Chapitre 1

Harns, assis sur sa chaise, n’arrêtait pas de tripoter la petite bourse en cuir qu’il tenait, avec angoisse, entre ses mains. Impossible pour lui de se concentrer sur autre chose. Son contenu le rendait si fier. Une pierre. Une pierre précieuse d’un rouge si foncé qu’il faisait penser à ces vins vieillis en fût de chêne. Une pierre qu’il ne devait en aucun cas sortir à la vue de tous. Car les gens se douteraient qu’elle ne lui appartenait pas. Surtout avec sa réputation. Il était connu, dans la cité de Jutelle, pour un être un petit voleur à la sauvette. C’était ce que les gens disaient d’ordinaire. Mais là, il avait frappé un grand coup, un coup qui lui vaudrait tous les honneurs de son maître, grand prêtre de la guilde locale des voleurs. Il avait frappé fort, si fort qu’il s’imaginait déjà en train de gravir les échelons au sein de leur organisation. Et de recevoir les félicitations de ce dernier, peu adepte des éloges, qu’importaient leurs formes, même les plus simples.
La musique vint l’extraire de sa douce rêverie. Des notes gracieuses s’élevaient au sein même de l’auberge où il s’était réfugié pour la soirée. Il soupira alors, puis sourit lorsqu’il vit ce qu’il avait devant les yeux. Une barde. Pas n’importe laquelle. La plus réputée de la région. Et aussi la plus belle. Demoiselle Nhate Lush. Qui s’entrainait sur son luth en faisant quelques gammes simples. Mais, ce qu’elle aurait bien pu faire n’avait guère d’importance finalement. Elle aurait pu couper de la viande chez un boucher, ou labourer les champs, les pieds pleins de boue, qu’il l’aurait quand même trouvée désirable. Ses cheveux châtains aux reflets légèrement roux, d’une longueur exceptionnelle, reflétaient la lumière des bougies disposées au plafond par le biais d’accroches en fer forgé. Elle était de passage dans l’auberge de la noix cassée, uniquement pour la soirée. Et il s’estimait ainsi heureux d’être présent en ces lieux. Une chance. La deuxième de sa journée après son vol réussi. Il sourit alors, en pensant à la troisième qui ne tarderait pas à pointer le bout de son nez, comme le disait le dicton.
— Ton verre est fini, tu dois en reprendre un autre ou bien partir, lança une voix féminine derrière lui.
Il se retourna subrepticement, surpris, et faillit lâcher sa bourse. Pour tomber nez à nez avec une serveuse qu’il connaissait bien puisqu’ils avaient fait l’école ensemble, du moins jusqu’à ses douze ans. Une amie d’enfance, Shineade, qu’il n’avait de cesse de courtiser, sans aucun succès jusque-là. Vêtue d’une robe paysanne marron clair, elle ne mettait que rarement en avant sa féminité, et pourtant tous les garçons de Jutelle n’avaient d’yeux que pour elle. Elle souriait peu, mais, quand elle le faisait, tout le monde succombait. Avec sa coupe de cheveux très courte, on aurait pu la prendre pour un garçon au lointain. Pourtant, de près, ses yeux en amande faisaient des ravages.
— Tu vas me forcer à picoler ?
— Non, bien sûr que non. Je ne suis pas payée pour ça, soupira-t-elle.
— Alors, pourquoi es-tu donc payée ?
— Pour que les clients consomment, rien de plus.
— C’est un peu la même chose, non ? sourit-il.
— Disons que je n’attends pas que les clients vomissent leur vin ou leur bière par terre pour les mettre dehors…tu reprends quoi ?
Il regarda son verre complètement vide, sur lequel la mousse s’était collée aux bords. Il avait enfilé sa bière en un rien de temps, sans même s’en apercevoir.
— Je n’ai même pas eu le temps de la finir que déjà tu reviens à la charge, grimaça-t-il.
— Je pensais que cela te plairait que je prenne soin de toi.
— Bof…est-ce le même baratin que tu sors à tous tes clients ? Si tu y mettais un peu plus de conviction, je pourrais succomber à tes charmes.
— Ah ? Tu crois que j’essaye de me montrer entreprenante ?
— Pourquoi viendrais-tu me voir alors ? demanda-t-il, en faisant un clin d’œil maladroit.
— Pour que tu prennes un autre verre.
— On ne me la fait pas, à moi, sourit-il.
— Mon pauvre Harns, que tu es naïf.
— Tu dis ça, car j’ai vu juste.
— Permets-moi de compléter ce que je viens de dire : tu es naïf, et tu as un esprit aussi fin que ceux qui restent ici jusqu’à la levée du jour, après une dizaine de verres. J’ai du travail, dis-moi simplement ce que tu reprends. Mon patron n’aime pas que je m’attarde, et il n’aime pas non plus les gens qui ne consomment pas et qui utilisent la chaise d’un autre client potentiel. Tu le connais. Tu sais bien que jeter quelqu’un dehors ne le dérange pas.
Ô que oui, il le connaissait bien. Pour avoir déjà reçu, à multiples reprises, son pied dans son arrière-train alors qu’il n’avait plus un sou en poche pour payer son dernier verre. Instinctivement, son postérieur se crispa en se remémorant ce bien malheureux évènement. Messire Tarpys était un dur à cuire. Derrière son comptoir, situé à quelques pas derrière lui, il contemplait la salle d’un œil suspect. Guère aimable, en toutes circonstances, même quand l’argent rentrait à flot, il ne parlait jamais, et donnait simplement, en guise de conversations, quelques hochements de tête à sa clientèle.
