- Machette ou arc ? J’hésite.
Face au manque d’expressivité de l’animal, Oranne trancha seule.
- Bon les deux, il faut varier les plaisirs. On va sortir de Perspicaris et s’attaquer aux camions citernes qui partent pour Orbis. Il va falloir être prudents. On ne joue pas ce soir mon cher ! Ni avec les miliciens, ni avec les pigeons !
Oranne se leva, rangea le reste de lapin et s’arma de son arc, son carquois, sa machette et deux poignards.
- En route mon grand. Si seulement tu pouvais me porter, je ferais pas autant de kilomètres par jour soupira t-elle. L’aigle virevolta autour d’elle afin de la narguer.
- Ho ça va hein ! Je sais que tu voles, je le sais dit-elle en riant.
Pour sortir de la ville, Oranne devait emprunter le canal ouest traversant la forêt où elle vivait. En tant qu’Errante, c’était le seul moyen pour elle d’aller et venir sans être repérée. En arrivant près des rives du canal, elle tira des fourrés un petit canoë en bois et une pagaie qu’elle tracta dans l’eau. A regret, elle du descendre dans le flux glacé avant de monter dedans. Heureusement pour elle, l’emprise d’Orbis ne s’étendait qu’en amont du canal, lui laissant la liberté de quitter Perspicaris facilement. Le canoë glissa rapidement au gré des coups de pagaie d’Oranne. Au bout de deux heures, elle entra dans les terres isolées d’Anaklia. Chez elle. Un sentiment de liberté l’envahit, ici, elle ne risquait plus rien. Son existence et sa présence étaient légitimées. Elle gagna la terre ferme et cacha son canoë sous des branches même si cela n’était pas très utile. Personne ne s’aventurait devant les remparts. Elle s’enfonça dans la forêt de sorte à se retrouver face aux portes principales de la cité et repérer l’endroit le plus stratégique pour attaquer les convois partants pour Orbis. Les bois n’avaient plus de secrets pour elle, elle en connaissait les moindres recoins, les moindres sentiers que la nature lui avait laissé prendre durant des années. La nature sauvage, immaculée de souillure humaine lui appartenait. C’était devenu son royaume. Celui dont elle avait rêvé étant petite. Mais elle s’était rapidement aperçue que la nature ne se pliait pas à l’Homme, c’était lui qui devait se soumettre à ses lois impitoyables. Dans ces lieux s’entremêlait la beauté inhérente à la création et son hostilité.

Paradoxalement, elle s’emprisonnait à Perspicaris au nom de la liberté, de celle des Perspcariens alors qu’elle aurait pu voyager dans les terres d’Analkia et par delà les montagnes du Chkahara. Mais elle avait décidé de donner un sens à sa vie, être Errante n’en était pas un.
