Perce-Neige survolait au dessus de la cité, fendant la brume naissante avec puissance et célérité. Le soleil s’enfonçait peu à peu dans le ciel taché d’encre, laissant traîner quelques rais venant se refléter dans les monstres architecturaux, rappelant l’éclat mourant de Perspicaris. Le rapace descendit en altitude, frôla le marbre albâtre d’un pilastre puis arrêta brusquement sa course pour se poser sur la hampe du drapeau d’Orbis. Celui-ci marquait la présence d’une station d’extraction d’eau faisant face aux flots paisibles du lac Iamna. Seuls des grondements sourds venaient percer le silence apaisant dans lequel la cité était plongée depuis désormais quelques heures. L’animal inclina la tête en fixant goulûment, à travers le carreau d’une fenêtre, des morceaux de viandes fumants étendus quelques mètres plus bas. Trois individus en uniforme prirent place autour de la table. Perce-Neige hésita puis vint se poser sur le rebord de la fenêtre, ne quittant pas du regard sa cible.
De l’autre côté du bâtiment, Oranne, perchée sur le toit depuis quelques minutes sortit une fiole au liquide parme de sa poche et remplit méticuleusement l’embout vide de ses flèches à la lumière blafarde des spots braqués sur le lac avant de les remettre dans son carquois. Elle scruta les alentours puis se laissa glisser félinement le long de la gouttière, ne quittant pas sa cible du regard. Les grognements provenant de la station couvrait ses déplacements. Ainsi, elle pu se faufiler dans l’entrebâillement de la porte de la salle des machines. Une douce chaleur l’envahit, contrastant avec le vent glacial qui lacérait Perspicaris. Un premier étage de la vaste salle assurait le prétraitement de l’eau par un système de micro tamisage. D’immenses tuyaux acheminaient ensuite l’eau au rez-de-chaussée afin qu’elle soit légèrement chlorée. Le liquide précieux finissait sa course dans une cuve souterraine de quatre-vingt mètres de profondeur dans laquelle se servait les camions-citernes d’Orbis. Oranne avait finit par comprendre l’utilité de chaque machine, de chaque tuyau et de chaque bouton. A droite, une porte menait dans la salle des commandes des systèmes d’extraction et de filtration. Aucun dispositif de surveillance n’avait été mit en place car la présence seule de la milice dissuadait quiconque de s’attaquer à leurs installations. Quiconque mais pas Oranne.
Depuis peu, les troupes d’Orbis occupaient les rives de Perspicaris afin de les dépouiller de leur bien le plus précieux : l’eau. Peu à peu, ils s’y étaient installés et leur présence d’abord discrète était devenue de plus en plus envahissante et perceptible. Trois monstrueuses stations de pompage avaient été édifiées et d’autres, plus humbles, parsemées ici et là au bord du lac servaient de cibles à Oranne. Un va et vient constant de camions acheminaient l’or bleu jusqu’à Orbis.
L’adrénaline et l’angoisse envahirent Oranne. Sa soif de sang et de justice éradiquait toute humanité. Ce soir, comme tous les soirs depuis plusieurs jours, elle allait verser le sang. Le sérum pourri des miliciens répandu sur le sol était devenu une nécessité, une addiction salvatrice. La dualité constante entre l’excitation et la peur lui procurait un sentiment délectable lui rappelant qu’elle existait. Son rythme cardiaque s’accéléra lorsqu’elle entra dans la salle des commandes vide, sachant que quelques mètres plus loin, les miliciens discutaient et mangeaient. Sur la pointe des pieds, elle se rapprocha des centaines de boutons et d’écrans tactiles allumés. Après quelques secondes de recherches, elle trouva enfin le bouton convoité et appuya dessus. Aussitôt, les grognements incessants des machines s’estompèrent dans les salles alentours. Oranne sortit rapidement de la pièce pour se cacher un étage plus haut entre deux pompes. Des voix mécontentes s’élevèrent au loin suivies d’un martèlement de pas se rapprochant d’elle. A travers la mezzanine grillagée, Oranne vit un milicien foncer vers la salle des machines, grommelant entre deux mastications des propos incompréhensibles. Les pompes s’allumèrent et firent sursauter Oranne qui se cogna la tête dans un des tuyaux en aluminium. Son cœur tambourina contre sa poitrine. Par chance, le milicien ne releva pas et mit l’impact sur le compte des machines vieillissantes et capricieuses ou de la visite d’un chat frileux effrayé par le grondement des machines. Puis il repartit, pressé de finir son assiette.
