Pendant une semaine, Oranne ne quitta pas les alentours de son campement. Non seulement, par faiblesse mais aussi par crainte de se faire capturer. La mort de Cratyle la hanta. Inlassablement, éveillée ou en songe, elle revivait la scène du meurtre et son impuissance. La perte de son ami était bien plus douloureuse que sa chaire brulée et infectée la condamnant à porter le souvenir de sa faiblesse ce fameux soir. Perce-Neige disparaissait toute la journée et revenait à la nuit tombée, une proie dans le bec afin de sustenter sa maitresse qui ne se donnait plus la peine de poser et relever les pièges. Oranne s’apitoyait sur son sort pour la première fois de sa courte existence. Mais non pas de ses conditions de vie précaires mais de sa prétention à tout contrôler, son autosuffisance toute relative. Elle hésitait à retourner chez les Oniscides. Mais elle craignait leur réaction. Elle était partie si sereine, si confiante, en leur promettant que rien ne lui arriverait. Certes, elle rentrerait en vie mais dépourvue de toute substance, brisée par la réalité du monde qu’elle pensait pouvoir affronter. Pourtant, rentrer dans son peuple d’accueil était l’assurance d’une vie meilleure, d’une reconstruction entourée de personnes en qui elle pouvait avoir confiance. Mais son orgueil écrasait son propre intérêt. En quittant ce peuple, elle s’était sentie prête à suivre sa propre voie, servir une cause qu’elle estimait juste. Et malgré les inquiétudes des siens, leurs supplications et leurs mises en garde, elle était partie, se sentant prête à s’émanciper d’eux, leur enseignement et leurs technologies acquises, elle s’était estimée capable de survivre seule. Son retour aurait du être victorieux. Elle aurait tant aimé leur annoncer qu’elle avait accompli quelque chose de grand, d’utile et d’admirable. Si elle rentrait maintenant, elle ramènerait avec elle le poids de son échec et son incapacité et décevrait surement ceux qui avaient cru en elle. Pourtant, Perspicaris n’avait plus rien à lui offrir, ne lui avait jamais rien offert si ce n’est l’assouvissement de son instinct meurtrier. Elle devait quitter cette cité, la laisser à sa perte. Elle ne pouvait plus rien faire pour elle et tout ce qu’elle avait entreprit n’était que pure vanité. Que faire alors ? Se terrer dans les confins d’Anaklia ? Entamer une vie sauvage, de survie, mais dans quel but ? Qu’est ce qui la ferait se lever le matin et lutter pour sa vie ? Elle se sentit tellement accablée par le constat de ces derniers mois et l’opacité d’un éventuel avenir qu’elle aurait voulu mourir, se laisser s’endormir là, étendue sous l’alcôve rocheuse qui l’accueillait et ne plus avoir à se soucier de rien.
La neige s’amoncelait jour après jour devant la cavité, la coupant progressivement du monde, parachevant son tombeau. Perce-Neige finit par percer la murailles neigeuse à coups de becs rageurs. Oranne entrouvrit les yeux, l’animal sautilla sur son ventre et enserra le peu de peau qu’il trouva de ses serres. Oranne tressaillit et voulu le chasser d’un geste de la main mais le rapace s’accrocha.
– Laisse moi tranquille Perce-Neige, j’ai pas envie de sortir.
Celui-ci ne comprenait pas les mots de sa maitresse mais il savait que quelque chose d’anormal se passait. Il sentait l’odeur de la chaire à vif, sanglante et brulée. Celles des proies qu’il déchiquetait. Oranne agrandit le trou que son compagnon avait fait dans sa forteresse et regarda dehors. La nature était suspendue, cristallisée. La neige tassait la végétation qui jonchait le sol et donnait aux bois une apparence moins effrayante qu’à l’accoutumée, presque accueillante, levant quelque peu le voile obscur qui l’embaumait.