Devant elle, se tenaient les portes colossales de Perspicaris. Le stéréobate du bâtiment équivalait à la hauteur des remparts entourant la cité et s’ouvrait au centre en arc de cercle. À l’intérieur de la voûte, des postes de garde étaient encastrés de part et d’autre afin de contrôler les entrées et les sorties des habitants de Perspicaris mais également de surveiller les allées et venues des camions citernes d’Orbis. Il y a quelques mois encore, chaque convoi devait déclarer le contenu exact de son extraction mais depuis la prise de pouvoir du nouveau gouvernement, les chargements circulaient librement. Les gardes n’étaient autres que des corrompus trouvant un intérêt à collaborer avec la milice. Oranne observa le fourmillement incessant des pilleurs qui agressaient le dallage de leurs pneus monstrueux et aveuglaient les murs avec leurs phares jaunâtres. Des silhouettes effectuaient leur ronde mécanique aux pieds des remparts, suivant du regard les camions-citernes qui polluaient l’unique route reliant Perspicaris à Orbis. Oranne attendit patiemment que la nuit écrase le soleil pour agir. Perchée à califourchon sur la branche d’un chêne bordant la route, elle préparait ses flèches. Les portes n’étaient qu’à quelques mètres d’elle, son promontoire lui permettait d’observer sans être vue. Le rayon des phrares ne balayait pas suffisamment en hauteur pour la démasquer. Un camion s’arrêta au poste de garde quelques instants avant de repartir. Oranne bandit son arc et visa, attendant le moment parfait. L’arc était tellement bandé que l’attente fit mal au biceps de la jeune femme pourtant habituée. Elle retint son souffle et décocha la flèche. Celle-ci se planta derrière la roue du camion sans l’atteindre. Elle avait mésestimé son coup. A la fois angoissée et agacé, elle bandit de nouveau son arc et décocha une seconde flèche qui cette fois ci se planta dans le pneu arrière droit du camion. La roue se voila et fit dévier la trajectoire du véhicule. Le conducteur freina et s’efforça d’en garder le contrôle afin de ne pas s’écraser contre un arbre. Oranne attendit qu’il passe à côté de celui où elle était et profita de la baisse de vitesse pour sauter sur le toit. Le véhicule parvint à s’immobiliser quelques mètres plus loin. Aussitôt le conducteur sortit et chercha le problème à la lueur d’une lampe torche. Quand il découvrit la roue voilée, il se mit à pester vulgairement. Oranne, accroupit juste au dessus, sortit un de ses poignards et lui sauta dessus. L’effet de surprise lui permit de l’achever rapidement d’un coup dans la gorge. Puis elle ouvrit la vanne de la citerne, libérant ainsi le butin liquide qui irrigua les terres. Au loin, les gardes virent qu’un des camions était anormalement arrêté et envoyèrent deux véhicules de patrouille en escorter un autre. Oranne se cacha dans les bois et se prépara. Les miliciens arrivèrent sur le lieu du crime et virent le cadavre du conducteur encore chaud.
- Il a été attaqué conclut le lieutenant. Son meurtrier a du partir dans les bois, on a aucune chance de le retrouver.
- La vanne a été ouverte remarqua un des huit hommes. Quelqu’un nous en veut vraiment apparemment.
- Ha bon ? Tu crois ? Quelle perspicacité ! Ironisa le milicien. Non seulement ce connard massacre nos hommes dans les stations de pompage mais désormais il s’attaque aux convois. Je le…
Une flèche lui transperça le visage entre les deux yeux. L’homme tomba lourdement en arrière. Aussitôt les miliciens sortirent leurs armes et se mirent à couvert derrière les portières de leur véhicule.
- Il est encore là ! S’écria le perspicace. La flèche a été tirée depuis les bois.
- Bah vas y, fonce, ramène nous son cadavre ! Se moqua l’un des soldats. Mais celui-ci, fraîchement affecté dans la milice s’accroupit davantage derrière la portière. Oranne attendit quelques minutes afin de créer de la tension puis tira une seconde flèche dans la poitrine d’un des hommes en première ligne. Celui-ci tomba à genou et retira rageusement la flèche. Mais c’était trop tard. L’hémorragie était trop importante et le temps finirait l’office d’Oranne. Elle descendit de son arbre et changea de planque avant qu’une de ses victimes ne comprennent d’où venaient précisément les flèches. Une troisième flèche fendit l’ombre pour se planter dans l’épaule d’un des soldats plus enhardi que les autres qui, recourbé, essayait discrètement de s’approcher des bois. Déterminé, malgré sa blessure, il continua son chemin, s’approchant dangereusement d’Oranne.
- Il est là ! Hurla t-il en montrant du doigt Oranne. Je le vois !
