Saan’ee
3
De retour dans les écuries, j’attachai fermement mon faible paquetage à la selle de mon cheval et l’enfourchai sans attendre. Jusqu’à présent, je n’avais éveillé personne, mais cela ne durerait pas et je devais partir sur le champ pour mettre le plus de distance entre moi et le Couvent.
Tapotant l’encolure de mon étalon pie noir, je pressai ses flans avec mes talons en le dirigeant vers le grand portail ouvert. C’était malheureusement la seule entrée du couvent, et pour la passer, je devais m’aventurer à découvert et franchir les graviers de la cour. Je grinçai des dents en entendant le vacarme que produisaient les sabots de mon cheval sur les pierres, mais j’avais peur qu’en le mettant au trot, cela soit bien pire.
Franchir le grand portail me parut une éternité, et je ne cessais de regarder par-dessus mon épaule pour surveiller les fenêtres du bâtiment. Lorsque je jugeai que j’étais suffisamment loin, je mis mon destrier au trot, histoire de l’échauffer avant d’augmenter radicalement sa vitesse. Je suivis le chemin de terre qui serpentait en s’éloignant du couvent jusqu’à rejoindre une route perpendiculaire.
Autour de moi, la nuit semblait bien plus douce et plus silencieuse que dans les jardins. De part et d’autre du chemin de terre menant au couvent, des champs s’étendaient à perte d’horizon, tandis qu’en bordure de la grande route se dressait une majestueuse forêt composée de chênes verts et feuillus qui étendaient leurs majestueuses branches en signe de bienvenue.
Une fois sur la grande voie, je parcourus une certaine distance au petit galop, tout en évitant de regarder derrière moi. Je continuai ainsi jusqu’à apercevoir un petit chemin s’enfonçant dans les bois, assez épais pour accueillir deux cavaliers côte à côte sans contact.
Je m’arrêtai devant et pris un instant de réflexion. Quelles étaient les chances pour qu’ils aient emprunté cette route-ci ? Me mordillant la lèvre inférieure nerveusement, je tentai de me mettre à leur place, mais peu importe la décision que je pensais prendre, cela aurait été par pur hasard. Je n’avais aucun moyen de deviner leur route ; il n’y avait aucune trace sur la terre sèche qui indiqua le passage de chevaux.
Je poussai un soupir et me résignai à employer une autre méthode. Fermant les yeux, j’entrepris de me calmer en inspirant profondément.
Je calquai mon rythme cardiaque sur le calme de la nature et me concentrai sur les bruits ambiants. Mon cheval gigotait légèrement sous moi mais restait parfaitement à l’écoute de mon corps.
Je visualisais la forêt à ma gauche, l’étendue de champs à ma droite et la voie lactée au-dessus de ma tête. J’imaginais la panoplie des vies autour de ma petite existence et me laissais emporter par la puissante énergie de la nature. Je l’appelais à moi, l’invitais à s’offrir à moi comme j’acceptais de m’offrir à elle.
Cette force me traversa et emplit mon être avec douceur, comme si elle tâtonnait mon âme, me reniflait comme un chien l’aurait fait pour connaître mon odeur.
Elle me testait, me ressentait. Et lorsqu’elle me reconnut, elle sembla pousser un soupir qui ondula sur ma peau, entraînant un frisson à sa suite. Elle se mit à me chuchoter dans l’oreille et une douce et légère brise s’éleva, poussant doucement mon épaule droite, en direction du petit chemin entre les buissons.
-C’est parti, chuchotais-je en claquant de la langue pour inviter mon destrier à s’engager dans l’étroit passage.
Je le laissai au pas, gardant les yeux mis clos pour ne cesser de ressentir cette brise qui me poussait maintenant dans le dos. La forêt semblait murmurer sur mon passage, carillonnant de mille et une symphonies naturelles qui rendait le lieu magique. Et il l’était, sans aucun doute.
Je savais qu’en étant davantage à l’écoute, je pourrais presque entendre comme des rires cristallins retentir entre les feuillages.
Les esprits de la forêt n’étaient jamais visibles, mais toujours présents à qui voulait bien faire attention à eux. Mais je me méfiais de leur entraînante présence, car j’avais toujours le sentiment que si je me laissais aller à les écouter, et me mettais même en quête de les trouver, je me perdrai moi-même. Peu importe où que soit ce lieu où je me « perdrai », je savais, par instinct, que c’était sans retour.
Frissonnant légèrement à cette pensée, je poursuivis ma route, caressant distraitement l’encolure de mon compagnon et ignorant l’appel lointain et entraînant des esprits de la forêt.