Oranne se releva brusquement et sortit de son antre. Les hauts arbres centenaires que la neige avaient ornés et condamnés au silence demeuraient inébranlables, impassibles malgré les multiples maltraitances que la météo leur infligeait. Les branches, alourdies formaient une prison de cristal, l’abritant du reste du reste de Perspicaris. Cet humble temple de bois lui rappela la sureté des Oniscides. Elle se rappela avec nostalgie les moments passés là-bas. Ils l’avaient arraché de sa vie sauvage et solitaire. D’animal, elle était devenue, grâce à leurs enseignements une tueuse redoutable. Apparemment pas suffisamment pour se confronter à la réalité. Elle avait sous estimée la dangerosité et la puissance de ses adversaires. Elle devait retourner là-bas pour se reconstruire, peut-être pour repartir plus forte qu’avant. Après tout, elle avait survécu à la mort de ses parents, à des années d’errance et d’animalité. Son accablement n’était qu’une atteinte à son orgueil et ses certitudes. Tout ce en quoi elle avait cru était ébranlé. Mais elle se devait de surmonter cette épreuve. Tout détruire pour mieux reconstruire. L’union faisait peut-être la force au final. Même si avouer qu’elle avait hypothétiquement besoin des Oniscides pour continuer la blessait encore une fois dans son orgueil. Elle ne savait ce qui la dérangeait le plus, la peur de les décevoir ou s’être déçu elle-même. Sa décision était prise après une semaine de questionnements et d’indécision, elle allait partir. Elle se rhabilla chaudement et entreprit de rendre à la nature ce qu’elle lui avait emprunté. Méticuleusement, elle démonta tout ce qu’elle avait construit il y a quelques semaines et prit soin de dissimuler toute trace de sa présence. Elle récupéra les cordages et les pointes et offrit le reste à l’amas neigeux. Perce-Neige, perché quelques mètres plus haut regardait sa maitresse s’affairer énergiquement. Avant la tombé de la nuit, il ne resta rien du campement. Elle regarda autour d’elle satisfaite puis mit son lourd sac sur ses épaules.
– Allons-y mon grand. On quitte Perspicaris.

L’animal suivit sa maitresse sagement, heureux de reprendre la route avec elle. Ils gagnèrent le canal ouest. Oranne sortit monta prudemment dans son canoë, n’ayant aucunement envie de tomber dans l’eau glacé. Les rayons de la lune, pleine dans sa nudité, se reflétaient dans la neige, lui permettant de se repérer. Seul les mouvements réguliers de la pagaie perçant les flots brisaient le silence majestueux. Au bout d’une heure, elle atteignit les marais bordant Perspicaris. Oranne abandonna son canoë et traversa les landes désolées et marécageuses sur plusieurs kilomètres. Beaucoup s’y étaient aventurés et perdus. Le piège était insidieux, tapissé d’une végétation cotonneuse et verdoyante concurrençant les nuages. Pourtant, si on marchait au mauvais endroit, on tombait d’aussi bas que du ciel. La neige et la semi obscurité rendaient la traversée d’autant plus dangereuse, masquant le moindre piège. Oranne devait donc tâter le terrain du pied avant de s’engager complètement, ce qui était épuisant. Elle s’enfonçait dans la vase jusqu’au genou. Elle gagna la terre ferme avec soulagement, en vie mais frigorifiée. La forêt s’étendait désormais face à elle, bordant les montagnes. Serait-elle seulement capable de retrouver les Oniscides après des mois d’absence. Eux qui étaient réputés pour être introuvables. Leur communion et leur maitrise parfaite de la nature était leur plus grande force. La végétation dense ralentissait sa progression, pendant quelques heures, elle du se frayer un chemin à coups de machette. Puis elle quitta la forêt à l’aube pour déboucher sur des centaines d’hectares de prairie écrues bordant la chaîne de montagne qu’elle devait franchir. Les frêles branches des arbres dansaient insolemment au rythme imposé par le vent. Ils s’élevaient, parsemés ici et là, affrontant seuls les caprices du temps. Le monde dans toute sa pureté lui appartenait, du moins, elle en avait l’impression. Elle gagna le flanc de la montagne au crépuscule et décida de s’établir pour la nuit. La journée de demain allait être longue et son ascension sûrement pénible. Le soleil se leva en même temps qu’elle et progressa dans le ciel au gré de ses pas dans la montagne.