Hors d’elle, Oranne lui tira une autre flèche dans le cœur. Les miliciens restants décidèrent d’attaquer, ayant maintenant approximativement repéré où était la cible. Eux possédaient des armes à feu automatiques, un arc ne ferait pas le poids face à elles. Ils se déployèrent dans le périmètre indiqué par leur collègue dans son dernier souffle, les armes pointées vers l’obscurité et l’ombre menaçante des arbres centenaires. La chasse est ouverte pensa Oranne. Qui croyaient-ils ? Ils souillaient déjà Perspicaris, ils n’allaient pas aussi souiller ses bois. Ici, ils n’étaient rien. Que des parasites perdus. Ni leurs armes, ni leur nombre ne les sauveraient. En pénétrant chez elle, ils se condamnaient. Les miliciens franchirent la lisière de la forêt. Pour Oranne, c’était l’affront de trop. Seuls les phares encore allumés du camion-citerne permettaient aux miliciens de se repérer et de distinguer les ombres les entourant. Oranne se fondait dans celles des arbres pour se déplacer félinement, contournant ses cibles afin de les déstabiliser. Autour d’eux, des brindilles venaient de céder sous une force qui n’était pas celle de la nature et les feuilles, fragilisées par l’automne, craquelaient à un rythme trop régulier pour être naturel. Oranne jubilait. Le piège se refermait lentement sur ses proies. Les miliciens entendirent un glissement sec, celui de sa machette sortant de son étui. Une voix s’éleva soudainement dans les bois.
- Rend toi ! Tu n’es pas en mesure de nous affronter ! Tu n’as aucune chance.
Comme ils se trompaient pensa Oranne. Ils étaient à sa merci. Elle bondit de sa cachette, surgissant derrière l’un des hommes, lui plaqua sa main droite sur la bouche, puis de la gauche le transperça de sa machette, tournant la lame dans ses tripes afin qu’il la sente davantage. Le corps tomba dans les feuilles aussi mortes que lui. Le bruissement et l’impact du corps contre le sol alerta les cinq soldats restant. Le novice, plus prudent que les autres décela le piège et se tapit dans un coin pendant que les quatre autres se dirigèrent vers le cadavre. Oranne adossée contre un chêne quelques mètres plus loin sortit son arc et abattit une autre de ses cibles. Les trois autres tirèrent aveuglement dans sa direction. Une balle blessa l’arbre, écorchant son écorce et s’enfonçant dans sa chaire. Oranne rangea son arc et se mit à courir, évitant la pluie de balle qui s’abattait sur elle. Sa silhouette se détacha de l’étreinte rassurante de la végétation et apparut à la pâle lueur d’une clairière. Les hommes se mirent à sa poursuite tout en tirant. Lorsque leurs chargeurs furent vides, ils avaient regagné l’obscurité. Oranne s’immobilisa et fit face aux quatre hommes. Qu’ils lui tirent dessus était juste mais qu’ils blessent un arbre était inacceptable pour Oranne. Elle se rua sur eux désormais désarmés. Leur acuité visuelle était altérée. Ils n’avaient plus aucune chance. La jeune femme les massacra dans une boucherie innommable, effectuant une danse précise et meurtrière. Ses mouvements étaient rapides et efficaces. Ils payaient en sang ce qu’ils volaient en eau. Ce n’était que justice après tout. Oranne fouilla les corps et y trouva les clés des véhicules qu’elle enterra. Puis elle revint ensuite vers la route, sachant qu’il restait un milicien et que celui-ci ne pouvait pas partir avec les voitures. Elle le trouva accroupit en train de changer le pneu du camion, jetant furtivement des regards inquiets autour de lui.
- C’est moi que tu cherches ?

L’homme sursauta et releva la tête. Oranne se tenait à quelques mètres de lui, un poignard dissimulée dans la paume de chaque main et masqués sous sa manche. En tant que novice, le veilleur aurait du signaler aux gardes au loin qu’il y avait un problème mais la personne face à lui représentait l’opportunité de faire ses preuves seul. Il n’allait pas la laisser s’échapper et comptait bien ramener le corps du meurtrier à ses supérieurs. Le jeune milicien s’approcha d’Oranne et s’aperçut que c’était une jeune femme, ayant sûrement le même âge que lui. S’il avait apprit une chose lors de sa formation à Orbis, c’était de ne faire preuve d’aucune compassion, fille ou pas, il la tuerai et apporterait fièrement la preuve de sa valeur à ses collègues.