— Une bière, râla-t-il. Avec un sourire, je te prie.
— Le sourire ne s’achète pas. J’en suis désolée. Et même s’il s’achetait, je ne crois pas que tu en aurais les moyens.
— Qu’est-ce que tu en sais ? Qui te dit que je ne suis pas devenu quelqu’un à la bourse toujours pleine ?
— Hier, tu es déjà venu, non ?
— Oui, pourquoi ?
— Tu avais pris un hydromel, non ?
— Je remarque que tu as une bonne mémoire.
— N’étais-tu pas, hier, en train de compter tes pièces afin de payer ? Je te vois encore avec toute ta menue monnaie étalée sur la table. Tu en as même fait tomber une, à terre, que tu t’es dépêché de ramasser, c’était pitoyable.
— Disons que je ne porte pas toujours sur moi tout ce que je possède, répondit-il avec un sourire mauvais. Serait-ce, alors, parce que tu gardes un œil particulier sur moi ? Avoue-le, Shineade, je ne te laisse pas indifférente.
Il essayait tant bien que mal de retourner une situation qu’il savait ne pas être en sa faveur. Mais, il était vrai qu’il ne se baladait jamais avec beaucoup d’argent sur lui, de peur que ses collègues voleurs lui fassent les poches, rien que pour le taquiner. Et aussi, parce qu’en effet, il ne vivait pas dans l’opulence.
— Tu es joli garçon, Harns. Mais tu es aussi beau que bête. Si seulement tu daignais enfin quitter les bas-fonds de la ville, et que tu avais un boulot plus honnête…peut-être te jetterais-je un œil nouveau ? Mais, c’est plus fort que toi, tu cherches toujours les ennuis, et les coups de pied au derrière. C’est ça que tu oserais proposer à une fille comme moi ?
— Ce n’est pas comme si je t’avais demandé en union.
— Tu es bien loin de pouvoir le faire, dit-elle, en souriant enfin par moquerie.
— Tu es exaspérante…la fille la moins facile de Jutelle, et de loin !
— Certains disent que ça fait mon charme.
— Certains disent aussi que tu es glaciale comme le lac en plein hiver, rétorqua-t-il.
— Il n’y a pas à dire, tu sais vraiment parler aux filles.
— Ma bière…je la voudrais maintenant. Tu me donnes envie de boire.
— J’encaisse d’abord avant de servir le reste.
— Je m’en doutais un peu, soupira-t-il.
Tout en gardant la main fermée sur sa bourse, il alla quérir, dans l’une des poches arrière de son pantalon de lin, quelques piécettes de cuivre qu’il eut bien des difficultés à déposer sur sa table. Une par une. Au grand désespoir de la serveuse qui ne manqua pas de montrer son impatience en tapotant de ses longs ongles sur le plateau en bois qu’elle tenait contre sa poitrine.
— Une, deux, trois, quatre, dit-il, en les recomptant. Quatre pièces de cuivres. Voilà, Ma Demoiselle. Si tu me fais un sourire, mais un vrai, j’entends, tu en auras une de plus.
— C’est cinq pièces.
— Pour le sourire ?
— Non, pour le verre déjà bu.
— Hein ?
— Cinq pièces pour la bière. Serais-tu devenu sourd ?
— Mais, hier, c’était quatre !
— Oui, mais aujourd’hui c’est cinq.
— Tu m’en veux, c’est ça ? Tu veux donc me faire payer les quelques remarques que je t’ai faites et dont je ne me souviens guère ?
— Pas du tout, j’ai même été gentille avec toi. Mais, ça reste toujours cinq pièces.
— Et pourquoi donc ? s’énerva-t-il.
— Une nouvelle taxe, les autorités l’ont établie depuis hier. Vingt-cinq pour cent de plus que le prix initial. C’est comme ça, pas autrement. C’est pour empêcher les gens de trop boire, et aussi pour que les autorités locales ramassent un peu plus. Il paraît que Jutelle n’est pas en forme, question finances.
— Tu te fiches de moi ? Tu es certaine que ce n’est pas ton pourboire que tu comptes en plus ? Je veux voir Tarpys, immédiatement !
— Calme-toi, sourit-elle. Si je lui dis de quitter son comptoir, il faut que je lui dise pourquoi.
— Et alors ? s’impatienta-t-il.
— Et alors, je me devrais de lui dire que tu ne veux pas payer une nouvelle fois. Tu sais, il a embauché quelqu’un pour faire le ménage parmi les clients récalcitrants. Tu vois, là-bas ?
Elle désigna d’un doigt, juste à l’entrée de l’auberge, un immense gaillard, qui dépassait Harns en taille de deux bons pieds. Tout de cuir vieilli vêtu, il arborait à sa ceinture une masse de plusieurs kilos sur laquelle il laissait poser une de ses mains calleuses. Une main qui en disait long sur le passé du mastodonte. Sans compter la cicatrice de plusieurs centimètres de long qu’il portait sur sa joue gauche. Un vestige d’une vieille bagarre. Le voleur sentit son courage s’évaporer en un rien de temps, rien qu’à l’idée d’aller lui tenir la conversation.