La température baissait au fur et à mesure de sa progression et la densité des arbres ne permettaient pas aux faibles rayons du soleil de la réchauffer. La terre devint humide et glissante, l’eau venant des sommets ruisselait dans les entrailles et gorgeait le sol. A plusieurs reprises, elle du se rattraper aux branches pour ne pas glisser quelques mètres plus bas. Nul sentier ne slalomait autour du massif. Elle en profita pour ramasser quelques champignons comestibles et déterrer quelques racines, sachant que lorsqu’elle atteindrait les cimes aux neiges éternelles, elle ne trouverait rien à manger. La végétation se fit de plus en plus rare, seuls les conifères s’étaient acclimatés à la rudesse des conditions. Transie de froid, elle sortit un long morceau de tissu grisâtre de son sac et l’entoura autour de son visage de sorte de protéger son cou, son nez et sa bouche. Ses pas furent de plus en plus lents et difficiles. En fin d’après midi, le ciel se masqua de nuage et d’un voile bis. Il ne manque que la pluie ironisa t-elle. Il fallait qu’elle trouve rapidement un endroit où passer la nuit et qu’elle puisse faire un feu si possible. Après quelques minutes d’errance, elle aperçut des rochers à une centaine de mètres. Elle fit rapidement le tour mais ne trouva aucune cavité pouvant l’accueillir. Les flocons s’écrasèrent timidement sur le sol. Elle reprit la route inquiète. Son champ de vision s’amenuisait et bientôt la brume l’aveuglerait. Ses vêtements s’humidifiaient de perle gelée en perle gelée, accentuant sa sensation de froid. Instinctivement, elle ramassa du bois qu’elle blottit sous son manteau. Puis soudain, les parois de la montagne se déchiraient, formant une embrasure suffisamment large pour qu’elle s’y faufile. Elle prit sa lampe torche et jeta son sac dans la cavité avant de s’y glisser à son tour. Les parois suintantes s’ouvraient sur quelques mètres puis se refermaient brutalement, lui laissant juste la place de s’allonger. Le bois amassé auparavant ne suffirait pas pour tenir la nuit. Après s’être accordé plusieurs minutes de repos, elle ressortit en quête de bois sec ou tout du moins pas trop humide. L’obscurité ne pouvait pas lui permettre de s’éloigner, au risque de se perdre. Elle ramassa ce qu’elle put et rentra à l’abri. Pendant une longue demie heure, elle lutta pour allumer le feu. Lorsque les premières flammes jaillirent, elle soupira de soulagement.
Depuis les prémices de l’Humanité, le feu avait toujours été source de réconfort en plus de la chaleur pour l’Homme. Elle ne dérogeait pas à cette règle. Où qu’il aille dans les plus lointains confins de la Terre, le feu avait mit à son désespoir et des angoisses. Des ombres effrayantes pouvaient être tapies dans les ténèbres, près de son campement, il ne risquait rien. Oranne se réchauffa d’abord les mains, transies de froid, des engelures commençaient à se former. Puis elle fouilla son sac pour en tirer de la nourriture. Après son maigre dîner, elle étendit une couverture sur le sol rugueux, chargea le feu et s’enveloppa dans une seconde. Le feu lui imposa de se lever toutes les heures pour le recharger. Un vent violent se leva au milieu de la nuit et s’infiltrait dans les fissures des parois, produisant un sifflement bruyant. Dehors, les arbres s’inclinaient face à cette force invisible, qui, par bourrasques arrachait leurs dernières feuilles et faisait chuter lourdement la neige cumulée dessus. Elle ne risquait rien, pourtant au fil des heures son anxiété croissait. Sa peur était certes irrationnelle mais ne pas voir ce qui se passait à l’extérieur et en avoir que les sifflements successifs et les craquements l’effrayait. Le reste de la nuit allait être long. Elle se blottie contre une parois et attendit les yeux écarquillés, les sens en émoi. A cet instant précis, son existence lui parut infime. La nature montrait sa suprématie, et, face à elle, elle n’était rien.

Les premières lueurs du jour la délivrèrent. Après avoir rassemblé ses affaires, elle sortit de son refuge. La nature détrempée se remettait de la tempête. Les stalactites perlaient le long des branches et venaient s’emprisonner dans les toiles d’araignées ayant réussies à survivre. Peu à peu, le soleil vitreux vint rassurer les arbres et la végétation torturée. Oranne reprit son ascension malgré la fatigue. En fin de matinée, elle atteignit la cime de la montagne et ses neiges éternelles. Le versant des deux mondes qu’elle surplombait du haut de son promontoire. Derrière elle, la citée assiégée de Perspicaris et devant elle, le territoire rassurant des Oniscides. Contrairement à la nuit qu’elle venait de passer, elle se sentit intouchable, toute puissante. Un large sourire illumina son visage cerné puis elle se mit à rire nerveusement, tiraillée entre le bien être et la peur. Sa progression fut lente et pénible, chaque pas lui demandait un effort considérable. Elle devait extirper une à une ses jambes enfoncées dans la neige jusqu’en haut de la cuisse. Un souffle glacial lui fouettait le visage, s’infiltrait à travers ses vêtements puis sa peau, pétrifiant ses membres. Ses mains oscillaient entre le rouge et le violent bien qu’enroulées dans des lambeaux de tissus.