- Rends toi, tu n’as aucune chance.
Oranne se mit à rire. Il ne réalisait pas de quoi elle était capable, ignorait ce qu’elle avait fait à ses collègues. D’un geste habile, elle sortit ses deux poignards dissimulés.
- Très bien ! S’amusa le veilleur. Tu veux jouer, alors jouons ! Regarde, je vais même pas sortir mon arme pour que le combat soit plus équitable.
Il était tellement arrogant, sûr de sa victoire, à tel point qu’il se pénalisait lui-même. Bientôt, il mesurerait l’ampleur de son erreur. L’homme s’élança vers Oranne à mains nues. Celle-ci se contenta d’esquiver tranquillement ses tentatives d’attaques. Agacé, il revint plusieurs fois à la charge sans jamais réussir à la toucher. Puis face à la vanité de ses assauts, il finit par sortir son arme. Oranne lança l’un de ses poignards dans le dos de sa main. Aussitôt, celui-ci lâcha prise. Oranne s’attendait à ce qu’il hurle mais aucun son ne sortir de sa bouche. Il serra les dents avec orgueil.
- Je croyais que le combat devait être équitable. C’est ce que tu as dit, non ?

Le veilleur, coriace, tenta à nouveau de l’atteindre sans y parvenir. Aussi inavouable ce que cela puisse être, il réalisa à quel point son adversaire jouait avec lui, à quel point elle l’humiliait. Cette évidence lui parut insoutenable. Il s’efforçait de donner l’illusion qu’il maîtrisait la situation, qu’il tempérait ses coups par pure pitié. S’il savait à quel point il était pitoyable. Oranne estima que le jeu avait assez duré et poignarda sa proie dans le cœur. Celui-ci tomba lourdement au sol, suffoquant, crachant un filet de sang et tenta de l’insulter mais le souffle lui manquait. Oranne s’accroupit à côté de lui et lui souffla :
- Alors, ça t’amuse toujours ?
Sa tentative de réponse fut son dernier souffle. Son corps fut secoué d’un dernier spasme puis s’immobilisa définitivement. Oranne lui donna un dernier coup de pied dans les côtes pour s’assurer qu’il était bien mort. Un rictus dégoûté et fielleux déforma furtivement son visage. Satisfaite, elle se dirigea vers les portes principales de Perspicaris, bien décidée à terminer ce qu’elle avait si bien commencé. Elle aborda les portes vers l’ouest en longeant les remparts. Curieusement, elle ne vit aucun garde et les camions-citernes ne circulaient pas. L’un d’eux se trouvait en travers de la route, encore allumé. L’entrée était anormalement calme. Intriguée, elle se rapprocha davantage, serrant le manche de ses poignards. Son pied se heurta à un premier corps, étendu dans l’herbe sur le bord de la route. Sur le pavé au centre de la voûte s’entassaient les corps de miliciens et des conducteurs au visage tordu d’effroi. Que s’était-il passé ? Elle n’avait pourtant rien entendu. Aucun cri, aucune détonation, pourtant à la vue des cadavres, la plupart avaient été tués par balle. Quelqu’un l’avait devancé. Oranne préféra rebrousser chemin. Elle s’immobilisa quelques instants après avoir pénétré dans la forêt. Des branches bruissèrent autour d’elle. Elle serra le manche de sa machette, balaya les alentours sans rien percevoir d’anormal puis reprit son chemin avec le mauvais pressentiment qu’elle n’était pas seule.