La maladroite attendit qu’il disparaisse derrière la tuyauterie au fond de la salle principale et descendit de son perchoir. Des picotements dus à sa frayeur et à l’ivresse de tuer parcourait tout son corps, lui faisaient ressentir chacun de ses muscles et intensifiaient ses sens. Elle pénétra à nouveau dans la salle de commandes et réitéra son jeu. En remontant dans sa cachette, elle éteignit également le tableau électrique plongeant la station dans l’obscurité et le silence. Cette fois ci, les trois miliciens firent le déplacement, balayant les immenses salles que le faisceau lumineux de leur lampe torche ne parvenait pas à couvrir intégralement.
- Si c’est l’un de vous qui a fait ça, je le tuerai ! Déclara le premier milicien à s’être déplacé.
- Comment veux-tu que ce soit l’un d’entre nous ? On était tout le temps avec toi et aux dernières nouvelles, on a pas de commandes à distance. Réglons cela une bonne fois pour toute, le temps que la deuxième tournée de viande cuise.
Les trois miliciens entrèrent dans la salle des commandes et rétablirent l’électricité avant de rallumer les pompes puis ils décidèrent de se séparer pour faire un tour des lieux. Oranne retint sa respiration lorsqu’elle entendit l’un d’eux grimper à l’échelle menant au premier étage. Elle parvint à ramper et se glisser derrière un tuyau tapi le long du mur, remerciant les pompes d’être aussi bruyantes. Le faisceau lumineux chassa timidement l’obscurité. Puis d’un coup, Oranne aperçut les boots du milicien à quelques centimètres d’elle. Elle plaqua sa main droite contre son nez et sa bouche et de la gauche enserra le manche d’un de ses poignards, prête à bondir. Son cœur battait si fort qu’elle craignait que le milicien ne l’entende. Celui-ci s’immobilisa quelques secondes, scruta autour de lui puis hurla à ses collègues.
- R.A.S de mon côté.
Puis il descendit et alla rejoindre les deux autres miliciens. Oranne respira enfin et haleta quelques instants avant de sortir de l’intervalle entre le sol et le tuyau. Encore une fois, elle retourna dans la salle des commandes et entreprit de faire en sorte que les pompes ne puissent définitivement plus se rallumer.
Une odeur de viande calcinée émanait de la salle commune. Le plus gourmand des miliciens pesta contre le manque de sérieux de ses collègues concernant la surveillance de la cuisson. L’un d’eux ouvrit la fenêtre, laissant juste le temps à Perce-Neige d’aller se percher sur la gouttière où il piétinait d’impatience.
– C’est étrange quand même que les pompes se soient arrêtées deux fois de suite. Cela n’était jamais arrivé auparavant. Fit remarquer le plus trouillard des miliciens.
- Détend toi. On a fouillé la station et on a trouvé personne. C’est peut-être un faux contact. On est veilleurs, pas techniciens. Occupons-nous de nos affaires.
- Bon, on peut manger tranquillement ou vous allez parler de cela toute la nuit ?
Le gourmet s’apprêta à planter son couteau dans la viande grillée lorsque Perce-Neige s’invita au dîner par la fenêtre entrouverte.
