Keedan
5

L’aurore n’était pas encore présente lorsque le guerrier décida de se lever sans un bruit. Il s’éloigna du camp, faisant un signe de main à Con’rad pour que celui-ci retourne se coucher le temps de quelques heures. Keedan se rendit au ruisseau qui s’écoulait non loin dans un chuchotement cristallin et apaisant. Il s’aspergea le visage d’eau claire, qui lui éveilla les sens. Il toucha une mousse humide solidement accrochée à un galet clair. Une empreinte d’un cervidé s’imprimait profondément dans le coussin naturel. Mais Keedan ne se mit pas à la recherche d’éventuelles autres traces du passage de l’animal. Il n’avait pas le temps d’aller chasser.
Les noirceurs de la nuit laissaient peu à peu place à un monde ni tout à fait lumière, ni tout à fait obscurité. Un lieu d’entre-deux, entre chien et loup. La nuit cédait peu à peu la place au jour dans un silence qui précédait une joyeuse cacophonie. Bientôt, l’aube serait là, et les oiseaux s’en donnerait à cœur joie. Le bourdonnement des insectes diurnes remplirait bientôt les champs et les sous bois. Et il lui faudrait partir.
Keedan remplit sa gourde et retourna au camp. Les cendres du feu rougeoyaient doucement, pas tout à fait éteintes. Ses amis étaient tous étendus sur le sol. Sa sœur, presque collée au feu, était recroquevillée autour de l’un de ses sabres, le tenant par le manche. Ses boucles sombres dépassaient à peine de la couverture, et son corps pourtant si long et si fin semblait minuscule.
A un bras d’elle, le guerrier découvrit, surpris, la jeune fille.
Sa couverture ne la recouvrait que partiellement ; dans l’espoir de s’apporter un peu de chaleur, elle avait dû, alors à moitié endormie, emprisonner ses jambes de ses bras, fourrant ses petites mains entre ses genoux. Son front reposait contre ses derniers. Les traits de son profil étaient détendus et lisses comme une peau de bébé, ni pâles, ni halé. Son nez fin et droit surplombait une bouche entre-ouvertes dont les lèvres pleines et légèrement retroussés étaient d’un doux rose, bien moins rosé que celles de sa sœur. Un front court, une oreille délicate et légèrement pointue percée d’un diamant d’un bleu limpide en forme d’œil avec en son centre une pépite de cristal argentée aussi pure et brillante qu’une étoile. Une mâchoire fine et féminine, des pommettes marquées agrémentées de légères taches de rousseurs et un menton pointu.
Un visage d’une délicatesse et d’une perfection trop idéaliste, comme si des anges avaient offert à la mère le bébé parfait.
Keedan se retint de ne pas grommeler. La veille, lorsque la petite l’avait fixé de ses grands yeux argentés, il s’était senti monstrueux de ne pas céder à sa requête. Mais plus il la regardait, avec ses membres fins et nerveux qu’il avait la conviction qu’il la briserait d’une simple gifle. Il pouvait faire le tour de son poignet du pouce et de l’index ! Comment aurait-elle pu survivre dans leur monde ?
Le guerrier s’accroupit à côté du corps roulé en boule de la jeune fille et il frôla du bout des doigts la flamboyante chevelure rousse qui s’étendait sur les épaules de sa propriétaire, s’écoulait dans son dos et s’étalait sur le sol. Une tresse complexe tentait de rassembler l’ensemble de la crinière au niveau de la nuque de l’adolescente dans un vain effort de la contenir dans une coiffure sophistiquée.
Mais ce matin, il y avait tellement de mèches rebelles qui ondulaient à leur gré dans la douce brise matinale que Keedan doutât que la demoiselle puisse rafistoler le tout sans un miroir. Il sourit au souvenir qu’il avait d’elle la veille. Elle paraissait si sauvage et déterminée, le dos droit et le regard franc sur son compagnon à quatre pattes. Même alors, sa coiffure ne ressemblait déjà plus à grand chose à force d’avoir affronté les branches basses des sous bois.
Pourtant, il devait avouer qu’elle n’avait pas manqué de cran ni de panache, ainsi si peu vêtue et si frêle sur la montagne qu’était son destrier. Il était même surpris qu’une telle bête répondit si aisément aux pressions de si petits talons et de si petit mollets. Il ne pouvait décidément pas se résoudre à la prendre avec eux. Elle ne survivrait pas trois jours livrée à elle même.
Secouant la tête, Keedan posa sa main sur l’épaule de la jeune fille et la secoua, d’abord doucement, puis un peu plus brusquement.