Régulièrement, elle jetait des coups d’œil à sa boussole que sa main droite peinait à serrer. Si elle se perdait, elle mourrait. Tout droit se répétait-elle. Tout droit. Elle finit par se laisser tomber au pied d’un rocher l’abritant du vent et grignota un morceau de pain durci par le froid et bu un peu. La tentation de rester se reposer quelques minutes était forte mais elle ne pouvait pas se le permettre. Elle remit son sac sur ses épaules et repartit. A la fin de la journée, elle aperçut de la verdure dans la vallée dépassant timidement de la couche de neige, rompant brutalement avec l’enfer neigeux duquel elle revenait. Là où tout était d’un blanc inhumain, sans nuance, un trompe-l’œil blafard qui ne permettait pas de savoir quand le calvaire se terminerait et s’il y avait réellement une fin. Elle hâta le pas, voulant l’atteindre avant la nuit mais perdit rapidement son enthousiasme. Sur tout le flanc est de la montagne, les falaises étaient abruptes et le dénivelé trop important pour qu’elle puisse descendre à pied. Elle parcourut le flanc sur quelques mètres. La pente, par endroits s’avérait plus doucereuse, des travées surement formées par des avalanches. Par sécurité, elle aurait du descendre à pied mais elle aurait mit un temps considérable. Elle n’avait que l’adrénaline pour lui rappeler qu’elle était vivante. Ce spasme d’existence qui, le temps de quelques secondes réveillait son corps. Elle retira son sac, vérifia qu’il était bien fermé, que ses armes étaient fermement attachées et resserra sa ceinture. Puis elle prit de l’élan en tenant son sac contre son cœur et se jeta dans le vide à plat ventre. La glissade fut d’une rapidité extrême, plusieurs fois, elle se heurta à des rochers ensevelis et sauta pour atterrir dans la poudreuse. Elle tint fermement son sac, secoua la tête pour ne pas s’étouffer avec la poudreuse projetée sur son visage. En quelques secondes, elle dévala le pant de la montagne avec plusieurs heurs. Elle fonçait tout droit dans les arbres, n’ayant aucun contrôle sur sa trajectoire ni sur sa vitesse. Elle aperçut des pierres qui sortaient de la neige et avec ses pieds orienta son sac de sorte à ce qu’ils la ralentissent. Son souhait s’exhaussa. Elle parvint à arrêter sa course avec ses pieds et ses mains à la lisière de la forêt puis se releva en regardant d’où elle venait avec amusement. Son sac en cuir, confectionné par ses soins n’avait pas cédé aux multiples secousses et ses armes étaient toujours suspendues à sa ceinture et dans son dos. Elle reprit la route quelque peu étourdie.

Les Oniscides se nichaient dans les confins de la forêt, à l’abri des yeux citadins et Orbissiens. Ces derniers les traquaient et après des années de recherches vaines, finissaient par penser que ce peuple n’était qu’une légende. Si un étranger n’était pas capable de les voir et ne soupçonnait même pas une présence humaine dans les recoins reculés d’Anaklia, les Oniscides quant à eux savaient dès lors que la lisière était franchie, que quelqu’un pénétrait dans leur royaume. Oranne avait acquis son talent de furtivité à leur côté. Elle avait apprit à exister silencieusement, à n’être qu’une ombre, une légende à l’image de ce peuple. C’est surement ce qui l’avait sauvée ces dernières semaines même si parfois sa discrétion avait été toute relative. Elle savait se faufiler dans chaque brèche urbaine ou naturelle, exploiter chaque ressource que son environnement lui offrait. Elle avait développé une agilité discrète et animale, une félinité aussi muette que féroce. Après six jours de marche, elle gagna le territoire des Oniscides. Peu à peu la neige s’était estompée dans les terres pour laisser place à une végétation abondante et luxuriante. Elle s’avança prudemment, espérant qu’un éclaireur la reconnaisse et vienne à sa rencontre. Mais personne ne vint après quelques minutes de marche. Elle n’entendit aucun craquement, rien. Juste le silence. La végétation mouvante mais contrôlée par les Oniscides défigurait la nature et trompait son orientation et ses repères. Elle se fia aux arbres et aux traces imperceptibles pour un étranger que les Oniscides laissaient dans leur sillage pour s’orienter.