— Je ne sais même pas comment il s’appelle. Quand mon patron l’a présenté, j’ai bien essayé de le savoir, mais le gars m’a répondu : « Qu’est-ce que ça peut vous faire ? Je suis payé pour mettre de l’ordre, pas pour parler ». Le gars aimable. Tu vois le genre…
Il ne prit même pas soin de répondre à cette remarque, sa main libre allant chercher instinctivement la pièce manquante pour la déposer d’un geste, qu’il aurait voulu plus assuré, sur la table.
— Tu vois que tu te montres compréhensif, rétorqua-t-elle, par provocation, en ramassant, avec une lenteur qu’Harns trouva déplaisante, l’argent.
— Ouais, ouais, grogna-t-il.
— Dis-moi, avant de te resservir, tu as assez pour payer le prochain verre ?
— Tu le verras bien ! Mais seulement quand je l’aurais devant les yeux !
— C’est demandé si gentiment.
Pour se moquer une dernière fois de lui, elle lui tapota dans le dos, amicalement, avant de partir vers le comptoir où le travail l’attendait. Pour peu, il crut l’entendre rire. Si bien qu’il marmonna entre ses dents.
— La chance ne va pas tarder, dit-il pour lui-même, en regardant la belle Nhate Lush commencer enfin son petit récital.

Un bon mage, en ces contrées, était avant tout un mage prévoyant. Et Messire Rys en était un. Un bon mage, en ces contrées, était aussi un mage bien entouré. Et Messire Rys l’était également, en temps normal. Un bon mage se devait toujours de se montrer neutre en toutes circonstances auprès de la société. En cet instant, Messire Rys ne l’était pas. Mais, il ne l’était que rarement, ses apprentis pouvaient en attester. Il avait été l’objet d’un odieux larcin, et cet évènement l’avait mis hors de lui. D’un tempérament toujours égal, notamment lorsqu’il s’agissait d’être mordant, il haranguait, devant son manoir immense qu’il venait tout juste d’acquérir pour une somme que peu de personnes pouvaient se targuer de posséder, la milice locale, laquelle faisait preuve de beaucoup de prudence. Qui savait ce qu’avait vraiment un mage dans la tête ? Surtout un mage énervé ?
— Bon, vous me suivez, oui ou non ? lança-t-il.
Les quatre miliciens se regardèrent sans répondre.
— Ce n’est pas possible, ça ! Vous me suivez ? Je sais où il se trouve !
Le chef des gardes pour cette nuit, un dénommé Loris, s’avança timidement. Bien qu’il ait compris la situation, il n’en restait pas moins méfiant. Ceux qui touchaient aux arcanes avaient une réputation : de celle qui obligeait les autres à les écouter à tout prix. Et pourtant, ses ordres avaient été stricts : juste venir voir la demeure cambriolée, et faire son rapport. Rien de plus. Il n’était aucunement question de faire la chasse aux voleurs, sans en reporter à son supérieur hiérarchique.
— Résumons, Messire Rys. On vous a volé quelque chose, c’est bien cela ? demanda-t-il timidement.
— En effet, mais, cela fait au moins la quinzaine de fois que je vous le dis. Seriez-vous de nature à ne pas comprendre rapidement les choses simples ?
— Il faudrait que nous rentrions dans votre manoir, pour nous assurer que tout va bien et que l’on ne vous a pas volé plus que ce que vous nous dîtes.
— On m’a volé une pierre, une simple pierre. Je sais ce que je raconte.
— Puis-je soumettre une hypothèse ?
Le mage soupira. Entendre les gardes le fatiguait à un point tel qu’il aurait sans doute préféré faire le tour du lac de Jutelle en courant plutôt que de devoir les écouter. Il fit quelques pas pour se détendre, en veillant à ce que sa robe d’un rouge écarlate ne traina pas sur le sol.
— De toute façon, il me parait difficile d’y couper. Faites votre travail, je vous écoute, dit Messire Rys, en tentant de se montrer compréhensif.
Loris s’approcha de sa demeure, sous les yeux admiratifs de ces confrères. Il regarda tout d’abord la façade, recouverte d’un lierre dense et épais. Puis le sol, à la recherche d’une trace quelconque de passage.
— Y’a combien d’étages, Messire ?
— Quatre. Enfin cinq, si l’on compte le grenier, répondit-il, les bras croisés de dépit.
— Intéressant.
— De quoi ?
— Elle est grande, votre maison.
— Certes.
— Y’a quoi à chaque étage ?
— Au premier, ma bibliothèque. Au deuxième, ma bibliothèque. Au troisième, ma bibliothèque. Au quatrième, ma bibliothèque. Et au cinquième…
— Votre bibliothèque ? sourit Loris.
— Non ! Mon grenier ! Je vous l’ai dit.
— Mais, vous dormez où ?
— Au rez-de-chaussée…pardonnez-moi de venir troubler votre réflexion, qui a l’air de canaliser toute votre énergie, mais pourquoi ces questions ?
— Ça me permet de réfléchir, et de comprendre, affirma-t-il, avec fierté.
Tous les gardes se regardèrent l’un après l’autre, et acquiescèrent.