Plusieurs fois, mon petit chemin se sépara en ce qui ressemblait davantage à un sentier de bêtes sauvages et je me retrouvai rapidement en pleine forêt sans aucun autre moyen de me repérer que cette force naturelle qui continuait de me diriger. Et plus je m’enfonçais dans la forêt, plus je désespérais à l’idée de trouver quelqu’un.
Je m’étais peut-être bêtement perdue en écoutant une brise qui n’était – soyons clair – absolument pas une science exacte. Je me contentais de faire confiance à la Déesse Il’lis, qui devait être celle qui me guidait. Du moins l’espérais-je.
Finalement, mes efforts furent récompensés au bout de ce qui me parut une éternité. J’avais le sentiment que la nuit avait bien avancé, mais je n’aurais pu le certifier étant dans l’incapacité de distinguer le ciel entre les branchages. À vrai dire, je ne voyais pas grand chose hormis de grandes ombres parmi tant d’autres, et je me fiais essentiellement à mon destrier. Celui-ci savait mieux que moi où ses sabots pouvaient se poser sans danger.
Au fur et à mesure, à l’approche de ce qui me sembla être une clairière, j’entendis le bruit d’un cours d’eau accompagné par des éclats de rire. Mon cœur se mit à battre plus vite, et je me demandai subitement si je n’avais pas eu tort.
Et si je tombais sur des brigands ? J’étais loin du couvent, enfoncée suffisamment profondément dans la forêt que même en hurlant, personne ne viendrait à ma rescousse. Et je ne savais bien sûr pas me défendre ; le couvent ne considérait pas que cela ait un quelconque intérêt pour des Sœurs. Une des raisons pour laquelle j’étais partie, entre autres.
Entre deux arbres aux troncs puissants, à dix mètres de moi, je parvins à distinguer une légère lueur, partiellement masquée. Les voix me parvinrent plus précises et plus vives, et l’une d’elles me sembla même familière. Alors que toute mon attention était dirigée sur la clairière, je ne réalisai que trop tard que mon cheval avait redressé la tête en la tournant légèrement dans ma direction, ni que ses oreilles s’agitaient vers l’arrière à l’affût d’un bruit.
Bruit que je n’avais pas été en mesure de repérer.
Je fus brutalement jetée à terre, saisie avec force par le tissu de ma tunique. Je ne vis rien venir, mais la force qui m’éjecta au sol me retint du même mouvement, et seule ma cheville se tordit légèrement. Le cri de surprise que je poussai fut interrompu par une lame visiblement tranchante que mon agresseur plaqua sur ma gorge.
– Ne me tuez pas, couinais-je, peu fière de ma misérable prestation de courage.
– Qui es-tu ? Gronda une voix profonde et menaçante.
Le couteau sous ma gorge ne m’invita pas à répondre à la question, alors qu’une envie irrépressible de déglutir fit couler mon sang chaud sur ma peau sensible. Mon agresseur réitéra sa question alors que son second bras m’enserrait d’une puissante étreinte dont j’étais bien en peine de m’échapper. Devant moi, mon cheval renâclait en piétinant le sol, sentant la tension qui m’habitait. Je tendis mon esprit vers lui dans l’espoir de l’apaiser et j’en profitai pour faire la même chose sur celui qui m’emprisonnait. Sa poigne ne laissait aucun doute quant à mes chances de lui échapper, et je ressentais presque la méfiance dont il faisait preuve à mon égard. Sur notre gauche, le petit camp au milieu de la clairière semblait avoir cessé tout bruit, mais j’étais dans l’incapacité de voir quoi que ce soit. En outre, je n’osais plus bouger.
Mon cœur battait à tout rompre et j’étais persuadée que ma trouille suintait de ma peau. Pourtant, si l’homme le remarqua il ne s’en formalisa pas ou l’ignora ; il se contenta de me plaquer violemment contre le tronc d’un arbre et son avant bras m’étrangla. C’est alors que son visage se dévoila à moi, et le soulagement se disputa à l’angoisse. L’expression fermée et déterminée du chevalier aux longs cheveux de corbeau me faisait face. Loin d’être avenant, ses lèvres pincées avec son regard sombre qui me transperçait me donnait la sensation d’être une proie prête à se faire dévorer.
– Keedan !