– Oranne ?
L’Errante se retourna, devant elle se tenait une jeune femme à la chevelure rousse dont les mèches rebelles dansaient telles des flammes autour de son visage parsemés de tâches de rousseurs. En ayant la confirmation qu’il s’agissait de son amie, elle lâcha le fagot de bois qu’elle tenait et se jeta dans ses bras.
– Tu es vivante ! Tu es vivante ! Tu m’as tellement manqué. Dit-elle dans un sanglot de joie. Ne repars plus jamais. Plus jamais.
Oranne peinait à être émue, à montrer quelconque expression de joie. Elle resta stoïque, n’enserrant pas son amie dans ses bras. Pétrifiée par ce contact physique.
– Viens, Erthur sera tellement content de te voir ! On te croyait tous morte.
– C’est pas les occasions qui ont manqué susurra Oranne.
Salomé ne tint pas compte de cette remarque. La seule chose qu’elle attendait était que son amie raconte ce qu’elle avait vu et vécut. Elle vivait son retour comme un miracle et son récit à venir comme des aventures par procuration. Elle qui n’avait jamais quitté le territoire des Oniscides. Oranne suivit Salomé passivement et silencieusement. Les deux jeunes femmes empruntèrent un escalier dans l’entrebâillement d’un séquoia éclairé par de véritables lucioles contrairement à celles de la Démétrias. Elles grimpèrent une trentaine de marches et empruntèrent un tunnel entouré d’un moucharabié de lierre et de fines branches habillées de feuilles oscillant entre le nacarat et le morillon. En bas, les Oniscides fourmillaient dans leur cité de bois. Des habitations surplombaient des lacs à l’eau azuréenne, transparente. reliées par un réseau de branches communiquant les unes avec les autres et recouvertes d’un recouvrement de mousse. Les Oniscides déambulaient sur ses passerelles naturelles avec aisance et agilité. Salomé la conduit chez Erthur, le chef des cinq tribus Oniscides réparties dans les régions d’Anaklia et Akhmeta. C’est lui qui avait trouvé et recueillie Oranne lors de sa dixième année, il l’avait trouvé couverte de crasse, agressive et sauvage. Salomé frappe chez Erthur, le cinquantenaire ouvrit la porte, une miche de pain à la main. Salomé se poussa, laissant apparaître Oranne, Perce-Neige perché sur son épaule. Celui-ci avala bruyamment sa bouchée et entrouvrit grand la bouche, ne pouvant masquer sa surprise.
– Tu es vivante…
Oranne esquissa un bref sourire. Erthur les invita à entrer et sortit une bouteille d’alcool de Kann et trois verres. Oranne s’assit dans le premier fauteuil qu’elle trouva dont le confort était un piège. Fait de coton et de mousse, il semblait aspirer l’énergie et condamner quiconque s’asseyait dedans à y rester éternellement.
Erthur ne savait par quelle question commencer tant elles étaient multiples. C’est Salomé qui brisa le malaise.
– Raconte nous ! C’est comment là-bas ? Que t’es t-il arrivé ?
Oranne ne répondit pas tout de suite, ne sachant si elle devait trier les informations à leur donner, si elle devait leur avouer la vérité, celle de son échec et de la puissance mésestimée d’Orbis.
– Orbis est partout finit-elle par dire. Ils ont prit le contrôle du gouvernement, de la Démétrias car ils cherchent quelque chose là-bas. Quelque chose de suffisamment important pour qu’ils torturent les érudits et les tuent pour obtenir des informations. Les effectifs des miliciens ont triplé. La population est terrifiée.
– Et toi, qu’as tu fais ?
– J’ai fait ce que je sais faire de mieux, j’ai tué. Uniquement des miliciens, j’ai saboté les cargaisons d’eau, attaqué les stations d’extractions mais mes agissements n’ont pas suffit. Je n’étais pas la seule à commettre des attentats. J’ai rencontré des personnes qui voulaient que je me rallie à eux mais j’ai refusé.
– Qu’est ce qui t’as poussé à rentrer ? Demanda Erthur.