- Qu’est ce que…
Mais Perce-Neige ne lui laissa pas le temps de finir sa phrase, dessinant de grands cercles autour d’eux et glatissant afin de les effrayer. L’un des hommes saisit sa chaise et voulut le chasser mais l’animal parvint à éviter les attaques successives. Les pompes s’éteignirent pour la troisième fois puis la lumière quelques secondes après. Perce-Neige profita de l’effet de panique pour se servir généreusement et repartir tranquillement par la fenêtre. Les trois miliciens cherchèrent leur lampe torche à tâtons puis finirent par les allumer en se dirigeant vers la salle des commandes.
- Cette fois ça suffit ! Il y a quelqu’un ici qui se fou de notre gueule et je vais lui exploser la sienne.
Oranne avait profité de l’obscurité et de l’entrée fracassante de Perce-Neige pour se frayer un chemin dans la pièce. En entendant la menace du milicien, elle se mit à rire. Les trois hommes firent volte face et braquèrent leur lampe sur elle.
Outre son jeune âge et le fait que ce soit une femme, la beauté poupine d’Oranne se trouvant face à eux frappa les miliciens. Pourtant, de son apparence angélique se dégageait quelque chose d’animal, d’inexplicablement dangereux. A l’inverse des trois veilleurs, Oranne portait des vêtements uniques, qu’elle avait elle même confectionnés, faits de cuir et de tissu sombres n’entravant pas ses mouvements et lui donnant une allure à la fois sophistiquée et sauvage. Un premier poignard à la lame gravée pendait à sa ceinture et un deuxième était caché dans ses boots, attaché par une petite lanière et recouvert par son pantalon mordoré aux multiples poches. Comme si la machette et les deux poignards ne suffisaient pas, la créature portait également un arc et un carquois en bandoulière. Elle était enveloppée dans une pèlerine à la capuche aux contours de fourrure d’où sortaient quelques mèches de sa longue chevelure ébène.
Oranne esquissa un sourire ravi à l’idée de massacrer ces trois abrutis. Non seulement, elle chérissait le frisson de tuer mais également l’amusement tout comme son compagnon. Si Perce-Neige leur avait arraché leur dîner, Oranne allait leur arracher la vie. Ce qu’elle affectionnait par dessus tout c’était leur regard, le dernier qu’il adressait au monde, implorant et fielleux à la fois. Les veilleurs n’étaient pas armés ce qui rendait le jeu beaucoup moins équitable mais ceux-ci ricanèrent en la voyant. Leurs armes se trouvaient derrière elle, à côté de leur assiette respective. Ce n’était qu’une gamine déguisée après tout. Ils étaient trois, elle était seule. Ils ne risquaient rien. Peut-être pourraient-ils même s’amuser avec elle. Pourtant, lorsqu’ils croisèrent son regard, leur certitude d’inoffensivité s’ébranla. L’intensité de celui-ci annonçait le sort peu enviable qu’elle leur réservait. Brusquement, ils se sentirent mal à l’aise, presque en danger. Sa présence seule répandait dans la pièce une atmosphère d’insécurité. Si l’obscurité était un atout pour Oranne, elle handicapait les miliciens, forcés de tenir leur lampe pour appréhender les mouvements de leur adversaire. Or, celle-ci ne bougeait pas. Son immobilisme perturbait les veilleurs qui attendaient le moindre mouvement annonçant ses intentions. Oranne riait intérieurement de les voir ainsi tendus, guettant le moindre de ses gestes, le moindre souffle trop bruyant. Elle avait réussi à créer la tension, le doute et n’attendait qu’une chose, que leur bras finisse par s’engourdir et qu’ils baissent leur lampe, braquée sur son visage ou même qu’ils se lassent de ce jeu dont ils ne comprenaient pas les règles. Le gourmand finit par craquer, songeant à son repas qui gisait derrière l’intrus.
- Qu’est ce que tu veux ? Qu’est ce que tu fais là ?
- Ce que je veux ? Siffla Oranne.