L’intervenante nous fit tout deux sursauter, et l’intéressé pivota la tête de façon imperceptible pour jeter un coup d’œil à sa droite. La guerrière qui lui ressemblait tant se tenait à 3 pas de là, entre le camp et nous. Les bras le long du corps, ses épaules visiblement crispées contrastaient avec son apparence parfaitement détendue. Même son visage n’exprimait aucune tension. Cela dit, c’était peut-être d’autant plus inquiétant, comme si elle était incapable de ressentir quelque chose. Je préférai me fier à la tension présente dans son corps, croisant les doigts pour qu’elle me sorte du pétrin dans lequel je m’étais encore mise.
– Keedan, ne soit pas ridicule, lâche la.
– Pourquoi ferais-je ça ? Répliqua mon geôlier de son timbre caverneux, presque ronronnant tant il vibrait dans son thorax.
– Ce n’est qu’une gamine. Tu ne la reconnais pas ? Hasarda la guerrière en s’arrêtant à deux pas et en croisant les bras sous sa poitrine.
– Quant bien même elle m’était familière, à son age tu étais très maligne pour espionner. Ou tuer.
-Keedan, je t’en prie ! Fit la chevalière en levant les yeux au ciel et en écartant les bras pour attirer son attention. C’est une sœur. Je l’ai vu au Couvent plus tôt dans la journée. Ne sois pas ridicule, une sœur, espionne ? Lâche la, tu vas nous la traumatiser. Elle a dû se perdre.
Et, comme si la jeune femme se savait conquérante par avance, elle s’approcha et repoussa d’un léger coup d’épaule son compagnon d’armes. Je tentai de me souvenir ce que la vieille Hagua m’avait dit à propos de ces deux là. N’étaient-ils pas frère et sœur ?
Alors que je massais ma gorge douloureuse en me faisant le plus petite possible et en observant le guerrier du coin de l’œil, la jeune femme posa une main sur mon épaule. Le sourire accueillant qu’elle me fit ne monta pas jusqu’à ses yeux, mais je sus qu’elle était moins impulsive et dangereuse que son frère par ce simple contact.
– Je m’appelle Sraah Keelana Ska’aros, fille de Do’ah Sraah Ma’arah, et je m’excuse du comportement de mon frère, me fit-elle en gardant sa main posée sur mon épaule en signe de salut.
Malheureusement, je n’avais aucune idée de la façon dont je devais me présenter devant cette guerrière, alors j’improvisais en prenant exemple sur elle.
– Je suis Aînée Saan, fille de Melusine la couturière et de Markanov le boucher, articulais-je doucement en souhaitant disparaître sous terre, et je m’en voulus d’avoir proféré le « Aînée » dont je souhaitais tant me défausser.
Sraah Keelana Ska’aros haussa un de ses élégant sourcils, puis fronça les deux avant de secouer doucement la tête avec un sourire en coin. Elle me fit étrangement penser à un loup dans son comportement, les yeux verts en plus. À ses côtés, le regard tout aussi émeraude de son frère ne me quittait pas une seconde.
– Et bien… Hénné Saan, je te propose de te raccompagner au Couvent. Laisse moi réc…
– Non ! Fis- je plus brusquement que je ne l’aurai voulu. Non… ajoutai-je plus doucement. Non, je ne veux pas y retourner.
Cette fois-ci, frère et sœur se tournèrent l’un vers l’autre avant de revenir vers moi. Entre temps, les fourrées qui nous séparaient du camp se mirent à bouger, accompagnés par de vigoureuses insultes.
– Qu’est-ce qui se passe Keedan ?
La phrase interrompit ma réflexion à l’instant même où le grand bonhomme chauve surgissait d’entre les buissons. Son regard voleta jusqu’à moi et ses petits yeux clignotèrent avant qu’un sourire ne vienne trouer sa barbe hirsute.
– Hé, Ro’, vient voir qui est là ! Rit Merlan en se décalant légèrement pour laisser Ro’oger émerger des buissons.
– Ohoh ! Mais c’est notre petite souris. Que fais tu là ? Ne peux tu donc plus te passer de ma présence ?
Le Ro’oger que j’avais rencontré n’avait pas changé d’un pouce. M’accueillant de son sublime sourire de prince du monde, il semblait tellement ravi de me voir que la chaleur empourpra mes joues.
– Vous la connaissez ? Demanda la voix grondante du guerrier en me saisissant par l’épaule.
Presque inconsciemment, son pouce s’enfonça dans ma chair et je serrai les dents pour ne pas me plaindre davantage.
– Bien sûr ! Enfin, pas tout à fait, mais…
– Nous avons fait sa connaissance en début d’après midi, lorsque toi et Keelana étiez au banquet. Une charmante petite souris, intervint Ro’oger en coupant la parole à Merlan.
