Les attaques successives des stations d’extractions de l’eau, les meurtres des miliciens et les assauts répétés aux portes principales alertèrent les autorités d’Orbis ainsi que le nouveau gouvernement de Perspicaris. Au nom du non-respect de l’accord entre les deux puissances et la sécurité de tous face aux attaques, ce dernier légitima le renforcement des troupes et la mise en place d’un couvre-feu, évitant ainsi tout débordement nocturne. En quelques jours, les effectifs de la milice doublèrent et surveillèrent le cœur de la ville. La population pâtit directement du zèle de la milice. Si d’ordinaire la ville grouillait dans l’insouciance et la joie de vivre, désormais l’inquiétude et l’incompréhension se lisaient sur les visages. Les marchés bruyants et conviviaux devant le Symbiosis devinrent timides et formels. Les habitants guettaient du coin de l’œil les patrouilles de la milice sillonnant la ville jour et nuit tandis que cette dernière cherchait dans le comportement des Perspicariens des signes d’une éventuelle culpabilité.
Si le joug grandissant d’Orbis dissuadait les Perspicariens de sortir et les intimidait, pour Oranne, il en était tout autre. Ce danger davantage présent l’exaltait, renforçait son frisson d’exister. Plus elle enfreignait les règles et jouait avec la milice, plus elle légitimait sa vie et le but de celle-ci. Depuis longtemps, elle n’avait plus peur, sa soif de vengeance et sa haine avaient éradiqué toute peur, toute appréhension. Pour survivre, il faut être seul, se débarrasser des sentiments inhérents à la vulnérabilité humaine, n’avoir aucune attache, aucune limite si ce n’est soi-même. La solitude n’était plus un poids, au gré des années, elle en avait fait une force. Celle-ci permettait d’avancer sans jamais se soucier d’autrui, sans prendre le risque de voir mourir ceux auxquels on s’est attaché. Elle avait failli prendre le risque en s’habituant à fréquenter la bibliothèque. Mais au final, Lookim avait été un avertissement. La présence d’Orbis ne la surprenait pas, ce n’était, du moins le pensait t-elle, que la réponse à ses agissements et ceux de Lookim et ses partisans. Mais le sacrifice partiel de la liberté des Perspicariens n’était-il pas nécessaire pour la totale libération de leur cité ? Qu’ils renforcent les effectifs ne changeait rien à sa motivation, ils ne faisaient que lui offrir plus de cibles. Galvanisée par la justesse de sa cause, elle préférait ignorer la double menace constante qui pesait sur elle et garder son rythme justicier.
La lune, pleine dans sa nudité caressait amoureusement la cité et l’enveloppait d’un doux voile sélénite. Quelques silhouettes apparaissaient devant les vitres nervurées, jetant des coups d’œil effarouchés dans la métropole qui autrefois fut entièrement leur. Le couvre-feu était effectif depuis désormais deux heures, seuls les pas des miliciens martelant le pavé brisait le mutisme de Perspicaris. En se croisant, les patrouilles échangeaient quelques banalités, établissaient des périmètres à surveiller davantage puis repartaient tranquillement. Le surveillance s’était surtout accrue au centre où étaient regroupées les trois principales stations d’extractions d’eau. Celles-ci étaient plus proches des portes principales et évitaient aux chargements d’emprunter l’unique pont reliant la rive nord à la rive sud. Oranne traversa la cité afin de gagner les falaises surplombant le lac. En traversant les quartiers résidentiels octogonaux, elle vit des silhouettes à travers les baies vitrées nervurées. Celles-ci voyaient cette Errante enfreindre le couvre-feu et se demandaient ce qui la poussait à déjouer les règles établies par la milice. Ce qu’elle avait de si important à faire dans la cité pour braver l’interdit. Les Errants étaient rares. La plupart venaient quémander l’hospitalité pour quelques nuits et finissaient pas décider de s’établir à Perspicaris avec l’espoir d’une vie meilleure. D’autres, déambulaient simplement à la fin de l’automne afin de se restaurer et acquérir ce dont ils avaient besoin pour passer les mois d’hiver. Tous étaient des marginaux, peu sociables, ravagés par la solitude. Les habitants les craignaient et bien que les Errants tentent de s’intégrer au sein de la société, ils demeuraient toujours à part, prisonniers de la méfiance des Perspicariens.