Dans un grognement mécontent et après avoir marmonné des malédictions à une certaine « Syl’via », la jeune fille se contenta d’agiter la main dans le vide, cherchant à tâtons sa couverture avant de tourner le dos au guerrier et de se rendormir.
L’air ahurit, Keedan se redressa en fronçant les sourcils. Il sauta par-dessus le corps de celle qui lui causait déjà des ennuis, puis la secoua, cette fois-ci du bout de sa botte. Le couinement scandalisé qu’elle prononça le fit presque rire.
-Çà va, ça va, y a pas l’feu… grommela-t-elle en prenant le temps de s’étirer de tout son long en gémissant comme une porte qui grince ou… autre chose, se fit la réflexion du guerrier.
Elle ouvrit les yeux, bailla du même coup en mettant machinalement le dos de sa main devant sa bouche avant qu’elle ne comprenne qui se tenait au-dessus d’elle. Elle prit lentement le temps de s’asseoir, de se frotter les yeux, puis de remettre vaguement de l’ordre dans sa tenue – elle redressa son col de façon à ce qu’il expose en moindre quantité la peau nue au niveau de sa poitrine. Enfin, elle leva un regard interrogateur, voir accusateur, à celui qui l’avait éveillé. Il croisait les bras, la toisait avec autorité et froideur.
-Je… me croyais encore au couvent alors… hum…
Intérieurement, Keedan sourit, amusé et – surtout – satisfait de la voir ainsi déséquilibrée et rouge de honte. Une nouvelle preuve qu’elle n’avait rien à faire avec eux. Elle était une fille de salon, comme ces dames de la noblesse qui apportait plus d’importance à leur apparence qu’au reste. Pourtant au fond de lui le guerrier ressentait comme une déception à avoir eu raison. Hier, il avait cru avoir affaire à une jeune fille forte et déterminée : aujourd’hui il ne voyait qu’une fillette fainéante et sensible au regard des autres.
-Prépares toi. On part à l’instant où tu es prête, dit-il d’une voix basse pour ne pas réveiller les autres mais dure pour qu’elle saisisse l’ordre.
Elle baissa la tête. Il crut la voir serrer les mâchoires, mais déjà elle se levait sans opposer plus de résistance. Il la vit jeter un regard aux corps étendus autour d’elle, et ses gestes se firent plus précis et plus délicats pour faire le moins de bruit possible. Ce respect envers ses amis endormis lui plu un peu trop, et il préféra la laisser vaquer à ses occupations pour préparer sa propre sacoche qu’il emmena pour l’attacher à Royal. Il donna ensuite de l’avoine à ce dernier en attachant une poche en tissu autour de son museau, puis alla faire de même avec l’hongre pie noir de la jeune fille. Cette dernière avait presque terminé d’empaqueter son lit de fortune et se dirigeait maintenant vers son cheval pour y attacher ses maigres affaires. Elle sorti d’un sac le pain dur qu’elle se mit à grignoté d’une main, se servant de l’autre pour poser le tapis sur la croupe de son animal, suivit pas la selle légère de balade. Elle dû déposer le pain pour se servir de ses deux mains, car bien que petite, la selle se révélait trop lourde. Non loin de là, Keedan la surveillait d’un œil, pensif.
Lorsque la jeune fille vint doucement lui demandé où elle pouvait remplir sa gourde, il lui indiqua la direction du ruisseau, puis la regarda s’éloigner. Méfiant, il se demandait pourquoi la petite était subitement devenue si docile. La nuit à la belle étoile l’avait-elle indisposée ? Avait-elle changé d’avis ? Curieusement, l’instinct de Keedan lui soufflait que ce n’était pas le cas. Avait-elle, en ce cas, saisit l’étendu de son incapacité à le faire changer d’avis ?

Keedan la savait intelligente, il le lisait dans ses yeux. Il était tout à fait probable qu’elle ait admis qu’elle ne faisait pas le poids face à la décision d’un guerrier. Ou peut-être avait elle une autre idée en tête.
Lorsqu’elle revint, sa gourde à la main, il entreprit de réveiller Ro’oger, qui avait cependant déjà les yeux ouverts quand il s’approcha de lui. Il s’assit, et Keedan se pencha pour lui chuchoter quelque chose à l’oreille. Ro’oger hocha la tête, puis lui posa une question à laquelle Keedan grommela une réponse avant de s’éloigner. Saan guettait l’ordre de départ du grand guerrier tout en refaisant les nœuds de ses bottes en cuir. Les lanières entouraient sa cheville, et le cuir protégeait ses mollets du frottement lorsqu’elle montait à cheval. De bonnes bottes de qualité.