Ignorant la remarque de Ro’oger affirmant que j’étais charmante, Keedan reporta son attention sur moi sitôt que ses compagnons eurent fini de leur raconter notre brève entrevue.
– Pourquoi ?
Ce simple mot m’était entièrement adressé, mais je n’étais pas certaine de savoir quelle était réellement la question. Je levai donc les yeux sur le grand guerrier froid qui me tenait fermement et tentai d’accrocher son regard. Mais il m’observait avec tant de fermeté et d’intensité que je ne parvins pas à l’affronter plus de quelques secondes.
– Je… prenez moi avec vous.
Keedan paru tellement surpris qu’il me lâcha.
– Quoi ?
– Laissez moi venir avec vous, répétai-je prudemment alors que la jeune femme se mettait à rire, une main délicieuse délicatement posée sur ses lèvres dans une vaine tentative de se retenir.
Son air amusé me perturba plus que le silence de son frère et j’osais à peine lui jeter un coup d’œil de sous mes cils.
– Es-tu sérieuse ? Demanda encore Keedan avec un calme qui supposait précéder la tempête.
– Je n’oserais pas me moquer de vous, Monseigneur, affirmai-je.
Ce fut au tour de Ro’oger de rire sous cape, marmonnant un « Elle lui donne du Monseigneur » derrière l’épaule de Merlan qui lui répondit par un sourire qui se voulait discret, mais qui ne parvint qu’à le faire grimacer. Cependant, Keedan les soumit au silence d’un simple doigt levé, sans même leur apporter plus d’attention. Il secoua ensuite la tête et remua l’épaule, à la façon dont Al’ji avait d’agiter sa vieille cheville douloureuse.
Puis le Guerrier me poussa vers mon cheval d’une pichenette.
– C’est ton canasson ?
– Ce n’est pas un canasson ! M’exclamai-je, vexée qu’il ne reconnaisse pas dans mon cheval notre plus bel étalon du couvent.
Keedan réitéra sa question, me faisant clairement comprendre qu’il n’admettrait aucune rebuffade. J’admis donc à contrecœur qu’il était à moi, non sans expliquer qu’en réalité il appartenait au couvent et qu’il était seulement mon favoris.
– Parfait, alors grimpe, ordonna-t-il en m’attrapant sous les aisselles et en me soulevant comme si je ne pesais rien.
Je me retrouvai sur ma selle avant même d’avoir pu penser à me rebeller. Keedan s’installa derrière moi d’une simple poussée de ses longues jambes et je me retrouvai à nouveau enserrée entre ses bras puissants, empêchant toute fuite. Je me mis aussitôt à protester à grand renfort de grognement et de secousses pour tester sa fermeté.
Résultat, Saan 0, Keedan 1.
– Keedan, à quoi joues-tu ?! Fit sa sœur en s’emparant des reines de mon cheval.
– Je la ramène.
– Maintenant ? S’étonna-t-elle. On est en plein milieu de la nuit !
– Il est vrai que c’est peut-être préférable que je la ramène dans trois jours, qu’en penses-tu ? Répliqua-t-il, acerbe, avant d’ajouter un ton plus haut, sans toutefois crier : Corrantin, apporte moi Royal tout de suite.
Une voix provenant du camp répondit par l’affirmative et Keedan fit faire volte face à mon cheval. Sa sœur se retrouva cependant sur notre passage et elle croisa les bras sur sa poitrine en redressant le menton d’un air de défi.
– Arrêtes toi Dan. Réfléchis un peu deux minutes. Tu sais comment retourner au couvent d’ici ? Même si tu retrouves la route, il te faudra plusieurs heures pour faire l’aller-retour. Tu vas te fatiguer pour rien. Et puis comment crois-tu que les Saintes vont réagir si tu les réveilles en pleine nuit ?
– Cette petite me conduira, elle doit bien connaître le chemin, s’entêta Keedan.
Je me révoltai aussitôt.
– Il n’est pas question que je retourne là-bas !
– Tu penses avoir ton mot à dire ? Répliqua le guerrier, mordant.
– Ne sois pas stupide. Dan, par Il’lis ! Laisse passer la nuit, au moins. Tu la ramèneras demain aux premières lueurs de l’aube, insista sa sœur.
– Nous n’avons pas de temps à perdre, Keelana, ça suffit ! Je commande, au cas où tu l’aurais oublié. Pousse toi.