- Oui.
- Vous arracher la vie.
Cette phrase mit fin aux interrogations des veilleurs. Cette gamine était là pour les tuer. La situation n’était pas rationnelle. Ce n’était qu’une enfant, une femme en devenir. Alors pourquoi ressentaient-ils ce malaise ? Son regard se noircit davantage, ses muscles se crispèrent et un agréable frisson lui parcourut l’échine. Elle frémit de plaisir et resserra l’étreinte sur le manche de sa machette. Puis d’un bond, elle s’élança vers ses victimes, les débarrassant d’abord de leurs lampes. Le pâle éclat lunaire suffisait à Oranne. Ses sens démultipliés lui permettaient d’esquiver les attaques à tâtons des miliciens, d’anticiper leurs déplacements aux froissements de leur veston ou de leur pantalon ample, des effluves de leur parfum se mouvant dans l’espace.
- Où es-tu sale garce ? Je vais te tuer ! Je vais te tuer ! Hurla l’un des miliciens.
Oranne se plaqua dans un coin, bandit son arc et visa le cœur d’un des veilleurs qui, à quatre pattes, se dirigeait dangereusement vers sa lampe. Celui-ci lâcha un cri de douleur qui se fondit dans la pénombre. Au contact de sa chaire contractée, l’embout de la flèche se brisa et déversa le poison dans ses membres. L’homme paralysé, prisonnier dans son corps fixait l’objet de convoitise à seulement quelques centimètres de lui, totalement impuissant. L’un des deux restants parvint à saisir sa lampe torche et la braqua dans le coin. Vide. L’homme entendit un bruissement de tissus derrière lui et le contact de l’acier avec le cuir. Avant qu’il ne comprenne ce qui se passe, Oranne l’égorgea, se hissant sur la pointe des pieds. Le sang dégoulina de l’ouverture et perla sur le bras d’Oranne avant que le corps ne s’écroule lourdement au sol. Satisfaite, elle s’apprêta à en finir avec le troisième veilleur lorsqu’elle sentit le canon glacial d’une arme contre sa nuque.
- Pose tes armes et retourne toi ! Lentement !
Oranne s’exécuta. Une arme et une lampe étaient braquées sur elle.
- Je vais t’exploser le crâne ! Qu’est ce que tu croyais ? Que tu pouvais tous nous tuer ? Eux peut-être mais moi non. A genoux !
Oranne s’agenouilla, cherchant un moyen de se sortir de cette situation inconfortable. Si elle tentait quoi que ce soit, il appuierait sur la gâchette sans hésiter. Dans un dernier élan d’espoir, elle siffla trois fois. Avant que le milicien ne lui demande ce qu’elle faisait, Perce-Neige fit irruption dans la pièce et se jeta sur le visage du milicien, plantant ses serres dans ses yeux. L’homme hurla de douleur et tenta vainement de chasser l’animal. Oranne pivota sur le côté et planta ses deux poignards dans ses cuisses en descendant jusqu’aux genoux puis lui arracha son arme.
- Stop Perce-Neige.
L’animal arrêta aussitôt et vint se percher sur l’épaule de sa maîtresse. L’homme l’insultait, hurlait, se débattait contre un ennemi inexistant.
- Qu’est ce que tu croyais ? Que tu pouvais me tuer ?
Oranne ne lui laissa pas le temps de répondre, se pencha au dessus de sa victime et lui planta sa machette dans le cœur, tournant et retournant la lame. Elle la retira, rassasiée et apaisée puis caressa doucement son sauveur.
