Con’rad raviva le feux avec quelques morceaux de bois, ce qui me sorti partiellement de ma torpeur. Je remarquais ainsi que Filinis et Corantin s’étaient déjà faufilés sous leur couche, et Obin entreprenait de disposer la sienne près du feu.
Lorsque je jetais un coup d’œil sur Ro’oger, je vis celui-ci toujours étendu sur l’herbe, les bras croisés derrière la tête, les yeux clos et la respiration lente et profonde.
Je m’étonnais de le voir ainsi sans aucune protection ni de l’humidité du sol ni de la fraîcheur de la nuit.
Après s’être occupé du feux, Con’rad s’était adossé à un tronc et avait tiré sa couverture sur lui. A ses côtés, deux longues armes blanches dont une dague et son couteau de cuisine reposaient sur une courte peau de cuir.
Quelques secondes plus tard, il dormait, un ronflement puissant s’échappant de son nez. Je souris malgré moi, amusée, alors que son cousin toujours assit près de moi commençait à marmonner à cause du bruit.
Je réalisais seulement que j’avais dû m’assoupir, et que pendant ce temps, la plupart avait décidé de dormir à leur tour. Je me sentais légèrement ankylosée; mes bras étaient serrés autour de mes genoux ramenés contre moi, et mes fesses étaient douloureuses.
Ce n’est que lorsque je me redressais que je remarquais la couverture posée sur mes épaules. Surprise, je jetais un regard à Merlan qui haussa les épaules.
-Tu tremblais, fit-il simplement.
Avec un sourire attendrit, je le remerciais, et une fois encore il sembla comme fondre devant ma gentillesse.
Je lui rendis la couverture en lui assurant que j’en avais apportée une et je m’éloignais en direction de mon cheval pour aller la récupérer.
Je trouvais les bêtes attachées à des arbres légèrement éloignés, et pus ainsi voir les autres destriers de mes compagnons. Un ou deux n’étaient pas liés aux arbres, et je n’étais pas certaine de tous les distinguer dans le noir, mais j’étais sûre d’une chose : il y avait sans aucun doute assez d’équidés pour chacun d’entre nous. Alors que je m’approchais de mon cheval, je vis mes affaires rassemblés en un tas au pieds de l’arbre, et je m’agaçais légèrement que Corantin ait pris la peine de les lui retirer sans pour autant me les apporter. Pensait il qu’il se ferait à nouveau charrier s’il paraissait gentil avec moi ?
Ne pouvant répondre à mes questions, j’attrapais mon sac en toile, le mis sur mon épaule et récurerais ensuite la sacoche qui allait sur la croupe de mon animal.
-Ah, ce n’est que toi.
Keelana me fit sursauter en apparaissant brusquement à mes côtés, deux longues épées très fines dans chacune de ses mains. Je posais une main sur mon coeur et hochais la tête en tentant de reprendre mon souffle. La jeune guerrière sourit, d’un sourire de prédateur qui me mit mal à l’aise.
-Excuses moi. Je ne souhaitais pas te faire de frayeur. Cependant, tu devrais faire attention ; j’aurai pu te trancher la gorge avant de te reconnaître. Sois prudente la prochaine fois.
Le sang quitta mon visage, et je me fis la réflexion que si elle était réellement sérieuse, j’avais effectivement échappé à une mort dont je ne me serais pas attendue.
-Mais… je ne suis pas dangereuse, lui rappelais-je.
-Ca n’a rien à voir, dit-elle en secouant la tête. Je suis la seule femme ici, et tu t’es déplacée plus silencieusement que je ne m’en serait douté; du coup, je t’ai prise pour une voleuse avant de me souvenir qui tu étais. Nous sommes des guerriers, petite, pas des fermiers. Ne l’oublie plus.
Je hochais la tête et déglutit. Elle posa une main délicate sur mon épaule et s’éloigna sans un bruit, ses larges hanches de femme ondulant dans une démarche de prédateur. Je ne pus m’empêcher de la trouver sublime. Elle était le genre de femme que j’avais toujours désirée être; belle, pulpeuse, dangereuse et courageuse. Elle avait tout de la héroine fatale que mes livres décrivaient.
Je retournais au camp avec un goût amer de jalousie dans la bouche. Je retrouvais Merlan qui ne dormait toujours pas, alors que tous les autres semblaient assoupis. Je déposais mon paquetage au sol et entrepris de déballer mes affaires sous l’œil curieux de Merlan. Je retirais ensuite mon pendentif, symbole de la Déesse Il’lis, et le déposais dans une poche de mon sac. J’avais apporté trois couverture légère, pour ne pas m’encombrer, mais qui tenaient chaud. J’en étalais une à même le sol, posais la seconde près de ma couche et déposais la dernière, après une seconde de réflexion; sur le corps étendu de Ro’oger sans que celui-ci ne trésaille. Je pensais me servir de celle ci comme oreiller, mais m’inquiétait davantage pour la santé du guerrier que pour mon confort. Merlan haussa un sourcil mais ne fit aucun commentaire. Je m’étendis ensuite sur ma couche et tirais la couverture sur moi, le regard perdu dans les étoiles.
-Qu’observes-tu ? Me demanda alors Merlan dans un chuchoti.
-Les étoiles.
