Ce fut à mon tour de suivre Ydi, marchant à vive allure dans le couloir que j’avais remonté quelques instants plus tôt. Je ne savais pas ce qui la faisait fuir, mais une chose était sûre : je n’avais obtenu aucune réponse. Loin de moi l’idée de vouloir la harceler, mais j’estimais quand même avoir le droit de comprendre ce qu’il se passait.
À moins qu’elle ne soit pas en mesure, elle non plus, de comprendre ce que tout cela signifiait.
Avec force, elle poussa la porte qui nous séparait de la salle d’attente. Derrière moi, je sentis la présence charismatique de Géo sur mes traces. Je me retins de frissonner. Je n’étais pas forcément faible, mais je n’étais pas armé. Si j’avais appris à me battre, je ne pourrais rien faire contre une balle tirée à bout portant.
— Ydi ! Tentai-je en replaçant mes nouvelles lunettes de vue. Tu as dit que tu savais ce qu’il se passait, explique-moi !
Pour seule réponse, elle poussa un râle d’agacement et leva les mains en l’air avant d’ouvrir brusquement la porte de sortie du centre technique. La plupart des patients qui attendaient nous observèrent d’une expression abasourdie. Oui, ce n’était peut-être pas malin de se donner en spectacle dans ce genre de situation. Mais peu importait.
— Et ne m’appelle pas Ydi ! Pesta-t-elle en s’enfonçant dans la rue.
Je la suivis, quittant précipitamment le centre technique à mon tour, Géo sur les talons. J’allais me lancer à la poursuite de la fille à moitié dingue qui me fuyait comme la peste, lorsque je me rendis enfin compte de l’endroit où je me trouvais.
Ce n’était pas vraiment une ville, ou du moins, elle n’était pas comme celles que je connaissais. Sous-terraine, sans aucun doute, puisqu’un plafond très haut s’épandait au-dessus de ma tête. Au travers de ce plafond, des centaines de tuyaux traversaient l’espace, certains menaçant de s’effondrer, brisés en leur centre. Quelquefois, une étincelle s’échappait de l’un d’entre eux, grésillant d’impatience. J’entrouvris la bouche en passant une main dans mes cheveux bruns trop longs, et remarquai d’énormes rouages immobilisés par la terre qui les emprisonnait. J’avais la sensation de me trouver au cœur d’une horloge surdimensionnée. Plus loin, un tuyau brisé laissait une cascade d’eau s’écouler sur la route. Immédiatement, l’endroit où je me suis réveillé me revint en mémoire. Le sol était humide. Si j’avais cru qu’il s’agissait d’eau de pluie, je m’étais rudement trompé. J’allais poursuivre mes observations, lorsque Géo se jeta presque sur moi.
Une clé de bras plus tard, me voilà de nouveau face contre terre, le poids de mon détracteur sur le dos.
Je retins une grimace de douleur, et m’empêchai de l’insulter.
— Je me ferais discret, si j’étais toi, me souffla-t-il de sa voix rauque.
— Elle a dit qu’elle pensait savoir ce qu’il se passait, râlai-je en essayant de me débattre.
— Il ne se passe rien, c’est une erreur, on va te renvoyer.
Me renvoyer ? Chez moi ? Oh, alors, dans ce cas-là…
Je me calmai immédiatement, et Géo dut sentir que je n’allais rien tenter de stupide puisqu’il me libéra de son poids, avant de me soulever du sol d’une facilité déconcertante. Plus loin, Ydi nous observait, les bras croisés, et le regard assassin.
— Il faut juste que tu nous dises dans quel district tu as été créée.
Aie. Mauvaise pioche.
— Je n’ai pas été créé, répliquai-je en m’époussetant. Je suis né. Et je suis né dans la région de Paris.
— Paris ? S’intéressa Ydi en se rapprochant.
Géo se tourna vers elle d’un air interrogateur. Je n’arrivais pas à croire qu’il ne connaisse pas Paris.
— La capitale de la France, insistai-je. La tour Eiffel ?
Aucune réaction. Géo semblait complètement perdu. Pour une fois, j’étais fier qu’il puisse se mettre à ma place.
— Paris était une des mégalopoles, intervint Ydi, maintenant à quelques mètres de nous.
Je fronçai les sourcils. Pourquoi « était » ?
— Si vous pouvez me renvoyer là bas, je ne dirais pas non. Je ne sais pas où je suis, mais à vue de nez ça n’a pas l’air tout près, et même si j’ai de bonnes jambes, marcher jusqu’à…
— C’est impossible, me coupa Géo.
Je marquai une pause, perturbé qu’il m’ait interrompu.
— Si, bien sûr, appelez un taxi, ou…
— Ce qu’il veut dire c’est que c’est impossible que tu viennes de là, intervint Ydi à son tour.