Un souffle glacial lui griffa le visage lorsqu’elle sortit dans la cour. Le drapeau Orbissien s’agitait violemment au rythme imposé par le vent tandis que le givre se cristallisait sur le pare-brise des camions-citernes qui prendraient leur service dans quelques heures. Oranne marcha prudemment sur le goudron verglacé puis creva un à un les pneus des camions en songeant aux miliciens qui découvriraient son travail demain. L’adrénaline retomba lorsqu’elle s’approcha du lac pour se nettoyer le visage, tacheté de sang impur, à l’eau glacée. Ses mains, ayant arrachées tant de vies ne lui semblèrent pas sales. Elles avaient servies une noble et juste cause. Après avoir réajusté ses vêtements, elle quitta tranquillement le campement d’extraction et redescendit vers les terres. L’activité économique, politique et sociale de Perspicaris se trouvait essentiellement autour du lac. Deux canaux à l’ouest et l’est du lac perçaient l’infranchissable rempart autour la ville et irriguaient les terres désertées d’Anaklia. Oranne décida de traverser le Démétrias renfermant le forum ainsi que des galeries marchandes mais surtout la bibliothèque défiant toute échelle humaine. Les marches du parvis s’étalaient en largueur sur une centaine de mètres. De part et d’autres, des colonnes corinthiennes dont le socle atteignait les deux mètres étaient disposées en cercle et soutenaient l’architrave ornée d’inscriptions qu’Oranne ne comprenait pas. Dans la corniche étaient taillées minutieusement de minuscules feuilles d’arbres et des globes représentant la géographie de l’ancien monde. Une immense coupole de verre embellie par des imitations de nervures de feuilles recouvrait l’édifice et permettait un éclairage naturel. Oranne entra, brisant le silence majestueux des lieux en marchant sur le dallage topaze contrasté par le vert mélèze formant une feuille de chêne au cœur de l’édifice. Autour de ce dernier, des galeries marchandes s’étalaient en losange aux angles disjoints face à elle. A sa droite, en arcade ouverte se trouvait le forum, pouvant contenir dans ses gradins l’intégralité des citoyens de Perspicaris lors des conseils mensuels. N’étant pas citoyenne, cette partie du Démétrias n’avait aucun intérêt pour Oranne. Elle s’y était rendu une seule fois par curiosité afin d’en contempler la beauté. Elle bifurqua à l’opposé et poussa une lourde et haute porte en verre nervurée de lierre. Aussitôt, l’odeur familière et si plaisante des livres ayant traversé des années, des lieux et des générations de mains avides de tourner les pages émurent son olfaction. La bibliothèque en demi rotonde s’élevait sur quinze étages desservis par un ascenseur et des escaliers latéraux. Face à elle s’échelonnaient des tables de lecture entourées de fauteuil de velours vermeils. Dans les murs étaient encastrées de hautes étagères en chêne massif éclairées par de petits spots endormis à cette heure tardive. Les luminaires au sol suivaient ses déplacements à travers le dallage transparent parfaitement lustré. Oranne avait d’abord pensé que des centaines de petites lucioles dansaient inlassablement dans leur prison de verre avant de comprendre que c’était un artifice. Elle eut la désagréable impression d’être sale, de ne pas être digne des lieux. Ses vêtements crasseux, maculés d’un sang qui n’était pas le sien contrastaient avec le faste de la bibliothèque. Elle se sentit étrangère, clandestine, illégitime. Une bête sauvage dans le temple de la civilité et la culture.
- J’ai cru que tu ne viendrais pas. S’éleva une voix au delà des étagères.
Soudain, les lucioles prisonnières sortirent un petit homme trapu de l’ombre des étagères. Celui-ci traîna péniblement le fardeau de son corps camouflé dans un long manteau bordeaux sous la coupole de verre maintenant étoilée. Ses sourcils s’épousaient au dessus de son nez aquilin, cerné par la fusion de sa longue barbe et sa moustache grossièrement entretenues. Deux nattes d’un gris argenté, solidement enserrées tombaient sur son torse flasque. Ses petits yeux verts plissés par les affres du temps brillaient d’une lueur que Oranne pensait n’appartenir qu’aux érudits. Son regard était tourné à la fois vers les dédales infinis et inexplorés de son intériorité mais aussi vers la mouvance et l’étrangeté du monde. Souvent Oranne se demandait à quoi ressemblait le cerveau du bibliothécaire. Était-ce un univers fluide, lumineux dans lequel il déambulait librement ou était-ce une crypte millénaire et brumeuse qu’il explorait à la lumière de la connaissance de ses livres ? Pour Oranne, Cratyle était un voyageur immobile, un savant omniprésent qui connaissait les mystères de l’existence, ses premiers souffles.