Ne pouvant pas voir Keedan, je fixai toute mon attention sur les expressions de Keelana, lui envoyant tous les signaux d’alertes pour la supplier silencieusement de me venir en aide. Et bien que son regard semblait déterminé, je voyais bien que c’était peine perdue et qu’elle même n’y croyait pas.
C’est alors qu’un autre individu émergea des buissons en provenance du camp. Je le reconnus comme étant le doyen de la troupe, le vieil homme sage qui semblait savoir régler le moindre désaccord d’une simple phrase.
– Écoute ta sœur Keedan. Pour une fois, elle est plus sage que toi.
Keedan grommela.
– Ne te mêle pas de ça, Obin.
– Nous sommes tous d’accord avec eux, Dan. En tant qu’ami, écoute le. Ça ne sert à rien de se précipiter en pleine nuit. Et ce n’est pas grave si nous perdons un peu de temps. Laisse la petite passer cette nuit-ci avec nous ; elle constatera d’elle même que dormir une nuit en plein air n’est pas comparable à un bon lit douillet. Demain, elle te suppliera de la ramener.
Cette fois, c’était Merlan qui était intervenu de sa grosse voix. Il avait beau paraître rustre, il savait manifestement utiliser les subtilités de la diplomatie. C’est à cet instant que Corantin revint avec un cheval blanc moucheté qu’il attacha à ma selle comme le lui avait demandé Keedan. L’étalon était fin, puissant, musclé, avec une crinière noire coupé à ras de l’encolure.
Un vrai cheval de guerre.
Peut-être pas aussi grand ni massif que le mien, mais il n’en était pas moins impressionnant avec son allure sauvage et sa façon de piétiner nerveusement la terre de ses sabots roses. Sa tête était légèrement cambrée vers l’arrière à la façon des serpents, et ses naseaux inspiraient l’air si bruyamment qu’on aurait dit qu’il cherchait à communiquer avec nous. « Regardez comme je suis beau, je suis le plus beau » semblait hurler tout son être. Royal était un nom qui lui allait parfaitement bien, et je fus presque jalouse que Keedan ait un si bel animal.
Mon cheval redressa aussitôt la tête et agita ses oreilles en tout sens, signe de nervosité. Je lui caressai alors l’encolure pour apaiser son ego certainement blessé à la vue de cette magnifique bête.
Bien que mon cheval soit impressionnant, sa splendeur n’égalait en rien celle de l’étalon du guerrier. Je me pris même à penser que ces deux là faisaient un duo parfait.
Alors que j’observais les nouveaux arrivant, le silence se faisait pesant et bien malgré moi j’eus presque de la peine pour ce commandant dont les ordres étaient discutés. D’un autre côté, cela m’arrangeait bien que la troupe daigne prendre parti pour moi – bien que ce ne soit que pour une unique nuit.
Finalement, après avoir poussé un soupir à déchirer l’âme, Keedan sauta à terre avec souplesse et s’enfonça dans la forêt. Avant de disparaître dans les bois, il donna ses ordres pardessus son épaule à ses comparses d’un ton qui n’acceptait aucun refus :
-Corantin, attache les chevaux avec les autres. Merlan, donne à manger à la gamine. Keelana, tu prends la garde.
J’eus le sentiment que de cette façon il tentait de restaurer son autorité bafouée.
-Où vas-tu ? Cria sa sœur dans son dos.
-Chercher du bois sec.
Toujours assise sur ma selle, je n’osais plus bouger. Je guettais une réaction de la jeune femme, ou une autorisation pour descendre, mais tout ce que j’obtins fut un soupir las. Elle s’éloigna tout en restant en bordure de la clairière. Elle semblait perdue dans ses pensées, et son corps se déplaçait avec souplesse dans l’obscurité, comme si la verdure s’écartait de son chemin. Elle ne se prenait pas les pieds dans les racines, ne se faisait pas fouetter le visage par les branches basses et pourtant j’étais presque capable de sentir la tension dans ses épaules.
J’étais curieuse de voir la relation qu’elle entretenait avec la nature en étant apaisée. Son allure de guerrière cachait bien plus qu’une quelconque femme de combat et je le sentais au plus profond de mon être.
Le jeune Corantin saisit les rênes de mon cheval et leva les yeux vers moi, l’air morose, et je reportais mon attention sur lui.
-Bon, tu descends ? Fit-il hargneusement.
-Ho, désolée, tout de suite, dis-je en me laissant glisser à terre.
Visiblement, il m’en voulait pour une raison qui m’était inconnue. Ou peut-être en avait il assez d’être pris pour un larbin.
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