans les rues alors qu’elle n’avait que cinq ans, complètement déboussolée. De refuges de fortune en orphelinats hauts de gamme pour occidentaux compatissants, elle avait changé trois fois d’identité. Nyobe l’avait laissée se choisir un nom lorsqu’elle était arrivée en Antarctique.
Depuis quelques années, l’exposition d’Iridia à certains agents chimiques dans la bande de Gaza faisait sentir ses effets. Elle avait de plus en plus de mal à marcher, à respirer, la douleur était constante. Si sa cybernéticienne de mère ne trouvait pas une solution, elle ne passerait pas la vingtaine. Cette situation frustrait terriblement Léa, qui ne pouvait rien y faire et devait se contenter de la regarder dépérir. Et cette frustration empuantissait ses relations avec Nyobe, autant que l’avait fait son obsession de vengeance. Une décennie de vie commune n’avait pas suffit à régler leurs différents essentiels. Mais elle devait bien admettre qu’elle comprenait beaucoup mieux le monde qui l’entourait depuis. La chercheuse lui avait au moins fait perdre une grande part de ses jugements préconçus.
Son café refroidissait doucement dans la grande tasse jaune rayée de vert que Léa avait achetée pour trois sous dans une échoppe pour touriste au Brésil, lors d’une des rares périodes de vacances qu’elles avaient pu prendre toutes les deux. L’odeur chaude et riche lui rappelait Odyssée. Nyobe avait encore un frère au Cameroun qui avait repris les plantations de caféiers après la mort de leurs parents. Elle y retournait tous les six mois environ, pour se souvenir.
« — Ça va, elle a l’air de bien dormir. » dit Léa en revenant s’asseoir.
« — Si jamais elle a à nouveau une crise, les capteurs m’avertiront.
— Est-ce que vous avez avancé au labo ? Tu as trouvé ce qui la mettait dans cet état ? Elle ne va pas tenir très longtemps, tu sais… »
Nyobe sourit malgré l’évidente fatigue qui se lisait dans les cernes sous ses yeux marrons. Elle passait désormais la plupart de son temps libre à chercher une solution au problème de sa fille, après avoir organisé la plus grande révolution technologique du siècle. Sa maîtrise des procédés d’implantation de prothèses avancées dans le corps humain était inégalée. Si quelqu’un pouvait trouver une solution à ce dont souffrait Iridia, c’était bien elle.
« — J’ai discuté avec un type de Seattle qui bosse pour Neogenesis. Il a pas mal de clauses d’exclusivité sur le dos, mais il a accepté de me mettre sur une piste. D’après lui, on peut désormais obtenir d’excellents résultats en corrigeant le problème en temps réel, plutôt qu’en essayant de s’attaquer à la source. »
Léa fit une moue perplexe et tira une bouffée sur une archaïque cigarette électronique qu’elle avait sorti de sa poche. Elle avait commencé à fumer ce truc pour se sevrer de la clope, mais elle n’avait fait qu’échanger une addiction contre une autre. Au moins, celle-ci avait meilleure odeur.
« — Je préférerais qu’elle ne passe pas sa vie enchaînée à des appareils médicaux, si tu veux mon avis…
— Tu penses encore comme au siècle dernier, ma chérie. » répondit Nyobe en penchant la tête, comme pour désactiver d’avance une moquerie supposée. « — Mitchell – le nom du type – n’a pas été très clair sur ce qu’il entendait par là, mais je sais lire entre les lignes. Tu te souviens de cette mission à Washington, il y a deux ans ?
— Ouais, et alors ? »
Une des rares occasions où Nyobe avait accepté de mettre ses compétences au service de l’emploi résolument meurtrier qu’occupait sa femme à l’époque. Léa avait câblé un dispositif de sa création au système de ventilation d’une ambassade sud-africaine. L’objectif était un criminel de guerre recherché par la CPI et qui avait terni l’image de la EagleEye. Lorsqu’il était entré, il avait subi de graves dysfonctionnements de la plupart de ses organes vitaux.
« — J’avais utilisé une architecture de nanomachines autoreproductrices, programmées pour reconnaître le mec. Ses faiblesses étaient toutes dans son dossier médical, il m’avait suffit de leurs dire où frapper.
— Où est-ce que tu veux en venir ? En quoi cela peut aider notre fille ?
— Je pense retourner le processus à son avantage. Faire une carte détaillée de tous les symptômes, puis lui implanter une architecture pour les compenser. Elle pourrait presque vivre normalement avec ça. »
Léa secoua la tête dans un réflexe de dénégation, partagée entre la peur qu’elle avait de voir disparaître son enfant et sa méfiance envers les technologies d’implantation. Sans compter cette très désagréable sensation de ne pas du tout maîtriser la situation. Un sentiment auquel aurait pourtant dû être habituée. C’était son lot quotidien depuis la moitié de sa vie, après tout.
« — Ça implique que tu sois toujours derrière elle pour corriger les bugs éventuels. Ou une altération de ses symptômes. Et nous ne sommes plus toutes jeunes, Nyobe, tu le sais autant que moi.
— C’est vrai. Mais je préfère ça plutôt que de voir son coeur ou son foie s’effondrer avant qu’elle n’atteigne l’âge adulte.
— On ne devrait pas lui demander son avis ? Elle est assez grande pour comprendre ce qui est en jeu. »
Nyobe réfléchit quelques secondes, puis acquiesça.
« — Tu as raison, on ne peut plus la laisser hors du coup. Je lui en parlerai demain en l’amenant chez son précepteur.
— Merci. Je vais aller dormir, tu m’en veux pas, mais je sens que je vais m’effondrer là.
— Bien sûr. Je te rejoins bientôt, repose-toi. »
Léa se leva d’un pas hésitant, sentant les dernières parcelles de stimulants quitter son organisme épuisé. Il était temps pour elle de recevoir le peu d’heures de sommeil qu’elle pourrait voler à cette semaine de folie. Demain, elle devrait faire bonne figure au bureau, générer l’inévitable crise résultant de l’assassinat en règle d’une haute dignitaire de la Cidade. Jouer la compassion, faire front avec le reste du troupeau, se montrer plus royaliste que le roi, pour ne soulever aucune accusation. Il y aurait des soupçons mais pas de preuves. Ça suffirait pour que la tempête passe loin au-dessus de sa tête.
La chambre était autant la pièce où elles dormaient que l’annexe du laboratoire de Nyobe. La passion de la chercheuse pour son travail était assez envahissante pour qu’un gros établi encombre un mur entier. Elle y avait jeté pêle-mêle une boîte à outils où la couche de saleté cachait du matériel de prix ; un bras, une jambe, une main en pièces détachées ; un dessin de définition d’une prothèse oculaire blindée étalé en-dessous. Dans tout ce fatras, les seules preuves que Léa vivait ici tenaient en deux objets : un holster qui contenait son flécheur électromagnétique, une arme offerte par son patron, des années auparavant ; et une photo de ses parents, vieille de vingt ans. Pour ce qu’elle en savait, ils devaient être encore en vie. Parfois, elle voulait rentrer en Europe, retourner les voir. Mais il n’y avait pas de prescription lorsqu’on était recherché dans une affaire de terrorisme.
Sans même se déshabiller, elle se laissa tomber sur la couette et s’enroula dedans. Le matelas se moula autour de son corps comme une main bienveillante. En une poignée de minutes, elle sombra dans le sommeil.
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