— J’ai du mal à vous suivre, je le crains, répondit le mage, dont la patience ne tenait plus qu’à un fil que les ciseaux du destin s’apprêtaient à couper. On m’a volé une pierre, au troisième étage. Et ma porte était ouverte. Et je peux retrouver la personne à l’origine de ce crime ! Qu’est-ce que vous voulez de plus comme information ? Sans vouloir me montrer grossier, que vous faut-il de plus pour me suivre ?
— Puis-je émettre une hypothèse ?
— Si vous repartez dans vos approximations, je dirais « non ».
Il n’existait rien de pire, dans le monde, pour un mage du pays de la Calméria, de ne pas se faire comprendre. Eux qui se targuaient de représenter l’intelligence dans sa forme la plus pure se devaient d’être compris de tous. Et pourtant, ils n’étaient compris que par peu de monde. Les leurs uniquement.
— Imaginons…, commença Loris sans prendre en compte cette dernière remarque.
— Non, n’imaginons pas, le coupa-t-il. On perd du temps !
— Je vous en prie, Messire, laissez-moi continuer. Imaginons…
— Ne parlez pas d’un acte qui vous est totalement inconnu.
— Imaginons…, reprit Loris avec une concentration qui semblait décuplée.
Le garde se trouvait juste devant lui, et ses yeux étaient tellement ouverts qu’ils auraient pu tomber de leur orbite si le vent s’était amusé à lui gifler le visage. Le mage se demanda quelles énergies pouvaient bien animer un esprit aussi étroit. Non sans en avoir le sang qui se glaça.
— Imaginons que l’on vous ait pris autre chose, un livre, un bâton, que sais-je encore…nous vous suivrions et serions obligé de revenir ici afin de constater le deuxième vol, ce serait une perte de temps ! Mieux vaut visiter votre maison afin de voir chaque pièce, au cas où une chose manquerait.
— Oui, c’est vrai, dit le deuxième milicien.
— Pour sûr ! s’exclama le troisième.
— Et puis, c’est la procédure, surenchérit Loris en haussant des épaules. On a un rapport à faire, et si vous connaissiez les colères de notre chef, vous comprendriez.
— Si vous connaissiez ma colère, vous me suivriez sans trop poser de questions. Savez-vous vraiment qui je suis ?
— Bah, Messire Rys, le mage rouge. On sait bien à qui l’on a à faire.
— Et pourquoi croyez-vous que l’on m’appelle ainsi ?
— Y’a plusieurs rumeurs qui disent…, commença le deuxième milicien en grimaçant.
— Quelles rumeurs ? Qu’est-ce qui se dit sur mon compte ? tonna le mage.
— Bah, que vous portez du rouge, car vous n’avez que ça comme tenue, dit Loris avec indifférence. Cela dit, ça va vous très bien, surtout quand le rouge vous monte aux joues. Comme en ce moment d’ailleurs. Vous avez chaud ? Il fait pourtant doux pour cette saison. En plus, il ne pleut pas, ce qui est bien trop rare.
En effet, il bouillait intérieurement, mais certainement pas à cause du climat. Il se demanda s’il existait un sortilège, n’importe lequel, susceptible de le sortir de cette situation. S’il existait un parchemin pour les faire tous disparaitre de sa vue en un instant, il aurait sans doute vendu tous ses livres ainsi que son manoir pour l’acquérir.
— On dit aussi que vous portez du rouge parce que c’est la seule couleur que vous pouvez voir, s’aventura le troisième milicien.
— Pardon ? demanda Messire Rys, les yeux noirs.
— Vous ne faites pas de distinction entre le rouge et les autres couleurs…
— Oui, ça se dit aussi ! S’exclama Loris. On appelle ça…Han, je ne m’en souviens plus.
— On appelle ça « rien », car ça n’existe pas, gronda le mage. Ce ne sont que des foutaises. On me nomme le mage rouge, car…de toute façon, ça n’a pas d’importance ! Je vous dis, depuis tout à l’heure, que je sais qui a fait le coup et ce que l’on m’a volé !
— Oui, mais il faut que l’on visite votre maison. Le règlement est le règlement. Ce qui n’est pas inscrit dans le règlement n’est pas le règlement. Et il faut le suivre.
— Suivre le non-règlement ? Je ne comprends pas ce que vous racontez !
— Non, suivre le règlement. Mais, vous ne pouvez pas comprendre, vous n’êtes pas milicien, dit Loris.
Le mage rouge leva les yeux vers le ciel pour découvrir plusieurs constellations. Il chercha de son regard une étoile filante afin de faire un vœu. Mais, les Dieux le délaissèrent en cet instant. Il aurait bien voulu montrer aux miliciens de quel bois il se chauffait en les faisant participer à une démonstration de sa puissance. Pourtant, son éthique lui interdisait ; le règlement de la guilde des mages également. Qu’il haïssait tous ces règlements !
— Je crois que je ne peux point y couper, soupira-t-il de dépit. Allez-y, entrez.
— On vous en remercie, Messire Rys. On fera vite, et si on ne trouve rien, on vous suivra.
— Puissent les Dieux vous entendre…
— Donc là, par cette porte, on rentre au rez-de-chaussée, c’est ça ? demanda Loris en désignant une porte massive en chêne, peinte en rouge.
— À moins que vous ne sautiez directement au premier étage…mais, avec vos armures…en fait, la porte est faite pour que l’on y rentre. C’est plus commode…
— Vous êtes drôlement ingénieux. Cela ne m’étonne pas que vous soyez un mage ! dit Loris en se retournant vers ses hommes. Euh…Au fait, on ne risque rien ?