Le Grand guerrier sauta en selle d’un mouvement souple après avoir détaché son cheval, et il fit un signe à Saan pour faire de même. Elle l’imita donc, attrapa ses reines et les régla avant de jeter un regard au camp silencieux. Ro’oger était adossé contre un arbre, mâchonnant un brin d’herbe, les yeux rivés sur la jeune fille. Keedan avait déjà dirigé sa monture entre les arbres, et il se retourna de sorte à voir le signe de tête que son compagnon fit à la Soeur. Cette dernière semblait des plus malheureuse. Le regard fermé, mâchoires serrés. Le Guerrier eu le sentiment de lui briser le cœur, mais il se reprit rapidement et donna un petit coup de talons à sa monture. Saan suivit avec réticence, plusieurs mètres derrière lui.
Le trajet débuta dans un calme plat. Les oiseaux s’étaient mis à chantonner gaiement pour saluer le jour tandis que Saan devenait morose. Keedan tentait de l’ignorer, mais il l’entendait régulièrement soupirer et faire des bruits de bouche qui démontrait son agacement. Il s’employait à rester tranquille alors que l’envie de la bâillonner restait présente. Le fait qu’il ait du mal à se localiser dans cette forêt dense n’aidait en rien.
Finalement, au bout du énième soupir, il pivota sur sa selle et toisa la jeune fille qui ne tenait même plus ses rênes, laissant son regard voguer sur les arbres alentours.
-Hé, ça suffit.
Elle se tourna lentement vers lui.
-Pourquoi tenez vous tant que ça à me ramener ? S’enquit-elle en ignorant son injonction.
Le guerrier grommela et lui tourna le dos.
-Pourquoi y tenez vous tant ? Ma présence est-elle si déplaisante ? Je peux vous être utile. Je sais faire pleins de choses, vous savez. La cuisine, soigner avec des plantes… et bien d’autres encore.
-Nous avons un cuisiner et un guérisseur. Tu n’as rien à faire avec des combattants. Et encore moins avec nous. Tu ne saurais même pas te défendre seule. Maintenant, tais toi. Et cesse ces bruits incessants ou je te jure que le retour va te paraître très inconfortable.
La jeune fille se tu. Keedan poursuivit sa route en tentant vainement de se repérer dans la végétation dense. Le soleil avait opérer son ascension dans le ciel, et les ombres s’étaient multipliés alors que l’obscurité laissait la place à une clarté plus que bienvenu pour le guerrier. Il avait beau être un bon pisteur, il connaissait mal ces contrés, et le feuillage épais des arbres ne l’aidait pas à se situer.
-Vous êtes perdu.
-Non, je ne suis pas perdu.
-Si, vous êtes perdu.
Keedan fit arrêter sa monture et pivota vers Saan. Il la toisa du regard. Elle ne baissa cependant pas le sien, et ne sembla pas vouloir céder. Son regard brillait d’une détermination et d’une assurance qui agaça le guerrier.
-Quand bien même ce serait le cas, cela t’arrange, n’est-ce pas ?
-Si j’avais l’espoir que vous fassiez demi tour, peut-être. Je sais que ce n’est pas le cas. Alors peu importe le temps que je mettrais à rentrer au couvent, vous m’y emmèneriez, je n’ai aucun doute là dessus.
-Tu gagnes du temps.
-Et vous, vous en perdez.
Keedan plissa les yeux, tentant de déchiffrer l’expression de la jeune fille. Il n’y parvint pas, et eu simplement l’impression d’y lire de la peur. Mais étant donné que de la peur ne correspondait pas au concept, il cru s’être trompé.
Saan inspira profondément et fit pression sur les flancs de son hongre, qui vint se mettre à la hauteur de Royal durant une seconde, avant de prendre la tête. Les deux cheveux s’affrontèrent une seconde du regard, agitèrent leur oreilles puis s’ignorèrent. Seul Royal s’ébroua, semblant passablement agacé qu’un autre équidé lui passe devant.
-A quoi joues-tu ? L’interrogea Keedan.
-Je vous montre la voie, puisque vous être trop fier pour admettre que vous êtes égaré.
-Pourquoi te ferais-je confiance ?
Saan était déjà plusieurs mètres devant lorsqu’il se décida à la suivre.
-Vous avez une meilleure idée ? Tourner en rond fait peut-être parti de votre emploi du temps du jour, mais j’en doute.