Oranne se moquait éperdument d’être repérée par les Perspicariens. Elle était là pour défendre leur cause et c’était dans leur intérêt de la laisser faire. Après une demie heure de marche rapide, elle gagna le lac au bord duquel elle s’arrêta quelques instants. Au loin face à elle surgissait au milieu des eaux le colossal sanctuaire Hoover. En forme de crayon, le temple sacré de béton et d’acier, à demi noyé s’élevait sur deux cent mètres. Sa mine aiguisée perçait les ténèbres et tendait à embrocher la lune. La couleur du puissant éclairage variait en fonction des jours, des événements. Lors des conseils mensuels à la Démétrias, Perspicaris reluisait de vert. Oranne ignorait ce qu’il renfermait, ce que cette forteresse, gardienne de mille et uns secrets aux douves profondes contenait de si précieux. Quelques fois, elle apercevait dans le lointain, lorsque la brume n’habillait pas le temple, quelques lueurs aux fenêtres. Était-ce le gardien du temple, reclus au milieu du lac ? Le mystère attisait son imagination débordante et la laissait émettre des hypothèses différentes à chaque contemplation. Elle reprit ses esprits et se dirigea vers une des stations d’extraction qu’elle n’avait pas encore attaqué. Comme d’habitude, elle ne préméditait rien avant d’arriver sur les lieux. Chaque station était différente, son humeur aussi. Parfois, elle avait envie de jouer sadiquement avec ses victimes. Tel un chat malmenant une souris pendant des heures avant de s’étonner que celle-ci ait rendu l’âme. D’autres fois, elle avait simplement envie de tuer froidement et rapidement, d’accomplir son office macabre avec la même aisance et banalité que l’acte de manger ou respirer. Parfois même c’était la lumière du temple Hoover qui définissait son mode opératoire. Le bleu illuminait les nuits impaires et sanglantes tandis que le pourpre éclairait les paires et joueuses. Cette nuit, le faisceau lumineux lapis concurrençait la lune. Pendant quelques minutes, elle contempla l’étendue glacée, bercée par le clapotement régulier de l’eau venant effleurer le rivage. Perce-Neige griffa l’obscurité et effectua des cercles autour d’elle. Oranne se laissa glisser en contre bas, contrariée d’être interrompue dans sa contemplation. Quelques secondes plus tard, une patrouille passa au dessus d’elle en pestant.
- C’était mon jour de congé bougonna l’un des miliciens. Qu’est ce qu’ils vont faire à la Démétrias ?
- Personne ne le sait. Seuls ceux qui y travaillent sont au courant.
- Toujours est-il que je devrais être au chaud au lieu de faire le travail à leur place. Il caille en plus. L’homme sortit une petite fiole d’alcool afin de se réchauffer de l’intérieur.
Les voix s’éloignèrent et devinrent trop faibles pour qu’Oranne entende la suite de la discussion. Elle sortit de sa cachette. Que se passait-il là bas ? Quelle était la mission dont étaient affublé quelques miliciens ? Sa curiosité était bien plus puissante que sa connaissance des risques encourus. Oubliant Lookim et la milice, elle fonça vers la Démétrias. Une dizaine de miliciens déambulaient nerveusement sur le parvis, soufflant sur leurs mains endolories pour les réchauffer. Pour la première fois depuis son arrivée à Perspicaris, Oranne vit les portes arrondies de fer forgé closes. Ainsi fermées, elles formaient le sceau emblématique de la philosophie de la ville entouré de dessins gravés. L’intérieur devait grouiller de miliciens et pourtant, elle voulait s’y rendre. Le danger l’attirait inexplicablement. Jusqu’alors, elle l’avait toujours bravé et ses victoires sur une mort certaine lui avaient fait prendre confiance en elle. Où était ses limites ? Contre combien de miliciens faiblirait-elle ? En flirtant avec sa perte, elle se cherchait mais ne parvenait pas à savoir qui elle était vraiment. Rien ne l’avait jamais arrêté si ce n’est sa condition d’humaine. La Démétrias était cernée de toute part, ne lui laissant aucune brèche pour entrer. Elle eu le mauvais pressentiment que quelque chose de grave se passait à l’intérieur. Elle fit demi tour et chercha un milicien seul. Après quelques minutes d’errance, elle en aperçu un qui se vidait la vessie de long d’une vitrine en sifflotant. Oranne surgit derrière lui, le milicien aperçut furtivement le reflet de la jeune fille mais avant qu’il remonte son pantalon et se retourne, Oranne lui enfonça sa machette dans le ventre. Puis elle lui retira rapidement ses vêtements afin que le sang ne les imbibe pas et les enfila, dégoûtée. Après avoir fait quelques ourlets et dissimulé ses cheveux sous le képi, elle traîna le corps à l’abri des regards et se dirigea vers la Démétrias, feintant l’assurance. Un milicien gradé se planta devant elle. Un frisson d’angoisse lui parcourut l’échine. L’homme regarda son insigne et dit :
- Ha parfait ! Tu es sur ma liste. Tu dois me suivre. Ils ont décidé de me coller tous les novices de la milice cracha t-il avec agacement. Ne pose pas de questions et suis moi. Je ne supporte pas les questions d’abrutis pré pubères.