- Je suis en retard désolée. J’avais des affaires à régler. J’espère que je ne te réveille pas.
- Je m’en suis douté rassure-toi. Il y a longtemps que je ne dors plus. J’ai tant de choses à lire encore…Ma vie ne suffira pas, je le crains.
Cratyle connaissait les activités nocturnes d’Oranne. Même si cette dernière ne lui en avait jamais ouvertement parlé, il l’avait deviné mais avait la délicatesse de ne jamais évoquer le sujet. En ces lieux, Oranne était une jeune femme assoiffée de savoir, brillante. Jamais il n’y avait perçu la tueuse redoutable tapie en elle. Il fixa malgré lui quelques instants le sang encore frais sur ses vêtements, seule preuve de ce qu’Oranne était hors de la Démétrias. Celle-ci mal à l’aise et confortée dans l’idée qu’elle n’était pas digne des lieux se justifia :
- Je suis désolée, je n’ai pas de vêtements de rechange. Je veillerai à en prendre demain.
- Ce n’est rien. Pose tes armes. Tu en as pas besoin ici.
Oranne balaya les alentours du regard puis se déchargea de son attirail meurtrier et de son sac dans un coin. Cratyle se traîna vers la porte d’entrée et tourna la clé dans la serrure.
– Plus personne ne viendra souffla t-il. Les gens préfèrent dormir que s’instruire. Quelle drôle d’idée. Leur esprit dort déjà toute la journée et en plus ils veulent reposer leur corps ? Je ne comprends pas. Non décidément je ne comprends pas. Allons, soit, suis moi.
Cratyle s’enfonça dans une galerie entre deux étagères d’un pas léthargique. Oranne et les lucioles le suivirent. La galerie en forme de triangle isocèle avait son entourage en couverture de livre et à l’intérieur, des gravures dans un dialecte incompréhensible ornaient les murs. Le couloir débouchait sur plusieurs petites alcôves bercées d’une lumière douce et capitonnées de velours carmin. Cratyle s’arrêta dans l’une d’elle et invita Oranne à s’asseoir sur le divan de cuir. Sur la table basse, le bibliothécaire avait déposé trois ouvrages de taille variable. D’un geste sur l’abat-jour d’une des lampes, il intensifia la luminosité puis dit avant de disparaître.
- Installe toi. Je reviens. Oranne s’assit dans le canapé, celui-ci épousait parfaitement son corps délassé. Elle plaqua son dos contre le dossier et ferma les yeux, une sensation d’infini bien être s’empara d’elle. Cratyle revint quelques minutes plus tard et déposa un plateau sur un coin de la table basse. Comme à l’accoutumée, il y avait une théière fumante, deux tasses, une assiette avec des viennoiseries, biscuits et petits gâteaux nappés de chocolat et un sucrier. Il remplit méticuleusement les deux tasses pour que le contenu soit exactement identique. En se concentrant, son mono sourcil se fronçait et tendait à rejoindre sa moustache alors que ses pommettes fripées remontaient de façon asymétriques.
– Sers toi Oranne ! Il faut pas se laisser abattre. Regarde moi, ma condition physique me permet de rouler d’une étagère à l’autre sans utiliser mes jambes.
Oranne sourit. Elle affectionnant tant ces moments où elle oubliait les maux effrayants du monde en se réfugiant dans les mots envoûtants des livres. Ici, elle retrouvait un semblant d’humanité, de sociabilité. D’ailleurs Cratyle était la seule personne avec laquelle elle discutait et qu’elle appréciait. Elle prit un gâteau aux algues d’eau douce et au cacao, affamée.