Le guerrier serra les dents. Il n’avait pas eu le sentiment qu’elle était une jeune fille acerbe. Elle qui était précédemment soumise devenait presque arrogante.
Alors que leur monture marchaient au pas, il se souvint de la conversation qu’il avait eu avec Ro’oger, quelques heures auparavant. Après qu’il se soit installé contre un tronc pour dormir tout en restant alerte, Ro’oger s’était approché avant de prendre son tour de garde. Il s’était agenouillé à son côté et lui avait demandé dans un murmure :
-Es-tu certain de vouloir la ramener ?
Keedan avait grogné.
-Tu ne vas pas t’y mettre aussi ? Avait-il répondu en le foudroyant du regard.
Mais Ro’oger n’avait pas faibli et il l’avait observé d’un air pensif.
-Tu ne l’as pas vu comme nous l’avons vu ce soir. Elle est… particulière. N’as-tu donc pas remarqué ? Sa présence est comme un… courant d’air apaisant dans une fournaise. Ou un bon feu durant une nuit froide.
Keedan avait détourné le regard, songeant à l’effet que cette petite avait eu sur lui.
-Tout à l’heure, quand Filinis s’est présenté, il s’est passé quelque chose… C’était comme si… comme si elle brillait. Comme s’il n’y avait soudain plus qu’elle dans notre cerveau. Et après, lorsqu’elle s’est assoupie ; tout le monde a ressenti une fatigue soudaine, et nous dormions tous en moins de temps qu’il n’en faut pour le dire.
Ro’oger chuchotait pour ne pas être entendu, un sourire attendri peint sur le visage. Il secouait la tête, comme s’il ne croyait pas à ce qu’il disait.
-Je ne sais pas ce que font ces sœurs mais… celle-ci a quelques chose. Quelque chose qui nous donne à tous envie qu’elle reste.
Le guerrier avait observé son compagnon d’arme et ami en silence. Il n’avait pas répondu et après un soupir, Ro’oger s’était éloigné pour monté la garde. Keedan avait alors jeté un coup d’œil à la jeune fille, roulée en boule sous ses deux couettes. Il avait vu Ro’oger la recouvrir de sa couverture quand il s’était levé. Il avait même éprouvé comme un élan de jalousie lorsqu’il avait frôlé sa joue en cachant à demi son visage sous la laine douce.
Saan ne bougeait pas, mais ses sourcils étaient froncés et son petit corps paraissait tendu sous la protection de tissu. Keedan savait que son ami avait raison. Quand il la regardait, une légère brise semblait le pousser vers elle. Lorsque ses grands yeux gris se posaient sur lui, il se sentait littéralement fondre sous la chaleur qu’ils dégageaient. A la façon d’une attraction puissante, naturelle et inévitable, il se sentait comme forcé à rester près d’elle.
C’est pourquoi il s’était aussitôt éloigné quand ses compagnons avaient soumis l’idée qu’elle reste une nuit. Il avait eu besoin de prendre l’air, de se rafraîchir les idées. Et sitôt avait-elle disparu de son champ de vision qu’il s’était senti plus libre et davantage avec les idées claires. Cependant qu’une envie pressante lui intimait de faire demi tour pour la surveiller. Il avait ainsi combattu son instinct et s’était forcé à rester à l’écart.
Pour mieux réfléchir. Il en était revenu avec une détermination nouvelle, qui lui intimait d’éloigner cette fille au plus vite car elle ne lui apporterait que des ennuis. Il avait pris peur de ce qu’elle créait chez lui.
Et il avait eu davantage peur encore lorsque Ro’oger lui avait fait part de leur ressenti à tous. C’est pourquoi il avait été si pressé de partir. Il avait peu dormi, pourtant il se sentait en pleine forme. Et quelque chose lui disait que la jeune fille n’y était pas pour rien.
-Vous savez ce qu’elles vont me faire, quand nous y seront ?
La voix de la jeune fille ramena le Guerrier au présent. Il marmonna. Elle pivota sur sa selle pour le toiser. Mais outre de la provocation, Keedan vit de la peur briller dans son regard. Et cette fois-ci, il en était certain.
Quelque chose inquiétait cette petite. Elle n’aurait pas dû avoir peur d’une simple remontrance. Mais qu’y connaissait-il, lui, à la Caste de Il’lis ?
Il ne répondit pas. Se contenta d’attendre qu’elle poursuive. Mais il ne voulait pas savoir. Bizarrement, il avait beau ignorer ce qu’elle allait lui dire, il sentait que s’il l’apprenait, il se sentirait entièrement responsable.