Oranne lui emboîta le pas à contrecœur, ne sachant pas où il allait la conduire. Par chance, il se dirigea vers les portes de la Démétrias, ordonna aux gardes de les ouvrir et entra. Oranne trottina derrière lui pour suivre son rythme. Cette occasion était sûrement la seule qui se présenterait à elle. Le lieutenant rejoint deux autres miliciens, un qui semblait n’avoir que quelques années de plus qu’Oranne lui sourit par connivence d’âge et de galère. Oranne ne le lui rendit pas et balaya le hall du regard. Les miliciens s’étaient établis dans le hall. Que tramaient-ils à l’abri des regards ? Quelques courageux commerçants avaient ouverts leurs étales et vendaient à l’ennemi. Ils devaient bien vivre. Peu importe le profil de leur client et la provenance de l’argent. Tant qu’il rentrait, c’était l’essentiel. Pourtant, tous appréhendaient de leur annoncer le prix de leur achat. Comme si la valeur de leur produit n’était pas digne d’eux.. Le lieutenant et ses deux acolytes s’approchèrent de la bibliothèque. Oranne appréhendait ce qu’elle allait y trouver. Elle espérait seulement qu’ils n’aient pas souillé voir détruit le lieu sacré qu’elle affectionnait tant et que Cratyle ne soit pas en danger. Les portes s’ouvrirent. Le groupuscule entra dans la bibliothèque, slaloma entre les rangées de livres et s’arrêta devant les tables de travail. Au détour de deux rangées, Oranne leur faussa compagnie se s’engouffra dans la cage d’escalier. Puis, elle s’allongea devant la balustrade entre les plantes afin d’observer la scène quelques mètres plus bas.
- Où est l’autre ? Le petit ? Il devait venir !
- Je ne sais pas. Bougonna un de ses deux sbires. On s’en fou. Il aurait servit à rien.
Cratyle, assit une chaise s’écroulait peu à peu sous la violence des coups. Face à lui, son bourreau hurlait des questions auxquelles il refusait de répondre.
– Répond ! Où est ce foutu livre ? Hurla le milicien en postillonnant au visage du bibliothécaire.
– Vous ne tirerez rien de moi. Souffla Cratyle. Si vous tenez tant à trouver ce livre, cherchez le vous même.