— Comment ça ?
— Bah, vous êtes mage, et votre maison, c’est bien celle d’un mage même si vous ne l’avez acheté que depuis peu ?
— Pour l’instant, je vous suis…Même si je dois bien vous avouer avoir peur de la suite.
— Votre maison, il n’y a pas de magie dedans ?
— C’est-à-dire ? s’inquiéta Messire Rys.
— Je veux dire, on ne risque rien d’y entrer ?
— Ah ! Non, non, cela est sans danger. Il n’y a pas de système de sécurité si c’est bien cela qui vous dérange…Allez-y, je vous en prie…
Il regarda son manoir, dont les pierres grises, provenant d’une mine à ciel ouvert à plusieurs jours de marche de Jutelle, étaient recouvertes par un épais manteau de lierre, lui donnant une bien fière allure. Et il soupira. Une nouvelle fois de dépit. L’idée que ces miliciens viennent troubler cet espace dédié à la connaissance lui donna la nausée.

Alors qu’il attendait, patiemment, que l’on vienne lui apporter sa seconde bière, Harns prit tout son temps pour observer ce qui se passait autour de lui. Par habitude. Et surtout pour ne pas rater la moindre opportunité. Il avait appris à voler dès qu’il n’avait plus ciré le banc de l’école. Ainsi, il avait appris à se montrer discret quand il s’agissait de convoiter le bien d’autrui. Toujours la main crispée sur sa bourse, ses yeux faisaient des allers-retours incessants, bien qu’ils se fussent fixés énormément sur la barde, qu’il aurait volontiers commandée au menu du soir. La fête battait son demi-plein dans l’auberge. De manière modérée. Sans extravagance. Des gens s’évertuaient à chanter en même temps que la musicienne. D’autres trinquaient simplement entre amis. Seuls quelques tintements de verre venaient semer le trouble de ce calme bon-enfant. Il n’y avait pas un mot plus haut que l’autre, ce qui changeait d’ordinaire où les clients avaient tendance à se laisser aller. Et à consommer plus que de raison. Plus, en tout cas, que ce que leur permettait leur foie. La présence de l’immense gaillard, dont il ignorait le nom, avait dû faire son petit effet, sans que les consommations aient à diminuer en proportion. Étrangement, alors qu’Harns préférait de loin la tempête à l’accalmie, l’attention des gens étant moindre et son métier facilité par conséquent, il trouva cela des plus reposants. En outre, cela lui permettait de se concentrer sur ses cibles potentielles, bien qu’il n’eût jamais essayé de commettre de larcin dans cet établissement. Puisque ce dernier n’appartenait pas à son territoire de chasse.
Il possédait cette faculté de voir ce que les autres ne pouvaient voir. La force de l’observation, comme ses confrères disaient. La force de voir la faiblesse chez les gens, une faiblesse bien souvent basée sur le nombre de verres ingurgités. Sur la table juste à droite de la sienne, deux bourgeois parlaient politique. Le plus gros d’entre eux en était à son sixième verre d’hydromel, et ils ne comptaient même plus les pièces qu’ils donnaient à Shineade. Qu’il aurait été facile de les suivre tous deux, dès leur sortie de l’auberge, tapis dans l’ombre, afin de les délester des pièces qui devaient les incommoder. Juste devant lui, une bourgeoise, portant une robe d’un tissu vert brillant, lui tournait le dos pour admirer la musicienne qui s’évertuait, de son chant cristallin, à les envouter. Elle n’avait pas fait attention, et sa bourse s’était détachée de sa ceinture, et tenait par miracle sur le bord de la chaise. Qu’il aurait été si facile de passer à côté d’elle, de refaire ses lacets en s’accroupissant, et de prendre ce qui ne lui était pas d’une si grande utilité finalement, tellement l’argent devait couler à flots en sa demeure. Un peu plus loin, près de la scène où la musicienne passait ses mains dans ses cheveux soyeux, entre chaque morceau, se tenait un mercenaire. Droit et fier dans son armure de cuir, il était seul. Désespérément seul. Son regard était aussi vide que pouvait l’être son verre. Qu’il aurait été facile d’aller lui tenir compagnie, de se montrer charmant ainsi que courtois afin de venir briser sa solitude, de le faire boire jusqu’à ce qu’il perdit complètement pied, et d’abuser de sa gentillesse, en le ramenant chez lui, pour lui soustraire les armes qu’il portait fièrement à sa ceinture, dans l’unique but de les revendre. À l’entrée se trouvait le nouveau garde des lieux, qui lançait, sur chacune des tablées occupées, un regard inquisiteur. Qu’il aurait été bon de faire tout ceci sans que ce dernier s’en aperçoive. Qu’il aurait été bon de sentir l’ivresse du risque couler dans ses veines. Qu’il était bon, finalement, de ne rien faire tant il ne semblait guère commode.
— Tiens, Harns, voilà ta bière, dit Shineade en claquant son verre, aussi rempli de mousse que d’alcool, sur le bois, éclaboussant un peu la table.
— C’est si gentiment servi que l’on ne saurait refuser. Tu es toujours aimable, comme ça, avec ceux qui te payent ton salaire ?
— Ce n’est pas avec ce que tu comptes me donner en guise de pourboire que je vais bien vivre…au fait, j’encaisse maintenant.