Saan tira sur ses rênes, et sa monture fit halte.
-Ils vont m’exorciser, fit-elle du ton le plus neutre dont elle était capable.
Keedan vit que sa respiration s’était accélérée. Il contracta les mâchoires.
-Ne soit pas ridicule. Aller, avance, ordonna-t-il.
-Vous n’en savez rien. Moi je sais. Il est interdit de quitter notre Caste. Nous y grandissons, nous y mourrons. J’y suis née. Personne ne s’éloigne de la voix d’Il’lis. Personne ne le souhaite. Je l’ai souhaité. C’est anormal. Elles vont croire que je suis possédée. Et elles vont extraire le démon – qu’elles croient – qui me contrôle.
Keedan eu un sourire sauvage et lui offrit son regard le plus froid.
-Je me moque bien de ce qu’il risque de t’arriver. Je doute que les sœurs soient cruelles. Maintenant, emmène moi.
Il la vit déglutir, baisser un instant les yeux avant de se détourner. Il vit ses épaules contractées, et il se demanda si elle disait réellement la vérité. Etait-il possible que le Couvent fonctionne de cette façon ? Et si oui, que représentait un exorcisme ? Il n’avait jamais eu l’occasion d’en voir un, et les racontars n’expliquaient pas grand chose.
Le reste du trajet se déroula sans qu’ils n’échangent un seul mot. Keedan tentait de comprendre de quelle façon la jeune fille se dirigeait, mais il ne parvenait pas à voir comment elle s’y prenait. Elle ne semblait pas s’appuyer sur des détails ou des signes de végétation. Au contraire, elle gardait le dos et la nuque raides et le regard droit devant.
Parfois, elle tournait légèrement vers la gauche ou la droite, et Keedan constatait ensuite qu’elle leur avait fait contourner une zone de ronce impraticable.
Ils franchirent une ruisseau, puis un deuxième avant de trouver un sentier. Il était persuadé de ne pas avoir emprunté ce chemin avec ses compagnons. Seul, il se serait déjà perdu depuis longtemps. Mais la jeune fille savait visiblement où aller.
Finalement, la curiosité l’emportant sur son humeur maussade. Il s’éclaircit la gorge.
-Tu connais le chemin par cœur ? Je croyais que les sœurs ne quittaient jamais le couvent.
La jeune fille ne répondit pas de suite. Elle lui jeta un petit regard par dessus son épaule et pris un temps de réflexion, comme si elle cherchait ses mots. Alors qu’il pensait qu’elle ne répondrait jamais, elle fini par soupirer doucement avant d’avouer :
-Nous sortons très peu, il est vrai. Je ne connais pas le chemin que nous empruntons, mais la Déesse Il’lis guide mes pas.
Keedan haussa un sourcil. Il n’était pas spécialement athée, mais n’était pas non plus croyant. Il connaissait vaguement l’histoire de la Création et de la Déesse, mais les guerriers ne comptaient que très peu sur les dieux pour guider leurs combats.
Malgré tout, entendre cette fille parler d’être guidée par la Déesse elle même le mettait mal à l’aise. Il perdit même aussitôt confiance en sa capacité à pouvoir les guider jusqu’au Couvent. Qui pouvait lui assurer qu’elle n’était pas juste folle, ou qu’elle le tournait en bourrique ? Peut-être avait-elle abusé de sa confiance pour gagner du temps, le perdre, passer un marché pour qu’elle le ramène à ses compagnons ? Il ne connaissait rien d’elle. Autant elle paraissait inoffensive ; autant elle pouvait être capable de le rouler dans la farine et lui faire du chantage.
Grommelant, Keedan talonna légèrement sa monture qui fit un bon en avant pour se retrouver au niveau de l’énorme hongre pie noir. Il s’empara ensuite des rênes de la jeune fille, qui eu une exclamation de surprise.
-Qu’est-ce qui vous prend ?! S’insurgea-t-elle, plus par frayeur que par humeur.
-On fait demi, gronda-t-il. Il n’est pas question que tu m’abuses. Qui me dit que tu ne me mens pas ?
La jeune fille le regarda avec des yeux écarquiller. Il savait pourquoi elle paraissait aussi terroriser. Il connaissait l’effet qu’il était capable de provoquer chez des gens qui ne le connaissait pas lorsqu’il prenait son apparence de guerrier insensible et inexpressif. Il savait la terreur qu’il pouvait créer chez des personnes fragiles ou sensible. Son regard dur, parfois de tueur, en avait effrayé plus d’un.