Bien que son visage se boursoufle et saigne, il ne dirait rien et s’il le fallait, mourrait avec ses secrets. Il fixa ses livres avec détermination, s’efforçant d’ignorer ce qu’on lui faisait subir. Il était bien au dessus de cela. Ce n’était que son carcan physique qu’ils pourraient toucher. Rien de plus. De son côté, Oranne se retenait de ne pas intervenir maintenant. Cette situation, elle l’avait déjà connue. Mais cette fois-ci, elle avait les moyens de se défendre. Elle n’était plus la petite fille de dix ans encore innocente. Oranne se releva, fonça vers le fond de la salle et entra dans les appartements de Cratyle pour la première fois. Après avoir chercher à tâtons l’interrupteur, elle découvrit l’univers de son ami. C’était un fouillis innommable, les cloisons et le sol étaient doublés de murs de livres. La pièce faisant office de cuisine était tapissée de feuilles manuscrites éparses. Après quelques secondes d’hésitations, elle entreprit de pousser l’amas littéraire en quête d’armes, ayant laissés les siennes avec le corps du milicien dont elle avait volé l’identité. L’espoir de trouver de quoi se défendre chez un bibliothécaire pacifique s’avérait mince. Pourtant au bout de quelques minutes, elle trouva une hallebarde et une arbalète avec des dizaines de carreaux dans une boite métallique sous le lit. Que faisait-il avec cela ? Ravie de son nouvel équipement, elle retourna près de la rambarde. La tête de Cratyle tombait lourdement entre ses jambes et du sang perlait sur le sol, ce qui faisait s’agiter les lucioles à ses pieds. Ses bourreaux haussaient le ton mais Cratyle n’entendait que des échos et des acouphènes stridents résonnaient dans sa tête. Oranne arma l’arbalète et visa la tête de l’homme qui frappait son ami puis tira. Le milicien tomba devant Cratyle. Une seconde flèche fut tirée.
– Là-haut ! Dit l’un des miliciens.
Ses collègues s’engouffrèrent dans l’escalier. Oranne les attendait, postée sur la marche palière, hallebarde à la main. Son arme trancha des têtes, déchira des gorges, s’enfonça dans les torses et les cœurs sous les yeux effarés des miliciens restés en bas et de Cratyle, qui, péniblement avait quelque peu relevé la tête. Pour la première fois, il voyait la tueuse qu’était Oranne. Froide, cruelle et impassible. Elle arrachait la vie avec une facilité déconcertante. Le bibliothécaire en fut autant effrayé qu’impressionné. Les miliciens, face à l’ennemi sous-estimé, sortirent leurs armes et tirèrent en sa direction. Oranne se réfugia derrière les livres et continua sa course, contournant l’aile du premier étage. D’autres miliciens entrèrent dans la bibliothèque. Le nombre finirait par lui faire défaut et elle le savait. Rapidement, elle fut encerclée de part et d’autre. Oranne sauta par dessus la balustrade et se jeta sur une étagère qui bascula sous son poids. Elle se haïssait de détruire et souiller les lieux. En voulant sauver son ami, elle ravageait son temple sacré et sacrifiait son trésor. Mais pour le sauver et se sauver, elle n’avait pas le choix.
– Ne bouge plus petite merde.
Oranne releva la tête et saisit sa hallebarde.
– Lâche ton arme et lève toi doucement.
La jeune femme s’exécuta sans lâcher son arme. Les miliciens braquèrent les leurs en sa direction.
– Laissez-la ! Intervint Cratyle dans un regain d’énergie.
– Qu’est ce qu’il y a vieillard ? Tu la connais ? Elle venait te sauver, c’est cela ? Comme c’est touchant ! Répond à nos questions et nous ne l’abimerons pas trop.
– Ne dis rien Cratyle, ne leur dis rien à ces connards.
Le milicien voulut la gifler mais Oranne para et lui donna un violent coup de poing dans le plexus. Quatre hommes se ruèrent sur elle et la désarmèrent. En se débattant, sa manche gauche se releva, laissant apparaître son tatouage. Les miliciens ne purent cacher leur surprise en le reconnaissant.
– C’est une Oniscide, une saleté d’Oniscide. S’exclama l’un d’eux.
Cratyle regarda Oranne avec curiosité. Que pouvait-elle encore cacher ?
– Qui t’envoie ? Il regarda attentivement le dessin. Pourquoi n’as-tu pas de numéro ? Ils t’ont recruté ? C’est tout ce qu’ils ont trouvé pour plaider leur cause ?
Oranne lui cracha au visage. L’un des soldats s’apprêta à l’abattre mais l’homme s’interposa.
– Non ! Vous savez ce qu’elle représente ? Les Oniscides sont un peuple puissant, reparti partout dans le monde. Il y en a cinq je crois. Des parasites introuvables qu’Orbis cherchent à disséminer. Et cette gosse peut nous conduire à eux.
Oranne ricana sournoisement.
– Plutôt crever.