— Quoi ? Tu ne me laisses même pas le déguster ?
— C’est le règlement pour le deuxième verre de la soirée. Et pour les suivants aussi d’ailleurs.
Il la dévisagea, étonné, et agacé par la nouvelle. Décidément, cette troisième chance se faisait plus qu’attendre.
— Ne me dis pas que ça vient…
— Depuis hier, si, le coupa-t-elle.
— Nouvelle loi ? désespéra-t-il.
— Non, c’est le patron qui a décidé ça. Il resserre un peu la clientèle. Tu sais, il a fait venir quelqu’un, de la guilde des marchands. Je n’ai pas tout compris, mais il est venu pour étudier l’établissement.
— Pour étudier l’établissement ? Je crains ne point comprendre non plus.
— Ça ne m’étonne pas, sourit-elle.
— Continue, dit-il en serrant les dents et curieux de connaitre la suite.
— En fait, le gars est venu et a regardé comment fonctionnait l’auberge. Il écrivait tout le temps sur des parchemins, il a parlé de « rentabilisation » ou un truc de genre. Il a surtout remarqué qu’il pouvait y avoir des pertes d’argent avec les gens qui picolaient trop. C’est pour ça qu’on encaisse dès le deuxième verre, avant que cela tourne mauvais. C’est logique.
— Je n’aime pas cette guilde, elle se mêle de tout et de rien.
En réalité, il mentait, adorant, sans retenue, la guilde des marchands. C’était avec elle qu’il faisait le plus d’affaires. Sans qu’elle s’en rendît compte, d’ailleurs. Car elle était aussi rigoureuse qu’un habitant de Jutelle, ivre mort, qui cherchait désespérément ses clés afin de rentrer chez lui. Aux yeux de tous les voleurs de la cité, les serviteurs de la grande Hyldia, elle demeurait une cliente privilégiée. Et sans doute la cliente dont il fallait faire la priorité. Entre les multiples convois en provenance de la capitale de la Calméria, Bilacha, et les stocks de marchandises non gardés, il y avait largement de quoi occuper même le plus simplet des voleurs.
— Tu n’aimes pas cette guilde ? S’interrogea Shineade à voix haute. Soit…ça te fera six pièces de cuivre quand même.
Il fouilla dans ses poches afin d’en extraire la somme demandée, mais s’interrompit brusquement. Il eut l’impression qu’elle se payait sa tête. S’il avait eu le moindre espoir de pouvoir lui tenir une conversation galante, il n’aurait pas relevé, mais, devant le visage fermé de la serveuse, il ne pouvait laisser passer un tel détail.
— Euh…La première bière coutait cinq pièces de cuivre, et la deuxième, une de plus…tu te fiches de moi ? C’est à la tête des clients que tu donnes les tarifs ?
— C’est une nouvelle loi, votée hier.
— Oh non, soupira-t-il. Encore une idée brillante des nobles, j’imagine ?
— C’est pour freiner la consommation, il parait que la milice a fort à faire avec tous les soulards qui traînent dans la cité, la nuit tombée. Toutes les boissons qui suivent la première voient leur prix augmenter de vingt pour cent. Prend une bière, il t’en coutera cinq de cuivre, la deuxième, six de cuivre, la troisième, sept de cuivre et cinquante de fer, la quatrième, neuf de cuivre, la cinquième, dix de cuivre et quatre-vingts de fer, la sixième, douze de cuivre et quatre-vingt-seize de fer, la septième…
Il leva la main pour l’interrompre. Elle allait tellement vite que son esprit éprouvait les pires difficultés à suivre.
— C’est bon ! C’est bon ! J’ai compris. Quelle connerie, cette loi ! Si je comprends bien, c’est à partir de la cinquième que les tarifs sont doublés et que l’on se fait avoir. C’est tout simplement honteux.
— C’est ton point de vue, pas celui des autorités.
— Celui des autorités ? Fais-moi rire.
— C’est vrai que toi et les autorités ne partagez pas vraiment le même lit, dit-elle, boudeuse. Si seulement tu étais un peu moins voyou…
— Tiens, tu t’intéresses à moi, maintenant ?
— Je dis simplement qu’il existe d’autres voies que celle que tu as choisie ! Mais je sais très bien qu’Harns restera toujours Harns.
— Je n’ai pas honte de ce que je fais.
— Tu devrais, pourtant.
— Tu crois que ce que font les autres pour gagner leur vie est mieux. Regarde ces nobles, à part nous pondre des lois qui agacent tout le monde, ils ne sont bons à rien.
— Au moins, ils sont honnêtes.
— Si tu savais ce que je sais…
— J’aurais sans doute beaucoup qui me resteraient à apprendre, rétorqua-t-elle, en souriant.
— Pourquoi te montres-tu toujours belle quand tu es désobligeante ?
— Six de cuivre !
Elle lui montra, une nouvelle fois, la porte d’entrée et son garde. Sans sourciller, il fouilla ses poches et sortit ce qui était attendu, non sans un râlement de circonstance.
— Merci bien. Tu vois, quand tu veux.
— N’empêche, vous devriez mettre un panneau avec vos tarifs, et ces changements si soudains, pesta-t-il. Y’a de quoi s’y perdre ! Et les gens comprendraient mieux.