– J’avais réussi à me convaincre que je pouvais résoudre le problème seule mais je ne mesurais pas la puissance des ennemis. Tuer quelques miliciens était facile mais cela ne suffisait pas. Rien ne changeait, si je tuais trois personnes dans la nuit, dix autres arrivaient le lendemain. Le joug d’Orbis a prit tellement d’ampleur en quelques semaines. Je n’étais pas à la hauteur, je ne le suis pas. J’ai perdu la seule personne à laquelle je tenais là-bas, qui me rattachais à l’humanité. Il est mort sous mes yeux et j’ai du fuir pour ne pas perdre la vie. Sa perte a été ma prise de conscience et la fin de ma prétention. Je ne m’étais pas préparé à tout cela.
– Comment aurais-tu pu ? Nous ignorions ce qui se passait là-bas. Tu ne pouvais pas prévoir ce qui allait se passer ni anticiper les intentions d’Orbis. Tu as fais ce que tu croyais être juste. Tu es vivante, c’est le principal. Nous pensions tous que tu t’étais fait tuée. Ton retour est un miracle. Te connaissant, tu as du hésiter à rentrer, par fierté et par peur de nous décevoir.
– C’est vrai, oui.
– Tu nous dois rien Oranne, tu nous a jamais rien du. Tu as voulu faire ton expérience, et certes à contrecœur, on l’a accepté. Tu as fais ce que tu as pu. Je ne m’attendais même pas à te revoir un jour après avoir séjourné tant de temps à Perspicaris. Tu voulais voir ce qu’était Perspicaris, et bien c’est fait. Peut-être que tes actions ont été vaines. Et alors ?
– Ils vous cherchent…
– Nous le savons Oranne, certains nous ont déjà trouvé. Ils sont morts avec notre secret. Mais il y en aura d’autres, assurément. Ce n’est qu’une question de temps. Et ce n’est pas nos flèches qui les arrêteront. Mais nous resterons là jusqu’au bout et il se passera ce qui doit se passer. Nous commençons à poser des pièges un peu partout dans les bois pour au mois les ralentir au cas où. Nous pouvons nous défendre mais combien de temps tiendrons-nous ?
– Ils sont très bien armés. Mais sans les ordres de leurs supérieurs, ils sont incapables d’agir. Ils sont tellement persuadés d’être supérieur à nous qu’ils n’envisagent même pas la possibilité qu’on puisse leur résister. S’ils viennent, dans un premier temps, je ne pense pas qu’ils se donneront la peine d’employer l’artillerie lourde. Ils nous prennent pour des marginaux arriérés. C’est ce que la légende nous concernant dit.
Erthur se mit à rire et bu une longue gorgée de Kann. Oranne fit de même, ce liquide, spécialité des Oniscides à base de canne à sucre, était un délice et lui permettait de se détendre quelque peu, de se réchauffer et de délier les langues.
– Tu n’avais pas peur, seule contre tous ? Demanda Salomé.
Oranne caressa son compagnon.
– Je n’étais pas vraiment seule et oui parfois j’avais peur mais ce sentiment est paralysant et ne sert à rien. J’ai apprit à l’éradiquer. Comme beaucoup d’autres sentiments. Je ne pensais qu’à tuer. C’était la seule chose qui m’animait.

Erthur regardait Oranne attentivement, quelque chose avait changé en elle, dans son regard. Quelque chose était mort. Il ne parvenait pas à déterminer quoi. Elle semblait plus froide, plus inhumaine que celle qu’il avait laissé partir. Oranne avait toujours été enjouée, forte, espiègle et paradoxalement débordante de sensibilité. Devant lui, il avait une créature revenant des ténèbres, brisée par ce qu’elle avait découvert et froide. Quelque chose de dangereux émanait inexplicablement d’elle, de ses yeux émeraude et cendré. Malgré sa voix et ses mots, elle lui semblait être une étrangère. Il eu la brusque impression d’avoir perdue sa protégée. Celle qu’il avait vu grandir et qu’il avait aimé comme la fille qu’il n’avait jamais eut. Il aurait aimé que Salomé les laisse seuls et qu’ils puissent se retrouver mais celle-ci, fascinée par une vie qu’elle ne pourrait vivre par procuration qu’en assemblant ce qu’Oranne lui racontait, semblait bien décidée à rester. Erthur se leva, fit rapidement à manger et ouvrit une autre bouteille de Kann. Oranne se leva et le suivit dans la cuisine afin de l’aider à porter les assiettes jusqu’à la table basse.