Son statut lui conférait une immunité. Ils ne pouvaient pas la tuer. Elle sortit ses poignards coincés derrière son dos et les planta dans le cœur des deux miliciens lui faisant face. Profitant de l’effet de surprise, elle saisit l’hallebarde et tua le lieutenant, sans qui ses soldats seraient perdus. Mais d’autres miliciens entrèrent dans la bibliothèque, s’interposant entre Oranne et Cratyle qu’elle devait pourtant sauver.
– Fuis Oranne, sauve-toi ! Ils sont trop nombreux.
La jeune femme regarda alternativement son ami puis la masse de miliciens les séparant. Même avec toute la volonté du monde, elle finirait par faiblir et préférait ne pas imaginer ce qu’ils lui feraient pour lui faire avouer l’emplacement des différents peuples Oniscides. Tous la regardaient, prêts à lui bondir dessus. Aucun supérieur n’était présent pour leur donner des ordres mais tous savaient que cette gamine incarnait l’unique chance d’Orbis de poursuivre son ascension. Cratyle se pencha de sa chaise, son corps dégoulina et tomba lourdement au sol. Dans un dernier effort, il rampa jusqu’à l’arme d’une des victimes d’Oranne qu’il saisit puis dit :
– Je vais tous vous protégez…Il pointa le canon sur sa tempe et appuya sur la gâchette.
– Non Cratyle ! Non !
Les miliciens profitèrent de sa détresse et se rapprochèrent d’elle.
– On peut s’occuper de toi petite. N’aie pas peur.
– Allez tous vous faire foutre ! Dit-elle en essuyant ses yeux rougis par les larmes. Oranne se rua vers les portes de la bibliothèque et traversa le hall en courant, slalomant entre les miliciens restant étonnés.
– Attrapez-là ! C’est l’Oniscide !
Oranne poursuivit sa course, bousculant ceux qui se trouvaient sur son passage et se rua dans le forum. Un milicien ignora l’importance de la fugitive et tira sur elle. La balle traversa son épaule dans une douleur lancinante. Oranne serra les dents et poursuivit sa course malgré la souffrance que sa blessure engendrait. Elle savait qu’une trappe sous les tribunes menait une galerie souterraine qui permettait de gagner l’extérieur. Elle perdit du temps en l’ouvrant. Celle-ci ne servait visiblement pas souvent. Puis elle sauta dans le gouffre d’obscurité devant elle, priant pour que son sang n’ait pas perlé et ne permette à ses ennemis de la retrouver.
– Où est-elle ? Dit l’un d’eux en arrivant dans le forum. Elle n’a pas pu se volatiliser. Il y a du sang par terre. Qui est l’abruti qui lui a tiré dessus ?
Personne ne répondit. Oranne attendit quelques minutes dans l’étroit couloir où régnait une odeur nauséabonde d’humidité et de corps oubliés puis reprit son souffle, épuisée. L’adrénaline retomba. La douleur de sa blessure écrasa la haine et l’excitation. Au dessus d’elle, les miliciens piétinaient le pavé et s’affairaient à la retrouver. Désormais, elle était fichée, connue. Elle existait. C’était dorénavant trop dangereux pour elle de rester ici. Son monde s’effondrait à nouveau à cause d’elle. De sa faiblesse, son manque de jugement et son ambition démesurée. A bout d’espoir et de forces, elle finit par s’endormir.
Quelques heures plus tard, des voix au dessus d’elle la réveillèrent. Ce qui c’était passé lui revint violemment en mémoire. Elle toucha sa blessure dans laquelle se mêlaient du sang et des lambeaux de vêtements. Elle se releva et suivit le couloir en s’appuyant contre les murs. Lorsqu’elle se heurta à un monticule métallique, elle regarda au dessus d’elle et vit des rainures lumineuses. Elle poussa la trappe pour regarder les alentours puis s’arracha du boyau souterrain. Elle se traina ensuite dans les bois afin de se soigner et se reposer. Perce- Neige vint se poser sur son épaule intacte. Sa présence rassura et apaisa sa maitresse.
– J’ai déconné ce soir mon grand…Cratyle est mort par ma faute. Tu t’en fous toi…Personne ne peut t’attraper. A quoi bon tuer des miliciens si je ne peux même pas sauver mes amis ?