— On y a pensé, mais le gars de la guilde des marchands a dit que cela ne servirait à rien. Les gens ne lisent pas quand ils sont saouls.
— C’est logique…
Alors qu’elle retourna vers le comptoir, il la prit par le bras. Elle lui tapait sur les nerfs, c’était certain. Néanmoins, voir un peu de bonheur sur son visage, même s’il était le fruit de la moquerie, n’était pas déplaisant.
— Oui ? demanda-t-elle, surprise.
— Quand termines-tu ton service ?
— Pff. Harns, soupira-t-elle. Non, je ne veux pas faire le tour du lac avec toi.
— Je ne t’ai rien demandé !
— Ce n’est pas ce que tu allais me proposer ?
— Euh…si, dit-il d’une petite voix.
— Donc, tu as ta réponse.
— Mais, pourquoi donc ? pesta-t-il.
— Quand tu auras changé…réfléchis-y, affirma-t-elle cette fois-ci sans se retourner.
Désormais seul, il se sentit un peu bête d’avoir agi de la sorte. Certes, il savait qu’il ne la laissait pas totalement indifférente, mais changer, le pouvait-il réellement ? Il avait le larcin dans le sang depuis sa jeunesse. Et il ne se voyait pas se ranger. Il posa alors son menton sur la table, de dépit, et tout en gardant sa main fermée, en dessous, sur sa bourse, s’admira dans le reflet de son verre de bière. Il n’était pas vilain garçon, même avec ses cheveux longs, aplatis par une huile essentielle vendue sur les marchés, tenus par un catogan, qui lui donnait un air peu commode. Beaucoup de jeunes filles de la cité auraient même voulu, ne serait-ce que prendre un simple verre avec lui. Pour autant, il s’en fichait. Il préférait l’inaccessible. Comme dans son labeur quotidien, il préférait le challenge à la simplicité. C’était pourquoi il n’avait d’yeux que pour Shineade, et que les autres ne l’intéressaient pas. Il n’y avait pas une journée où il n’essayait pas de la voir, et de la taquiner. Car, tel un joyau derrière la vitrine d’une boutique, elle demeurait désirable.

Lorsqu’il vit la petite troupe de miliciens, tous plus ébahis les uns que les autres, enfin sortir de chez lui, Messire Rys se demanda, en son for intérieur, s’il n’avait pas déjà vécu pire moment. Les gardes avaient fait le tour de son manoir, en scrutant chaque pièce, chaque recoin, et en s’extasiant devant chaque objet étrange qu’ils n’avaient pas, dans leur quotidien, l’habitude de voir. Même de simples livres les avaient mis en émois par la beauté de leur couverture. Un peu de cuir sur les fauteuils, dans sa bibliothèque, avait fait soulever maints émerveillements. Et que cela fut long de devoir supporter tous ces cris, toutes ces pathétiques remarques concernant sa demeure. Il crut même devenir fou quand l’un d’entre eux s’était saisi d’une cuillère, certes argentée, dans sa cuisine et lui avait demandé quelles propriétés magiques inconnues pouvaient bien se cachaient derrière cet ustensile. Les voir enfin finir de souiller son antre par leur bêtise perpétuelle lui fit un bien incommensurable. Lui qui n’avait pas l’habitude de boire de l’alcool, se serait bien jeté une bonne bouteille de liqueur pour fêter cet évènement. Pourtant, quand Loris se présenta à nouveau devant lui en bombant le torse, à défaut de bomber son intelligence, il sut que son calvaire ne pouvait être terminé.
— Vous avez une bien belle maison ! Lui lança le milicien, en souriant.
Depuis que Messire Rys les avait entendus parler entre eux, sans la moindre once de réflexion, il trouvait que leurs armures rutilantes étaient bien trop grandes pour de si frêles épaules. Et il angoissait. Il avait peur pour la population de Jutelle. Penser être en sécurité entre des mains aussi peu habiles, et des esprits aussi peu affutés lui paraissait ressembler étrangement à un suicide collectif.
— Je n’y vis que depuis quelques semaines. Mais elle est fort jolie, il est vrai, dit-il en essayant de conserver un peu de son calme et de sa courtoisie.
Et il y en avait des livres. Je n’en ai jamais vu autant !
— La bibliothèque d’un magicien, de renom de surcroît, se doit d’être toujours remplie, dit-il, non sans une once de fierté.
— Je peux vous poser une question indiscrète, Messire ?
— Cela dépend, dit Messire Rys, en fronçant les sourcils.
— Comment je sais que la question, que je vais vous poser, ne va pas vous déranger ?
— Est-ce votre question ?
— Non, je ne voudrais pas vous froisser. C’est ça que je veux dire.
— Posez-la simplement. Selon sa teneur, j’y répondrais. Ou je n’y répondrais pas.
— Euh…D’accord…
— Je vous écoute ? L’encouragea-t-il.
— Vous avez mis combien de temps pour tout lire ? C’est ce que l’on se demandait, avec les collègues. Je ne sais pas combien il y en avait aux étages, au moins quatre ou cinq-cents….
— Quatre milles en moyenne par étage. Mais, je n’ai pas tout lu. Cela est impossible. Imaginez, il y a quatre étages, et je compte bien aménager mon grenier pour en faire une autre bibliothèque. Une vie n’y suffirait pas !
— Pourquoi vous en gardez autant alors, si ce n’est pas pour les lire ?