Je pris une profonde inspiration et esquissai un sourire moqueur.
— Je ne savais pas que ça vous ferait cet effet…
Ydi croisa les bras en levant les yeux au ciel avant de râler, encore.
— Rien à voir avec toi, dit-elle du ton le plus méprisant qu’elle pouvait adopter. Paris n’existe plus depuis des siècles. Elle a été détruite, comme à peu près toutes les mégalopoles et ce qu’il restait de la civilisation passée.
Ce fut à mon tour de ne pas savoir que répondre. Détruite ? Depuis des siècles ? Civilisation passée ?
— OK, c’est un mauvais rêve et je vais me réveiller.
— J’aimerais pouvoir dire la même chose, lança Ydi d’une voix sombre.
Est-ce que je l’avais vexée ? Parce que, si c’était le cas, je m’en réjouissais. Cette fille était insupportable.
Pourtant, son visage s’adoucit après quelques secondes de silence. Je n’arrivais probablement pas à masquer mon trouble aussi aisément que je l’aurais pensé.
— suis-moi, reprit-elle d’un ton neutre. Mais prépare-toi à avoir un choc.
Je ne sus pas immédiatement si elle s’adressait à moi ou à Géo, puisque ses yeux passaient de lui à moi incessamment. Mais lorsqu’elle recommença à avancer et qu’elle se retourna pour m’observer, je compris qu’elle m’attendait. J’échangeai un regard avec Géo, tourné vers moi sans air particulier. Son visage dur me donna la chair de poule. Et ses lunettes de soleil n’aidaient pas.
Très bien…
Sans vraiment savoir ce qui m’attendait, je rejoignis Ydi plus calmement que je ne l’aurais cru.
*
Nous suivîmes Ydi au travers de la ville, qui ressemblait davantage à un squat permanent qu’à une cité élaborée. La plupart des habitations, taudis de tôle et de tissus usés, abritaient malgré leur petite taille des familles entières. Ou du moins, ce que je pensais être des familles. Ici, les gens étaient pratiquement tous armés jusqu’aux dents. Ydi et Géo étaient donc loin de se faire remarquer. Au contraire, c’était plutôt moi que les autres observaient.
Quelquefois, des hommes ou des femmes tentaient d’arrêter notre avancée pour nous vendre diverses marchandises que je soupçonnais illégales, puisque mes deux acolytes ne prenaient même pas la peine de leur jeter un regard. La plupart du temps, d’ailleurs, ils échangeaient un rire moqueur.
Après une bonne demi-heure de marche sur un goudron irrégulier, voire de la poussière à certains moments, Ydi nous fit grimper sur une échelle rouillée. Géo semblait connaître la route puisqu’il ferma la marche, avant de vérifier que personne ne nous suivait. Je le savais, parce qu’il avait balayé les environs du regard exactement de la manière dont je le faisais lorsqu’un de mes potes m’embarquait dans un truc louche.
Après l’échelle vint un escalier en fer mordu par le temps, puis une passerelle qui enjambait une partie de la ville et les taudis entassés. Ici, nous semblions pourtant aux frontières du village. La terre se refermait en un mur épais et d’apparence impénétrable à quelques mètres seulement de nous, sur notre gauche. Et, enfin, à l’extrémité de la passerelle, un énorme engrenage dont le centre était clôturé par un morceau de tôle roussi força notre arrêt.
Lascivement, Ydi déverrouilla le cadenas qui maintenait cette maigre porte, avant de me jeter un regard distant. Elle se faufila la première, puisqu’elle ouvrait la marche et que la passerelle trop mince ne lui permettait pas de se décaler pour me faire entrer, et je la suivis avec appréhension. Étonnement, une bonne odeur venait troquer celle des égouts et de brûlé qui régnait dans les murs de la ville. Une odeur… d’ambre, il me semblait.
À l’image du reste des habitations, il s’agissait d’un taudis. Mais celui-ci était légèrement différent des autres. Creusé à même la terre, il offrait une chaleur que le métal et les tissus n’apportaient pas aux précédents. Seules les lumières de la ville s’infiltrant par l’ouverture de la porte éclairaient la pièce, mais je pus tout de même observer les principaux détails.
Sur le sol, Ydi avait entassé pas moins d’une dizaine de tapis, créant une atmosphère plus ou moins agréable malgré l’usure qui les abimait jusqu’à la corde. Un vieux matelas dont les ressorts dépassaient sur les côtés était calé dans un coin, recouvert de tissus troués, mais propres. Des cartons, des morceaux de tôles et des planches de bois pourries avaient trouvé une seconde vie dans cette habitation, et servaient de meubles habilement construits.