Un silence s’ensuivit, durant lequel je me tournais pour pouvoir observer le guerrier toujours assit.
-Vous ne dormez pas ? Demandais-je en réalisant après coup la stupidité de ma question.
Mais il ne sembla pas s’en formaliser, car il me fit un clin d’œil accompagné d’un sourire qui étira sa grosse barbe. Il avait de fortes dents larges comme des pierres tombales, et certaines n’étaient pas parfaitement alignées. Mais cela lui apportait un côté comique qui adoucissait encore son apparence de gros dur.
-J’attends que Keedan revienne. Si personne ne le force à dormir, il ne le fait pas.
Soucieuse, je me reprochais partiellement de l’ennuie que j’avais dû causer à son chef. Mais je refusais de rentrer chez moi, et s’il ne le comprenait pas, alors je n’avais aucune raison de me sentir coupable. Pourtant, je ne pouvais me résigner à un comportement si égoïste.
-Je suis désolée, c’est ma faute.
-Ne t’en fais pas petite, il a un caractère parfois épuisant et il est têtu comme une bourrique, mais ne te sens pas responsable.
Je fus soudain agacée que l’on m’appelle ainsi, et avant même de pouvoir me retenir, je lui avouais :
-Saan’ee. Pas petite, gamine ou petite souris. Juste Saan’ee.
-Sahané ? Quel drôle de nom, s’étonna Merlan avant d’ajouter précipitamment : mais très beau, il te va à merveille.
Je rougis, regrettant de lui avoir donné mon véritable nom. Personne ne m’appelait Saan’ee au Couvent ; tout le monde trouvait que cela faisait trop noble, ou tout du moins trop long et trop agaçant à prononcer. A tel point que plus personne ne m’appelait par mon vrai prénom, sans même se soucier du mal que cela pouvait causer. Seule Mina s’y risquait lorsque nous étions seules. Et je lui en étais très reconnaissante. Aujourd’hui, j’avais une chance que l’on m’appelle comme je le souhaitais, alors je voulais insister. Aussi est-ce ce que je fis.
-Non, Saan’ee. Saan, puis ‘ee, articulais-je en l’écrivant dans la terre meuble entre lui et moi avec l’index.
Saan’ee, répéta Merlan en souriant. J’aime beaucoup, il suffit de le prononcer correctement.
Nous gardâmes ensuite le silence un long moment, durant lequel je reportais mon attention sur la voie lactée. Je n’avais rien de particulier à dire, et visiblement lui non plus. Pourtant, quelque chose dans notre absence de paroles sonnait comme un long discours. Je ne le connaissais pas, et lui non plus; mais le fait qu’il ne se sente pas obligé de combler ce vide de mots me le rendait davantage amicale.
Finalement, comme aucun de nous ne semblait vouloir ajouter quoique ce soit, je me roulais en boule sous ma couverture dans l’espoir de m’apporter un peu de chaleur et fourrais mon nez dans la laine. On ne pouvait pas dire que les nuits ici étaient glaciales mais le soir venu, si l’on n’est pas suffisamment couvert, il est facile de prendre froid.
Je pensais m’être assoupie lorsque des voix basses sortirent du pays des songes, sans pour autant m’éveiller de ma torpeur. Mon cerveau endormi notait des informations sans les comprendre, et entendait sans saisir la subtilité des propos ni le lien logique.
-Tu es certain que c’est le mieux ?
-Oui.
-Tu ne le regretteras pas ?
-Bon, Keelana, tu m’agaces maintenant. Où veux-tu en venir ?
-Tu ne peux pas décider de son avenir. Pas à sa place.
Un grognement. Puis un bruit de branche qui se brise.
-C’est une gamine, bon sang ! Tu penses vraiment qu’à son age, elle sait ce qui est le mieux pour elle?
-Hum… Keedan ? Rappelles moi l’âge de Corantin ? J’ai un trou de mémoire subit.
Un ricanement. Keelana. Suivit d’un soupir. Keedan ?
-C’est différent. Il était destiné à faire ça. Il a été entrainé depuis son plus jeune age, comme nous.
-Alors, c’est une question d’entrainement ?
-Keelana, la discussion est close. Cette petite ne viendra pas avec nous. Elle est maigrichonne, timide et inutile. Elle serait un fardeaux, et on ne pourrait même pas la ramener chez nous sans perdre un temps monstrueux; au lieu de quoi, on devrait se la coltiner plusieurs mois, le temps de finir la Boucle. Tu trouves ça logique ? Bon, alors demain je la ramène et nous n’en parlons plus. Nous n’avons ni le temps, ni l’énergie de la prendre avec nous. C’est trop tard pour elle, sa voie est ailleurs ; elle est au couvent. Point.
Nouveau silence durant lequel mon esprit sombra de nouveau, bercé par le crépitement du feu, par le pépiement des animaux nocturnes et des grillons.
Il y eut un bruissement de tissus, puis la voix de Keedan.
-Réveille Ro’oger, qu’il prenne la place de Merlan. Ensuite, ce sera au tour de Con’rad. Va te coucher.
A nouveau, bruissement de vêtements, puis des pas feutrés sur l’herbe. Chuchotement. Silence. Encore des bruissements légers. Puis le silence.
Je sombrais dans un sommeil profond, sans rêve.

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