– Je pourrais t’en mettre dans un petit sac si tu veux, la pâtissière me donne toujours son surplus à la fin de la journée en échange d’un livre.
– Non merci, ça ira. J’ai de quoi manger chez moi.
Oranne saisit un des trois livres, retira ses chaussures et se mit à son aise. Cratyle la regarda s’installer satisfait. Oranne avait poussé la porte de la bibliothèque il y a quelques jours crasseuse, couverte de sang jusque sur son visage. Ce qui l’avait frappé c’était le contraste entre son jeune âge et les armes visibles qu’elle portait. Tout de suite, il avait comprit qu’elle n’était pas de Perspicaris. C’était une Errante, on appelait ainsi les personnes qui venaient à Perspicaris et n’y appartenait pas. La plupart, venant de loin souhaitaient y vivre et s’adaptaient aux coutumes, au rythme de la cité. Oranne contrairement aux autres ne voulait pas y demeurer et n’avait pas l’intention d’y rester. Elle était là pour une durée indéterminée, juste le temps d’accomplir la mission dont elle s’était affublée. Il ignorait tout d’elle. Jamais il ne s’était risqué à lui poser des questions. Elle était là et acceptait sa présence en la dépossédant de son histoire, de ce qu’elle était en dehors de sa bibliothèque. D’abord, il avait cru qu’elle s’était perdue puis apercevant ses armes, qu’elle voulait le braquer, peut-être même le tuer. Puis il avait vu son regard émerveillé, perdu dans la beauté et l’immensité des lieux. Il lui avait demandé ce qu’il pouvait faire pour elle, ce à quoi elle avait répondu qu’elle voulait lire. Quelle fut sa surprise lorsqu’il la vit des nuits entières dévorer des ouvrages complets, lui qui la pensait sauvage et illettrée. Ainsi c’était instauré leur petit rituel nocturne. Oranne venait dans la nuit, s’installait dans une chambre de lecture et y restait jusqu’aux premières lueurs du jour. Peu à peu, il avait commencé à discuter avec elle, lui demander son avis sur ses lectures, lui en conseiller et une réelle amitié s’était rapidement établie entre le bibliothécaire et Oranne. Cratyle savait pertinemment que cela était éphémère, que d’un jour à l’autre, il n’entendrait plus la lourde porte s’entrouvrir, alors il profitait de sa présence quelques heures et la laissait repartir, sachant que cette nuit était peut-être la dernière.
Les premiers éclats du jour vinrent remplacer les lucioles, perçant l’épais carreau de la coupole. Peu à peu, des rais lumineux parvinrent jusque dans la chambre de lecture. Oranne leva les yeux de son livre puis se leva d’un bond, agressée par la lumière.
- Je dois partir. Dit-elle en reposant le livre et mettant ses chaussures.
Cratyle abaissa son livre, mit un marque page et le posa lentement. Il se risqua à lui demander :
- Est ce que je vais te revoir cette nuit ?
- Probablement oui. Merci pour tout.
Oranne retourna dans le hall, reprit ses armes et sortit avant de croiser les premiers citoyens et bibliophiles. La naissance de la clarté était le moment qu’elle redoutait le plus, celui qui, le temps de la traversée de Perspicaris, la faisait exister aux yeux du monde.