Sans prêter attention à moi, Ydi s’avança dans la pièce et actionna une lampe à huile dont le verre poussiéreux et fêlé prouvait son âge. Là, je fus plus à même d’observer l’endroit, même si le principal m’avait sauté aux yeux.
Il n’y avait qu’une chose que l’obscurité m’avait cachée. Un bureau bancal construit maladroitement, surchargé de livres d’apparence vieux et gondolés par l’humidité, de peintures à moitié effacées et d’autres objets en tout genre, entreposé au fond de la chambre. Malgré moi, j’en fus immédiatement intrigué.
— Alors… tu habites ici ? Demandai-je pour masquer mon malaise.
Je ne savais pas où je me trouvais, mais il était évident que ces gens étaient pauvres. Pauvres, et peut-être un peu cinglés.
Ydi m’observa un instant sans émotion particulière, et se détourna avant d’avancer vers le bureau.
Géo, toujours sur le pas de la porte, la referma dans un grincement plaintif. Pendant un moment, l’éventualité d’être seul ici avec eux deux ne me rassura pas. Mais Ydi ne me permit pas d’envisager d’autres possibilités.
— Il y a une chose, que j’ai récupérée il y a quelque temps, dit-elle en farfouillant parmi son bordel. Tu te souviens, Géo ?
Je me tournai vers lui en même temps qu’Ydi. Celui-ci haussa les épaules d’un air las.
— Tu trouves toujours tout un tas de trucs, répliqua-t-il en croisant les bras, prenant appui sur le côté de l’engrenage qui nous faisait face, faisant office de mur.
— Mais si, rappelle-toi… Rah ! Je n’arrive pas à mettre la main dessus !
Je me retins de faire une réflexion sur le rangement inexistant de ses affaires. J’étais moi même loin d’être très organisé.
— Ah, ça y est ! Se réjouit-elle enfin.
Pendant qu’elle empoignait ce qu’elle cherchait en repoussant les autres livres-tableaux-miroirs, je reposai distraitement mon dos sur l’une des étagères, avant d’y renoncer. Le meuble, fragile, s’était balancé de façon vraiment menaçante. Je ne tenais pas à mettre en pièce le peu de modernité qu’elle avait visiblement tenté d’apporter. Elle me jeta un regard noir en se retournant, alors que j’essayais de stabiliser le meuble et les affaires qu’il soutenait. Puis, les bras chargés d’une dizaine de livres, elle s’avança vers moi, et s’accroupit en face de son matelas avant d’y lâcher son trésor. J’observai, sans vraiment faire attention, ce qu’elle tenait tant à me montrer, m’étonnant de son degré d’impatience.
— Tu connais ça ? Me demanda-t-elle.
Je soupirai avant d’y prêter plus d’intérêt. Oui, bien sûr que je connaissais. Il s’agissait de manuels d’histoire. De ceux qu’on nous donne dans les collèges ou les lycées, pour étudier. Je reconnus même celui que j’avais dû suivre en terminal, pour préparer mon bac.
— Ouais, répondis-je simplement en haussant les épaules.
Je ne voyais vraiment pas le rapport avec la situation, à moins qu’un de ses livres renferme un téléporteur qui me ramènerait chez moi.
— Regarde, insista-t-elle.
Elle ouvrit la première de couverture d’un des bouquins, et s’arrêta sur l’étiquette de celui-ci. Les étiquettes où les élèves écrivaient leur nom, suivi de leur année d’étude et leur classe. Perplexe, j’y jetai un œil. Le dernier élève à avoir eu ce livre en main, était un certain Matthieu Caillet, durant l’année académique qui s’écoulait de 2032 à…
Une minute. 2032 ?
Mon intérêt fut immédiatement piqué.
J’observai les autres noms, et les autres dates, qui précédaient ceux-ci. La date la plus lointaine était 2028.
— C’est impossible, dis-je d’un air blasé. Nous sommes en 2014. Ces gars-là ont surement voulu faire une blague.
Ydi leva les yeux vers moi. Étrangement, elle souriait. Je fus presque tenté d’avoir un mouvement de recul. Alors elle pouvait faire autre chose que râler ?
— J’en étais sûre… soupira-t-elle, presque fascinée.
— Sûre de quoi ? M’étonnai-je.
Je ne la suivais pas du tout.
— On n’est pas en 2014, intervint Géo, toujours aussi stoïque. On est en 2306.
— enfin, d’après mes estimations, rectifia Ydi, je n’en suis pas vraiment certaine, vu que la plupart des calendriers ont été proscrits.
— Tout comme tes livres… soupira Géo.