Oranne s’écroula en pleurs contre un arbre. A cet instant, elle se sentit infiniment seule. Perce-Neige était certes à ses côtés mais il ne pouvait pas comprendre ses peurs. Pour la première fois, le poids de la solitude l’accabla. Cratyle était le seul qui la rattachait à l’humanité, qui voyait qui elle était vraiment. Il représentait l’unique être humain auquel elle s’était attaché après la mort de ses parents. Avec le recul, elle estima avoir du le sauver et cela au péril de sa propre vie. Qui était-elle après tout ? Cratyle se rendait utile à la société. Son existence contrairement à la sienne n’était pas vaine. Elle aurait du se sacrifier. Son aigle s’agitait, ne comprenant pas pourquoi ils s’arrêtaient ici. Elle finit par gagner son campement, étouffé par l’amas des premiers flocons hivernaux. Elle se glissa sous son alcôve rocheuse, alluma un feu et se blottit près de lui, enveloppée dans ses couvertures. Elle n’avait plus gout à rien, accablée par la mort de Cratyle et sa première fuite face à l’ennemi, son premier abandon. Seule, elle ne faisait désormais plus le poids. Ses meurtres, ses attentats et massacres n’avaient été que vanité et ne changeaient rien aux plans d’Orbis. A quoi bon s’acharner toute une vie alors que tout finit par s’écrouler ? Pourquoi vivre un jour seulement si ce n’est pour être plus malheureux qu’avant ? Qu’avait-elle fait ? Vengé aveuglement ses parents sous couvert de servir une cause ? Elle s’était voilée la face, convaincue qu’elle sauverait Perspicaris à elle seule. Que faisait-elle là ? Tout cela n’était-il pas pitoyable et absurde ? Elle avait renoncé à la stabilité et la sécurité d’une vie auprès des Oniscides, avait quitté ceux qui l’avaient hébergé pendant des années. Pour quoi ? Pour rien. Sa blessure lui faisait de plus en plus mal et bien qu’elle tente de se convaincre que ce n’était pas grave, la douleur la ramenait à la triste réalité. Le sang s’imbibait dans les couvertures. Elle les repoussa et retira son manteau, son pull et son t-shirt. La plaie arrondie, formait un cratère de chaire et de sang béant d’où coulait une lave de lymphe et émanait une odeur pestilentielle. Dégoutée, elle détourna le regard. La vue de son propre corps abîmé l’insupportait. Pourtant, elle en avait vu démembrés, éviscérés, égorgés de ses propres mains. Elle respira longuement puis se leva, prit un burin en fer et le posa quelques secondes dans la braise. Puis elle saisit l’embout de l’outil après avoir enroulé du tissu autour de sa main et appliqua l’autre extrémité sur la blessure. Elle serra les dents et étouffa un cri. De la fumée s’échappa ainsi qu’une odeur immonde de chaire brulée. Oranne haleta, les larmes aux yeux, effrayée par ce qu’elle venait de faire. Puis elle remit ses habits délicatement, rechargea le feu et finit par s’endormir. La fraîcheur la tira de son sommeil agité, chaque mouvement avait ravivé sa blessure. Elle entrouvrit les yeux. Perce-Neige déchiquetait sa prise de la nuit et en extirpait méticuleusement de petits morceaux de viande encore fumants. La neige tombée abondamment dans la nuit défigurait les arbres et les accablait de son poids lui donnant un auspice cotonneux devant lequel elle se serait émerveillée dans un autre contexte. Ce matin, ce spectacle de cristal lactescent lui semblait n’être qu’un affront. Perce-Neige, rassasié sautilla jusqu’à elle.
– Je ne bougerais pas aujourd’hui. Je suis blessée. Et je ne préfère pas m’aventurer en ville.
Oranne le chassa d’un geste faiblard de la main.
– Vas-y toi. Tu n’as pas besoin de moi.
L’aigle ne se fit pas prier et disparut à travers les conifères, laissant seule sa maitresse dans ses songes, en proie à la tristesse et à ses peurs les plus refoulées. Ce matin, elle ne suivrait pas le soleil jusqu’à la cité.
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