Et des guerriers autrement plus costaud qu’elle.
Il lâcha ensuite leur deux chevaux, saisit la jeune fille sous les aisselles et la tira sur son étalon. Elle poussa un cri, se prit le pied dans son étier et se retrouva allongée devant le guerrier, en sac à patate sur sa selle. Il la tira un peu pour décrocher sa cheville avant d’attraper ses rênes, prêt à faire demi tour.
Mais la jeune fille s’exclama en montrant du doigt la forêt devant eux.
-Nous y sommes !
Keedan regarda dans la direction qu’elle indiquait ; effectivement, a plusieurs mètres devant eux il constata une trouée dans les arbres, comme si la forêt s’interrompait brusquement. Il plissa les yeux, attrapa la Soeur par le col de sa tunique et la redressa avec la seule force de son bras. Elle fit le reste du travail en passant une de ses jambes de l’autre côté du flanc de l’animal et se redressa, haletante. Elle foudroya du regard le guerrier, toute peur ayant laissé place à la colère.
-J’apprécierais que vous arrêtiez de me bringuebaler dans tous les sens à l’avenir, siffla-t-elle. Je vais être couverte de bleus.
Keedan lui retourna son regard, implacable.
-C’est bien pour ça que tu n’as rien à faire avec nous.
Il la saisit sous la poitrine et l’écrasa sans ménagement contre son torse puissant. L’air quitta les poumons de la jeune fille et elle eut soudain du mal à respirer. Le guerrier provoqua une traction, serrant les côtes de la jeune fille avec son avant bras protégé par du cuir comme les archers. La Sœur se mit à grincer des dents, le souffle coupé.
Keedan se pencha sur son oreille et murmura sur un ton à la fois menaçant et presque indifférent.
-Je pourrais te briser les côtés avec un bras. Tu ne peux pas te défaire de mon emprise, comment penses tu avoir ta place parmi nous ?
Il la senti frissonner dans ses bras. Un sentiment d’écœurement le pris, mais il n »interrompit pas sa démonstration de force. Il voulait lui faire comprendre. Et peu importe s’il passait pour un homme brutal et sans cœur. Il se ferma à tout sentiments inutiles.
La jeune fille lui donna brutalement un coup de coude. Malgré le fait qu’il le sentit passer – davantage parce qu’elle avait le coude pointu que parce qu’elle y mit de la force – il ne desserra pas sa prise. Il utilisa son second bras pour enfermer ceux de la fille et augmenta la pression.
Il eu un rictus, puis ricana. L’instant d’après, la jeune Sœur tournait la tête et se tendait, dents en avant, pour mordre sauvagement la base de son cou. Le guerrier gronda, s’empara de la nuque de sa prisonnière avec le pouce et l’index sous sa mâchoire, l’emprisonnant ainsi totalement. La morsure qu’elle lui avait infligé palpita un instant.
-Bon, ça suffit, grogna-t-il.
Elle ne pouvait plus bouger, et il avait tellement resserré ses prises qu’elle hoquetait entre ses bras. Il relâcha doucement la pression qu’il avait imposé à sa gorge et à sa cage thoracique. Elle s’affala dans ses bras comme une poupée de chiffon. Il n’avait pas réalisé qu’il avait mis davantage de force qu’il ne le pensait. Il n’était pas habitué à affronter si faible. Elle toussota et se pencha en avant, mettant de la distance entre eux. Elle se massa la gorge, puis le ventre. Elle resta ainsi recroquevillée. Presque prostrée.
Les deux montures n’avaient pas bougé d’un iota.
Le guerrier ferma les yeux un instant pour se calmer. Il n’avait pas souhaité lui faire de mal. Juste… lui faire comprendre.
-Bon. J’espère pour toi qu’on est bien arrivé, dit-il doucement.
Elle l’ignora, se redressa sans émettre une seule plainte. Il se pencha sur son dos pour s’emparer à nouveau des rênes et il sentit la jeune fille se tendre. Son cœur palpitait frénétiquement, et le guerrier le ressentit comme s’il avait sa main posé sur sa poitrine. La Soeur ne bougea pas, de nouveau enfermée entre ses bras. Ils se démenaient tout deux pour qu’il n’y ait aucun contact.
Elle par peur, lui par respect. Pour lui laisser le temps de souffler.