Instinctivement, elle chercha Perce-Neige du regard. Mais celui-ci ne volait pas au dessus d’elle. S’il y avait une autre présence humaine, il l’aurait pourtant alerté comme à l’accoutumée. Où était-il ? D’ici peu, la nature s’éveillerait, suintante de rosée matinale, commençant une journée dont la saison la pousserait à mourir. Les branches allégées de leurs feuilles s’entrecroisaient au dessus d’Oranne et couvraient sa silhouette. Les bruits s’étaient arrêtés, elle n’entendait plus rien et pourtant, la désagréable sensation d’être épiée ne la quittait pas. Si c’était le cas, elle ne devait pas les conduire au canal. Elle bifurqua du sentir initial pour s’enfoncer dans les profondeurs du territoire d’Anaklia. Un léger claquement sec la fit sursauter. Celui d’une arme qu’on charge, là tout près d’elle. Elle sortit sa machette de son étui et se tint quelques secondes immobiles, s’attendant à ce que quelqu’un surgisse des taillis. Pourtant, si l’on voulait la tuer par balle, c’était la pire chose à faire. Après quelques instants d’inertie et d’apnée, Oranne, agacée s’apprêta à reprendre sa route, mettant ses hallucinations sur le compte de la fatigue et la tension permanente qu’elle s’infligeait. Puis soudain, six hommes sortirent de l’ombre mourante des arbres et s’avancèrent vers elle en l’encerclant. Elle aperçut l’uniforme si exécré des miliciens. Lorsqu’ils s’approchèrent davantage, elle eut un doute. Leurs cheveux mêlés alourdis par la saleté, tombaient telles les branches d’un saule pleureur jusqu’à leurs épaules pour la plupart et à la moitié du torse pour l’un. Celui-ci était rasé asymétriquement et aléatoirement. Jamais elle n’avait vu des miliciens ayant une telle dégaine et un manque d’hygiène évident. Peut-être étaient-ils là depuis longtemps et avaient-ils renoncé à la rigueur de leur cité désormais lointaine ? Cinq des hommes pointèrent leur TEC en sa direction tandis qu’un homme en costard acajou et à la chemise azure tâchée de sang s’avança vers elle.
- C’est bien elle. Dit-il en s’adressant à ses acolytes. Aucun doute. Il tourna autour d’Oranne, arrachant les feuilles qui pendouillaient tant bien que mal à la carcasse dénudée des arbres.
- Une femelle, une gamine qui l’eut cru ? Décidément tu nous auras surpris jusqu’au bout. C’était splendide en tout cas ce que tu as fait ce soir, du grand art ! Tu n’es pas de Perspicaris, non ? Je parie que tu ne portes pas la marque.
Il manqua de se faire trancher le poignet quand il voulut vérifier ses dires sur celui d’Oranne. Cette dernière ne savait pas ce qu’il y avait de plus inquiétant, qu’il s’émerveille de ses meurtres ou qu’il les ait vu sans qu’elle s’en aperçoive.
– Calme toi ! Nous ne te voulons pas de mal, nous sommes du même côté après tout. Il désigna le sang sur sa veste. Ce n’est qu’un déguisement d’infiltration ne t’inquiète pas. Je suis Lookim et nous sommes ce que nous appellerons la « résistance » de Perspicaris. Nous luttons nous aussi contre Orbis. Mais vois-tu, depuis quelques temps, notre organisation est perturbée par quelqu’un qui nous devance ou agit en même temps que nous, comme ce soir. Alors ma proposition est très simple, soit tu arrêtes tes caprices meurtriers et tu quittes gentiment Perspicaris ou tu nous rejoins et on allie nos forces. Mais si jamais tu refuses ma proposition et que je te vois traîner dans le coin tuer des miliciens, je n’hésiterais pas à te faire visiter les fonds du lac. J’espère que je suis bien clair.