Elle finit par sortir de l’édifice et déboucha sur la place publique où des boutiques et des étals étaient disposées en quadrillage et hiérarchisées par accessibilité selon la classe sociale. Quatre estrades de pierres entourées de bancs trônaient fièrement au quatre coins de la place afin de favoriser les spectacles et représentations théâtrales. Bien que la plupart, dénonçant les abus d’Orbis soient censurées et punissables de mort si elles étaient jouées. Oranne venait dans la cité depuis des années et constatait à quel point Perspicaris elle avait changé depuis la mise en place du nouveau gouvernement. Les responsables résidaient dans le bâtiment lui faisant face. Le Symbiôsis. Le monstre architectural rassemblait le palais de justice et le gouvernement. Le nouveau gouverneur s’était octroyé le droit d’y habiter avec tous ses conseillers et alliés. Soit, des membres d’Orbis. Oranne jeta un regard à la fois haineux et inquiet en sa direction puis reprit sa marche, bien décidée à ne pas s’attarder. Mais Perce-Neige s’amusait à courser les pigeons en quête de quelques miettes laissés par les piétons durant la journée. Il les pourchassait en glatissant bruyamment.
- Perce-Neige ! Viens ! A quoi tu joues ? On va se faire repérer !
Mais l’animal obnubilé par ses proies ignora la remontrance de sa maîtresse et continua sa course poursuite. Oranne poursuivit sa marche et le laissa vaquer à ses préoccupations animales. Perce-Neige finit par la rejoindre derrière le palais, dans les quartiers résidentiels. Chaque quartier était composé d’un octogone de résidences au milieu duquel se trouvait un parc avec une petite mare d’eau claire. Chaque habitation possédait sa propre terrasse avec un jardin individuel. Perce-Neige se posa sur l’épaule d’Oranne pour se faire pardonner de son écart de conduite mais celle-ci le repoussa.
- Non Perce-Neige, tu as désobéis. Imagine ce qui nous serait arrivés si la milice nous avait trouvé là, moi avec mon arc et ma machette pleine de sang. Je tiens pas à être exécutée sur la place parce que monsieur s’amuse avec les pigeons. Rentrons maintenant, je suis fatiguée.
Perce-Neige reprit de l’altitude et fendit l’air en direction de la forêt. Oranne de son côté gagna les premières exploitations agricoles à l’aube. Au passage, elle parvint à voler quelques tomates, fraises et pommes de terre. Étant donné les quantités produites, l’agriculteur ne s’apercevrait de rien. Et puis après tout, ils pouvaient bien nourrir celle qui défendait leur cause. Après encore une demie heure de marche, elle gagna l’orée de la forêt où elle s’était établie depuis quelques jours. Elle releva les pièges tendus la veille. Son butin se constitua d’un unique lapin. C’était mieux que rien. Une fois les pièges réinstallés, elle s’enfonça davantage dans la forêt et retrouva Perce-Neige qui attendait patiemment sur la branche d’un arbre. Après avoir manger deux tomates et suspendu le lapin à l’abri des prédateurs, elle se coucha dans sa cabane appuyée sur le renfoncement d’un rocher.
Une averse la tira de son sommeil quelques heures plus tard. D’un bond, elle se leva et se rua dehors afin de protéger ses vivres et son linge étendu. Mais tout était déjà trempé. Elle jeta le tout sous son abri étanche, énervée et se recoucha sous ses couvertures. Mais le sommeil ne revint pas. La pluie martelant la pierre l’empêchait de le retrouver. Celle-ci s’écoulait dans des rigoles creusées autour de son abri et s’acheminait dans des bassines après avoir été filtrée par un tamis de branches et de feuilles. Au fond de l’alcôve rocheuse, elle alla chercher du bois et entreprit d’allumer le feu. Une fois le lapin dépecé, elle l’embrocha avec une branche et le mit à cuir au dessus des braises. Perce-Neige vint se poser près d’elle, attiré par l’odeur de la chaire fraîche. Oranne le caressa et lui tendit un morceau d’écorce sur lequel elle avait mit tout ce qu’elle ne mangerait pas du lapin.
- Bon appétit mon grand.
Tous les deux dévorèrent la viande encore saignante puis Oranne sortit des fraises de sa besace et en tendit une à son compagnon.
- Tiens, un petit luxe ! Je vais devoir repartir Perce-Neige.
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