Alors que Royal avançait au pas, Keedan vit l’hongre les suivre, trois pas derrière. Ils approchèrent de l’orée de la forêt, et ils purent constater que Saan n’avait pas menti ; après un petit fossé, la route s’étendait le long des arbres. Ils en émergèrent et le guerrier repéra aussitôt la haute silhouette du couvent, plus loin sur leur droite. Des champs gigantesques les séparaient de leur point d’arrivée, et la route s’y mêlait à l’horizon. Seuls les arbres délimitait l’étendu.
Keedan prit une grande inspiration, puis soupira. Il jeta un regard à la chevelure flamboyante de la jeune fille, qui ne ressemblait plus à grand chose. Sa tresse s’était défaite en une multitude de mèches qui venaient lui chatouiller le menton, lui apportant l’odeur douceâtre mais prenante de miel et de fleurs.
Saan s’était comme ratatiné à la vue du couvent, et l’instinct de Keedan lui soufflait qu’elle ne faisait pas juste semblant. Quelque chose ou quelqu’un, outre Keedan, la mettait dans un état de peur presque palpable. Le soleil était maintenant à mis chemin dans le ciel, et la fraîcheur du couvert des arbres laissait maintenant la place à la douce chaleur de l’été. Pourtant, la jeune Sœur frissonna à nouveau.
Royal se mit au trot sur un simple claquement de langue de son maître, et le guerrier pu entendre presque aussitôt l’hongre les suivre de prêt. Il s’étonna de la fidélité de l’animal du couvent, et se promit de demander qui l’avait éduqué et d’où il venait. Bien que sûrement un peu lourd, des destriers comme celui-ci pourraient être fort intéressant pour La Stora.
La distance les séparant du couvent était plus longue qu’il n’y paraissait au premier abord. Les montures restèrent cependant au petit trot tout du long, et les deux cavaliers n’échangèrent pas un mot, tout deux perdus dans leurs pensées. Le doute s’était immiscé dans la carapace d’indifférence du guerrier, et son instinct lui soufflait de faire demi tour avec la jeune fille. Pour la première fois en longtemps, il ne l’écouta pas et poursuivi la route. Lorsqu’ils ne furent plus qu’à quelques mètres du chemin qui quittait la grande voie en serpentant à travers champs, Saan se redressa sur la selle et se tint droite comme un i, à la manière d’une dame prête à recevoir son châtiment. Du moins fus-ce l’impression qui traversa l’homme à ses côtés.
Le grand portail était ouvert, la cour presque déserte à l’exception faite d’une ou deux cadettes qui allaient et venaient entre la lessive et l’écurie. Lorsque les sabots des cheveux crisèrent sur le gravier, les jeunes Soeurs interrompirent leur tâches et s’engouffrèrent dans le couvent en courant. Le Guerrier mit pieds à terre et fit mine d’aider Saan à descendre. Celle-ci l’éloigna d’une tape et sauta souplement au sol, ignorant ostensiblement le guerrier. Une Benjamine accouru pour prendre les deux montures alors que la jeune fille s’éloignait déjà, la tête haute, en direction de la grande porte.
Après avoir donné ses instructions à la Benjamine – qui se résuma à lui donner de l’eau et à desceller sa monture avant qu’il ne reparte – il accrocha le regard de sa captive qui venait tout juste de jeter un coup d’œil par dessus son épaule. Le contact fut bref, mais il suffit à angoisser le grand guerrier imperturbable, qui ne su plus où se mettre. Elle semblait au bord de la panique, et elle l’avait comme supplié de ses iris gris, qui paraissaient si terne et orageux.
Le Grand guerrier serra les dents. Saan avait franchi les premières marches que des Saintes émergèrent du couvent, s’immobilisant aussitôt après avoir vu leur jeune Sœur. Toutes s’affrontèrent du regard. L’une des Saintes, avec un énorme chignon qui lui faisait comme une choucroute sur la tête, fit deux pas en avant. Des expressions de peur et de colère passèrent fugitivement sur son visage avant qu’elle ne puisse se construire une apparence neutre. Elle secoua doucement la tête.
Déjà, le Guerrier avait franchi la distance qui le séparait de la jeune Sœur. Il était maintenant dans son dos. Sa main reposait machinalement sur le pommeau de son épée. Les Saintes s’inclinèrent respectueusement à sa vue, et la sainte au chignon s’adressa à lui.
-Merci Guerrier de La Stora, de nous avoir ramené notre Sœur saine et sauve.
Elle n’en dit pas plus. Elle n’avait pas besoin. Keedan avait senti sa phrase transpirer le mensonge. Son poing se serra et il se demanda ce qu’il avait fait.