Que croyait-il ? Qu’elle allait renoncer à la quête de toute une vie ou qu’elle s’allie à une bande de clowns qu’elle ne connaissait pas ? Et s’il mentait ? Peut-être étaient-ils réellement des miliciens qui voulaient seulement l’amadouer.
– Je travaille seule. Finit-elle par dire d’un ton glacial. L’homme se mit à rire bruyamment.
– Mais qu’est ce que tu crois petite ? Que seule tu peux mettre fin à tous les abus ? Que tu peux changer le monde ?
– Pourquoi pas ?
Lookim se frappa le front, exaspéré. Cette gamine était aussi folle que lui, ne mesurant pas la dangerosité et la force contre laquelle elle luttait ou du moins pensait le faire. Ce n’était qu’une Errante qui devait avoir grandi avec les échos des contes entendus le soir avant de dormir, exaltant la grandeur et la supériorité de Perspicaris. Mais maintenant, il en était tout autre.
Oranne en eut assez. Depuis des années, personne ne lui avait donné d’ordres ou imposé quoi que ce soit. Sa seule limite, c’était elle même et elle comptait bien que cela reste ainsi. Désormais, ces individus représentaient une nouvelle menace, ayant vu son visage. Défendant la même cause qu’elle ou non, ils ne lui laissaient pas le choix, ils devaient mourir. Mais cinq armes étaient pointées sur elle, réduisant ses chances à néant. Hésiteraient-ils à la tuer ? Ils avaient besoin d’elle sinon ils l’auraient fait depuis le début. Après tout, elle n’avait rien à perdre. Rapidement, elle voulut prendre le poignard glissé dans sa bottine mais Lookim pointa son arme sur elle à son tour. Perce-Neige fendit les cieux en glatissant et fonça sur le visage Lookim, saisit son arme, la jeta aux pieds d’Oranne et revint à la charge sur une nouvelle victime. Oranne profita de l’effet de surprise pour poignarder les acolytes de la victime de son aigle avec ses flèches paralysantes.

Leur chef, aveuglé par l’attaque du rapace mit quelques minutes à se réapproprier son acuité visuelle. En se retournant, il vit ses hommes étendus, une flèche dans la nuque ou le cœur. Un autre, attaqué par l’aigle couru à l’aveuglette et finit par s’assommer avec un tronc d’arbre. Oranne mit la lame de sa machette devant la gorge du seul survivant. Perce-Neige vint se poser sur l’épaule de sa maîtresse et frotta sa tête contre sa joue.
- Dégage maintenant siffla Oranne à sa victime. Ne t’avise plus jamais de me suivre et encore moins de me menacer. La prochaine fois, je ne t’épargnerais pas.
- Ils finiront pas t’avoir si tu continues et on sera assimilés à toi. Tu nous mets tous en danger avec tes conneries. Si jamais tu changes d’avis, nous sommes près du canal est. Tu es une tueuse exceptionnelle. C’est du gâchis d’agir seule, enfin avec ton faucon.
- C’est un aigle. Trancha Oranne avant de se retourner et de reprendre son chemin. L’homme mit quelques minutes avant de réaliser ce qui s’était passé. Comment allait-il expliquer aux familles des victimes qu’ils avaient été vaincus par une gamine et un aigle ? Il récupéra ce qu’il pu sur les corps pour les restituer aux familles et repartit vers l’est. Oranne se dirigea vers la Démétrias, énervée. Jamais elle n’avait songé que ses actes envers la milice pouvait nuire aux habitants de Perspicaris et encore moins à ceux qui partageaient son combat. Mais les relations humaines la dissuadaient de tenter quelconque alliance. L’union n’avait jamais fait la force. Cet adage n’était qu’un mensonge. La solitude évitait la nostalgie, l’attachement, le partage des larmes et des dilemmes déchirants au nom d’une humanité à laquelle elle avait renoncée depuis longtemps. Lookim et ses partisans n’avaient pas besoin d’elle et elle n’avait pas besoin d’eux. Que pourraient-ils lui apporter de plus que ce qu’elle n’avait déjà ? Rien n’ébranlera sa lutte dans ce qu’elle estimait juste.