– Je suis content que tu sois là Oranne dit Erthur.
– Je suis contente d’être ici. Avoua t-elle.
– Tu as toujours ta cabane si tu veux. On n’y a pas touché. Salomé a du faire le ménage de temps à autre.
– Oui ! Affirma la jeune femme depuis le salon.
Ils revinrent s’asseoir à ses côtés et entreprirent de manger en silence. Erthur aurait voulu lui demander plus amples détails sur son périple à Perspicaris, ce qui s’était réellement passé. Il savait qu’elle se censurerait s’il lui posait la question pour ne pas heurter la sensibilité de Salomé. Oranne savait à quel point elle l’admirait, à quel point elle l’idéalisait. A tort. Elle ne réalisait pas ce qu’elle était vraiment, sa noirceur et sa complexité. Pour elle, Oranne était une héroïne qui voulait seulement les sauver, qui défendait leur cause au péril de sa vie. Elle ignorait que son séjour à Perspicaris était bien plus égoïste qu’elle ne le croyait. Oranne se servit un troisième petit verre de Kann et entreprit de le boire par gorgées méticuleuses pour se donner une contenance, mal à l’aise dans cette pièce douillette, chaleureuse et étouffante,entourée de deux personnes qui scrutaient chacun de ses mouvements, Salomé suspendue à ses lèvres attendait le moindre mot, la moindre anecdote qu’Oranne aurait bien voulu partager. Combien de temps cela allait-il durer ?
– Tu dois être fatiguée décréta Erthur face au laconisme et au calvaire social perceptible d’Oranne. Tu peux aller te reposer si tu veux, nous parlerons davantage demain.
Oranne bu son verre de Kann d’une traite et se leva, non pas fatiguée mais heureuse de quitter cette interaction sociale forcée. Erthur se leva à son tour afin de l’accompagner et d’ainsi saisir l’opportunité de discuter librement avec elle. Mais Oranne l’interrompit.
– Je vais m’en sortir seule, mais merci. On se voit demain. Elle esquissa un bref sourire et disparut sur les passerelles cotonneuses, escortée par les lucioles qui virevoltèrent jusqu’à sa cabane, située quelques mètres plus bas que celle d’Erthur. Elle avait acquit le savoir et les technologies Oniscides en construisant son propre habitacle dans les arbres, sur le même modèle que les autres : une subtile alliance de savoir faire humain et de fusion avec la nature. En franchissant la porte, aussitôt, l’odeur si familière du bois la rassura. Tout était intacte et propre grâce à Salomé. Pour la première fois depuis des semaines, elle se sentit en sécurité, à l’abri du monde, à l’abri des autres. Son lit sur la mezzanine, creusé dans un épais tronc d’arbre était fait. Elle aperçut un pan de couverture vermeille à travers les barreaux de la rambarde. Salomé avait posé une vase de roses parme sur la table. Avait-elle procédé à ce rituel depuis son départ dans l’espoir quelle revienne ? En entre dans la pièce d’ablution, elle trouva une vasque remplie d’eau claire. Oranne s’aspergea le visage d’eau afin de s’éclaircir les idées altérées par le pouvoir du Kann. Elle se regarda dans le miroir avec effroi. Son visage émacié était couvert de crasse, faisant davantage ressortir ses yeux oscillant entre la cendre et le morillon. Ses vêtements, maculés de sang et de crasse commençaient à s’abîmer, par endroit, le cuir rongé par la neige et les affres du temps partait en petits lambeaux irréguliers et avait perdu son éclat havane. Lentement, elle retira une à une son armure de fortune puis plongea un torchon dans la vasque afin de nettoyer toute trace de ce qui s’était passé à Perspicaris. Elle se sentit souillée par le sang orbissien, par l’air corrompu d’une cité qu’elle avait autrefois tant admirée, qu’elle aurait voulut sauver. Là-bas, elle s’était éperdument moquée d’être sale, puante, couverte de sang, de terre et de crasse car malgré ses toilettes sommaires, ses activités l’invitait à une perpétuelle souillure. Mais maintenant, elle avait envie de se sentir propre, de se sentir Oniscide. Après s’être estimée digne de son peuple, elle fouilla dans sa commode et enfila des vêtements propres puis monta se coucher, savourant un confort dont elle s’était privée pendant si longtemps.

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