-Saan. Je suis désolée. Tu n’aurais jamais dû partir, poursuivit la sainte.
De la douleur transperça son regard, avant qu’elle ne déglutisse. Elle se décala, et laissa place à la Mère Prima, comme s’en souvenait Keedan. La femme était encore plus belle que dans son souvenir. Une robe splendide, bleu royal, couvrait entièrement son corps tout en soulignant ses formes, traînant légèrement sur la pierre lisse. Le symbole de leur caste resplendissait en or sur son ventre, et l’œil de la déesse posait un regard de reproche sur le guerrier.
La Mère Prima ne souriait plus. Son visage totalement fermé toisait la jeune fugueuse avec désapprobation. Elle s’adressa à Keedan sans même le regarder.
-Guerrier, je vous remercie de nous avoir ramené cette jeune fille. N’ayez crainte, elle sera sanctionnée pour le désagrément qu’elle a causé.
Saan baissa la tête.
-Ainée Saan. J’en suis profondément navrée. Tu es la seule responsable de ce qui va t’arriver. Redresse la tête et affronte ton châtiment avec acceptation.
Saan obtempéra. La Mère Prima descendit les marches lentement, faisant signes à deux saintes, dont celle au chignon, de l’accompagner. Lorsqu’elles se retrouvèrent toutes à deux marches de la jeune fugueuse, les deux saintes s’emparèrent des poignets de Saan tendit que leur Mère levait un doigt. Elle pointa le front de la jeune fille, ferma les yeux un instant. Keedan sentit comme une secousse dans son être et frémit, alors qu’une légère lumière bleutée irradiait de l’ongle de la femme pour venir frapper la peau de Saan. Cette dernière sursauta et hoqueta. Elle trébucha en arrière et s’écroula dans les bras du guerrier qui avait bondit pour l’attraper.
Les deux saintes lâchèrent ses poignets et reculèrent, surprise que le guerrier ait pris leur place. Keedan s’agenouilla, la jeune fille évanouie dans ses bras. Il vit sur son front un petit losange apparaître, comme marqué au fer rouge. Keedan redressa vivement la tête.
-Que lui avait vous fait ? S’exclama-t-il, plus inquiet qu’il ne l’aurait cru.
La Mère Prima le dévisagea. De nouveau cet air triste et implacable. Elle secoua doucement la tête.
-Vous n’auriez jamais dû la ramener, guerrier. Mais nous avons des règles ; Saan’ee ne les a pas respectés. Elle doit être punie. Ceci n’est pas votre combat, Guerrier. Veuillez nous laisser cette petite et vaquer à vos priorités, murmura-t-elle avec douceur. Syl’via, Genette, reprenez-lui ce fardeau et emmenez Saan’ee au sous-sol. Prévenez toutes les saintes et les Ainées, poursuivit-elle un ton plus haut en s’adressa aux autres saintes avant de faire demi tour.
-Monseigneur ? Nous autorisez vous… ?
C’était la dénommée Genette. Keedan se souvenait maintenant s’être présenté à ces dames la veuille, lors du banquet. Il baissa les yeux sur le visage angélique de la fugueuse. Elle paraissait plongée dans un profond sommeil. Ses lèvres rosées et pulpeuse étaient légèrement entrouvertes et sa poitrine se soulevait avec légèreté. Son corps n’était plus que chiffon, tellement détendu que sa tête roulait au moindre mouvement. S’il ne la voyait pas respirer, Keedan aurait pu la croire morte. Il se releva, sans lâcher la jeune fille. Il gravit les marches quatre à quatre, puis tendit le corps inconscient aux saintes. Des femmes suffisamment fortes qui la portèrent avec délicatesse. Elles remercièrent le Guerrier avant de s’éloigner à grands pas.
Keedan les regarda s’éloigner, jusqu’à ce qu’elles disparaissent au détour d’un couloir. Il pivota et se retrouva face à face avec une jeune fille qui ne lui arrivait pas même sous le menton. Elle avait une magnifique chevelure blonde et de grand yeux bleus qui le foudroyaient du regard. Tête levé vers lui, elle lui enfonça un doigt dans la poitrine à plusieurs reprise, le faisant reculer de plusieurs pas.
-Vous ! Vous. Pouvez. Être. Fier. De.Votre. Bêtise, éructât-elle en assenant chaque mot d’un coup d’ongle en accentuant le dégoût qu’elle éprouvait à son encontre.
Interdit, Keedan dévisagea cette Sœur, haute comme trois pomme avec le visage en forme de cœur, qui continuait à l’invectiver pour sa stupidité.

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