Elle entra dans la Démétrias rapidement, évitant le regard de quelques nocturnes qui venaient discuter sur les marches du forum ou errer dans le monstre culturel. En disparaissant derrière la porte de verre, elle fut soulagée. Ici, elle se sentait protégée, coupée du monde hostile dans lequel elle s’efforçait de survivre. Comme à l’accoutumée, elle déposa ses armes dans un tiroir sous une étagère, retira son manteau et arpenta les rangées afin de trouver Cratyle. Au bout de quelques minutes, Oranne entendit les mécanismes de l’ascenseur s’activer au bout de la vaste salle. Le petit homme se traînassa à travers les bureaux, encore fiévreux des lectures qu’il venait de faire. La vue d’Oranne le fit sortir de sa rêverie. Ses traits tirés trahissaient la véhémence de la nuit qu’elle venait de passer. Jamais il ne l’avait vu ses vêtements souillés d’autant de sang. Combien de vies avait-elle arrachées cette nuit ?
- Bonsoir Oranne. Comment vas-tu ? Tu as l’air contrariée. S’inquiéta le bibliothécaire.
 Tout va bien, ce n’est rien, je suis juste fatiguée. La nuit a été intense.
- Viens te reposer, je vais te préparer à boire et à manger.
- Je n’ai pas très faim.
Mais l’homme ignora sa réponse et disparu dans les tréfonds de la bibliothèque dont lui seul connaissait l’existence. Oranne alla prendre place dans la chambre de lecture, épuisée et contrariée. Lorsque Cratyle revint avec son habituel plateau, Oranne dormait profondément sur le divan. Il la considéra quelques instants. Il savait que quelque chose s’était passée et la contrariait. Sa curiosité le dévorait. Bien qu’il respecte les activités nocturnes de sa protégée, il ne pouvait s’empêcher de se demander où elle allait, ce qu’elle faisait. Il se posait mille et une questions auxquelles il n’aurait probablement jamais de réponse. Il s’abstint de la recouvrir d’une couverture de peur qu’elle se réveille brutalement puis partit vaquer à ses occupations.
Lorsque Oranne ouvrit les yeux, la lumière emplissait déjà toute la pièce. Elle se leva d’un bond, regardant autour d’elle avec inquiétude. Le bourdonnement incessant des assoiffés de savoir caressait les murs de marbre et résonnait dans la coupole. Comment allait-elle récupérer ses armes et sortir sans éveiller les soupçons ? Elle entendit la voix de Cratyle dans une pièce non loin. Etait-il seul ? Le vieillard avait l’habitude de parler seul, parfois même, elle l’avait entendu se faire des remontrances, s’insulter d’imbécile puis se féliciter d’avoir un cerveau si merveilleux quelques minutes plus tard. Elle suivit la voix du bibliothécaire, n’ayant de toute façon rien à perdre. Celui-ci se tenait dans une autre chambre de lecture, à quelques mètres de l’embrasure de la porte. Oranne ne vit personne d’autre, confiante, elle entra et dit :
- Cratyle ! Comment vais-je faire pour sortir avec tous les Perspicariens agglutinés ?
Cratyle se retourna, Oranne étouffa un cri d’effroi. Il n’était pas seul. Dans un renfoncement à gauche, Lookim était assit dans un fauteuil, cigare à la main, embaumant de sa fumée les dizaines de livres entassés devant lui. Que faisait-il là ? L’avait-il encore suivit ? Qu’est ce que Cratyle pouvait bien lui dire ? Bien qu’elle ne remette pas la confiance qu’elle avait en lui en doute. Oranne fit volte face et fonça vers la salle principale. A choisir, elle préférait subir le regard des lettrés que la vengeance de Lookim.