Est-ce qu’ils essayaient de me faire une blague, ou quelque chose comme ça ? Ou peut-être voulaient-ils que je meure d’une crise cardiaque avant d’avoir à se charger eux-mêmes de mon sort ? Je me raclai la gorge, mal à l’aise.
— Quand vous dites… « 2306 », commençai-je.
Je vérifiai leur réaction, qui fut inexistante. Ils se contentaient de m’observer, buvant mes paroles.
— Sur quel calendrier vous vous basez ?
Surement pas le calendrier grégorien, que les gens normaux utilisaient.
Mais de toute évidence, Ydi n’en savait rien, puisqu’elle garda le silence en échangeant un regard avec Géo.
— Genre… l’an 0 pour vous, c’est quoi ?
— Oh ! J’ai lu un truc là dessus, se reprit Ydi. Un certain… chéssu ?
— Jésus, corrigeai-je.
— Curieuse manière de le dire, mais bref. L’an 0 est l’année de sa naissance.
Je hochai la tête, plus parce que j’étais persuadé à présent qu’ils étaient bien plus tarés qu’ils ne pensaient que je l’étais, et me mordis les lèvres en retenant une moue moqueuse.
— Bien, de toute évidence, vous essayez de me faire marcher.
— Absolument pas, se vexa Ydi en fronçant les sourcils. Tiens, prends-le !
Elle me tendit le livre, que j’attrapai sans conviction. J’hésitai à quitter cet endroit immédiatement, mais juste dans l’éventualité où ce n’était pas une blague je préférais rester. Simplement un petit doute, que je devais absolument évincer. Certes, les dates inscrites par les élèves qui avaient été en possession de ce livre semblaient réelles. Les écritures, lisibles, mais très atténuées, et différentes d’une ligne à l’autre, prouvaient qu’elles avaient été faites il y a longtemps, et par des gens différents. Pas par une bande de plaisantins, à première vue. Mais j’étais persuadé qu’il était facile de mettre ça en scène.
Toutes les pages du manuel étaient gondolées par l’humidité. Autrefois blanches, elles étaient jaunies par la poussière, et quelques-unes avaient été arrachées, ou brûlées. Je levai des yeux inquisiteurs vers Ydi. Cela ne prouvait rien. Mes livres n’étaient pas loin d’être dans cet état lorsque je devais les rendre, à la fin de l’année.
— Ouvre-le ! Tu te crois en 2014, pas vrai ?
J’hésitai encore, mais le vert sapin de ses yeux brillants m’obligea à céder. Je me laissai presque tomber sur le matelas, et ouvrit le manuel en appuyant mes avant-bras sur mes genoux. Moi qui avais cru ne plus jamais avoir affaire à ces livres une fois le lycée fini…
Par hasard, je choisis de m’arrêter sur une double page du milieu du bouquin.
Je tombai sur les attentats qui avaient secoué les États-Unis, le 11 septembre 2001.
— Je me souviens de ça, dis-je en levant les yeux vers Ydi, ça ne prouve rien, ma voisine de 10 ans l’étudie déjà en classe.
D’un haussement de sourcil, elle m’encouragea à poursuivre. Je soupirai bruyamment, lassé.
Là, je ne pus qu’être perplexe.
Je lus à voix haute l’intitulé du cours.
— « attentat à Paris, au siège de Charlie Hebdo, le 7 janvier 2015. Élan de solidarité sur la France et atteinte à la liberté d’expression. »
Je m’arrêtai là. Le reste s’engageait sur des religions qui déchirèrent le monde, à la suite de cet attentat, premier d’une longue série à travers les pays. Guerre des religions étalée depuis lors, qui n’avait pas cessé.
Le 7 janvier 2015 n’avait pas encore eu lieu. Nous étions censés être en septembre. Le 18 septembre 2014. Une nouvelle fois, mon regard croisa celui d’Ydi, fière. Je cherchai du soutien chez Géo, mais ses lunettes de soleil m’empêchèrent de savoir s’il était aussi surpris que moi ou complètement indifférent.
D’un mouvement presque brusque, je fis tourner les pages jusqu’à la dernière, et tentai de repérer la date d’impression du livre.
— Dépôt légal, juin 2026, imprimé en France sur les presses de l’imprimerie Maury à Manchecourt, en décembre 2027…
Mes yeux se perdirent dans le vide un moment. Je n’arrivais pas à interpréter ce que je lisais. Je n’arrivais pas à savoir ce que cela signifiait. Un canular ? Ce livre était-il un faux ? Qu’essayait de me faire comprendre Ydi ?
— 2306, tu dis… soupirai-je.
Elle sourit largement, et ne masqua pas son excitation.
Moi, je ne masquai pas mon trouble. Le livre m’échappa des mains au moment où je compris qu’elle était loin de me prendre pour un imbécile.

94