- Oranne ! Oranne ! Demanda Cratyle en trottinant péniblement derrière elle. Où vas-tu ? Qu’est ce qui se passe ?
- Cet homme a voulu me tuer, je ne peux pas rester ici ! Dit-elle tout en marchant énergiquement.
- Lookim ? Souffla Cratyle, qui arrêté, peinait à respirer.
- Oui.
Oranne fit irruption dans la salle principale et se rua vers le tiroir pour récupérer son manteau et ses armes. Aussitôt, les matinaux levèrent les yeux de leur ouvrage pour la fixer, surpris qu’une jeune femme avec une dégaine de sauvage vienne s’armer dans une bibliothèque. Lookim surgit à son tour, aidant Cratyle à marcher.
- Je ne veux pas te chasser, Oranne, c’est ça ?
- Toi ne m’adresse pas la parole !
Cratyle tenta de tempérer les choses.
- Lookim est un ami à moi, il ne te fera aucun mal sous mon toit.
Et dehors ? Pensa Oranne. Il l’avait menacé de la noyer dans le lac. Ces paroles ne la rassuraient pas le moins du monde.
- Avec tout le respect que je te dois Cratyle, tu devrais revoir tes fréquentations.
Puis elle claqua la porte de la bibliothèque sous les regards choqués des lecteurs qui replongèrent immédiatement dans leur lecture. Son univers s’effondrait. Non seulement elle devait se méfier des miliciens mais également des Perspicariens. Le seul endroit où elle se sentait bien représentait désormais une menace. Cratyle demanda à Lookim après l’avoir entraîné à l’écart des curieux :
- Tu la connais ?
- Oui enfin pas vraiment. On a eu l’occasion de se croiser disons.
- C’est ma protégée, j’espère que tu lui as pas fait de mal.
- Ta protégée ? Alors c’est elle ta fameuse protégée que tu accueilles toutes les nuits depuis quelques temps ? S’indigna t-il. Ta protégée a tué cinq de mes hommes et si je suis là c’est uniquement parce qu’elle m’a gracieusement épargné. Sais-tu au moins ce qu’elle fait de ses nuits ta petite protégée ?
- Oui je le sais. Répondit calmement Cratyle. Mais moi j’ai vu d’autres facettes de sa personnalité. Ici, ce n’est plus une tueuse. C’est une jeune femme brillante, douce, qui a soif d’apprendre.
- Douce ? Décidément j’aurais tout entendu !
- Qu’est ce que tu lui as fait pour qu’elle tue cinq de tes hommes ? Qu’est ce que tu lui voulais ?
- Qu’elle nous rejoigne. En agissant de son côté, elle perturbe notre organisation et nous met en danger. Il faut qu’elle arrête.
- Et tu as menacé de la tuer si elle ne le faisait pas, c’est cela ?
- Oui.
- Mon pauvre Lookim, je suis désolée de te dire que jamais elle ne vous rejoindra. Et maintenant, elle ne reviendra plus. C’est certain.
- Tu devrais plutôt me remercier. Je t’évite bien des ennuis crois moi.
- Ce n’est pas à toi d’en juger. J’apprécie sa compagnie.
- Qu’elle quitte Perspicaris et retourne d’où elle vient. On n’a pas besoin d’un élément perturbateur.

Cratyle soupira, exaspéré. Il savait qu’il ne parviendrait pas à convaincre Lookim. Lui ne se projetait que dans l’optique d’une éventuelle guerre, il se moquait éperdument de connaître les individus. Ce qu’il voulait c’étaient des soldats, fiables et efficaces. Ceux qui ne voulaient pas se rallier à sa cause n’étaient que des parasites qu’il fallait éliminer et Oranne en était un. Lookim prit congé de son hôte, emportant sous son manteau le précieux ouvrage concernant l’art subtil de la guerre puis se dirigea à l’est, vers le canal.

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