— Pour les études, pardi ! Pour les recherches ! Ce genre de choses…
— Mais, vous n’êtes pas censé être un mage, sans vouloir vous manquer de respect ?
— Où est le rapport, milicien ?
Au fur et à mesure que les minutes s’écoulèrent en sa compagnie et que la conversation, en revanche, n’avançait guère, Messire Rys sentit monter en lui une impatience rare, qui l’aurait poussé à leur lancer plusieurs malédictions, s’il n’était pas parvenu à se maitriser.
— Bah, vous ne pratiquez pas la magie ? demanda Loris avec des yeux aussi gros que des pommes.
— Ah ! Je crois comprendre…un mage ne fait pas que pratiquer la magie, il s’occupe aussi des nombreux mystères inexpliqués en ce monde. Un mage essaye de comprendre ce qui l’entoure, vous saisissez ? Ce n’est pas uniquement un faiseur de sorts. C’est pour ça que l’on a beaucoup de livres en général, et qu’on les ouvre uniquement par besoin.
— J’ai toujours pensé que vous ne serviez qu’à faire de la magie…
— Pour faire de la magie, il faut lire et apprendre. C’est la base de tout. Sans vouloir vous diminuer, il me parait évident, tout comme il paraitrait évident à mes confrères, praticiens des arcanes, que vous, et votre petite troupe n’avez pas les qualités requises pour faire ces minuscules efforts.
Il dictait chacun de ses mots plus qu’il ne parlait réellement. Il se sentait soulagé de parler librement, sans prendre de pincettes. De toute façon, il savait pertinemment qu’en utilisant un verbe plus complexe, ces idiots ne comprendraient pas, et ne chercheraient pas, non plus, à comprendre.
— J’imagine que c’est difficile, dit Loris, en fronçant les sourcils.
— C’est différent…on va dire plutôt que vos faibles facultés intellectuelles ne vous permettraient pas de déchiffrer les longues accumulations de connaissances ésotériques qui illustrent la pensée de chacun de mes prédécesseurs, prédécesseurs auxquels je dois tout mon savoir, devrais-je rappeler.
— Euh…, dit Loris, en se tournant vers les autres gardes qui détournèrent le regard afin d’éviter le sien, suppliant.
— Bon, si j’ai répondu à toutes vos questions, nous pouvons enchaîner sur le reste, dit Messire Rys, sans leur laisser le temps de reprendre leur souffle. Votre rapport, peut-être ? Enfin, c’est une suggestion comme une autre…
— Oui ! Le rapport ! C’est vrai, j’allais oublier.
— Vous m’avez tenu la jambe pour rentrer dans la maison, donc je m’étonne que, dans votre esprit…finalement, non. Ça ne m’étonne qu’à moitié.
— Bah, en fait, il y a l’air de ne rien manquer chez vous. Enfin, à première vue. Pour bien faire, il faudrait un inventaire précis de tout ce que vous possédez.
— Établir un inventaire ! bondit le mage, qui fit sortir quelques parcelles de magie, d’un bleu aveuglant, par ses doigts tellement il était hors de lui. Mais, le temps d’établir un inventaire, notre voleur sera parti dans une autre ville voire un autre pays !
— Inutile de vous énerver. Bah, c’est vrai que ça risque d’être un peu long. Mais bon, c’est nécessaire. Dites, les gars, vous pouvez m’apporter du parchemin et une plume afin de permettre à Messire Rys de commencer à marquer, je ne sais pas, bah, les premiers noms des livres qui lui appartiennent et qui lui reviennent en tête ? demanda-t-il à ses subordonnés.
— Il est hors de question que je m’amuse à faire ça. Vous croyez vraiment que je n’ai que ça à faire ?
— Bah, vous savez, comme on ne sait pas vraiment ce que font les mages, haussa Loris des épaules.
— Devrais-je, encore une fois, vous dire qui a fait le coup ? Je sais même où il se planque. D’ailleurs, il ne se planque pas, il est dans une auberge en ce moment. Je le sens ! Je le sais ! Vous n’avez plus qu’à me suivre pour le trouver, et vous aurez une récompense de la part de votre chef. Ce n’est quand même pas si difficile à comprendre…
La colère laissa place progressivement au désespoir. Le mage se sentit vidé de toutes ses forces. Il craignait de ne pas pouvoir se faire entendre, peut-être pour la première fois de son existence. Les gens du peuple le fatiguaient plus que tout. Il ne les supportait plus. Ce fut alors qu’il eut une illumination. Il se posa cette question simple de savoir comment ces gens fonctionnaient. Par la force. Par la simplicité. Rien ne servait à discuter à en perdre la raison.
Il se plaça devant Loris pour lui lancer un regard empli de noirceur. Il fit de même avec les autres miliciens. Chacun recula d’un pas, devant la tignasse grise ébouriffée du mage, qui semblait avoir perdu la raison. Pour se donner une allure encore plus lugubre, il fit résonner plusieurs fois son bâton enchanté, taillé dans du bois de merisier et teint en rouge, à sa demande, par l’un des plus grands artisans de Jutelle, sur le pavé. Puis, il s’élança, sans se soucier s’il allait être suivi, dans les rues de la cité. L’auberge était, tout au plus, à plusieurs centaines de mètres de là. Et il ne fallait plus perdre du temps.
— Qu’est-ce qu’on fait, Loris ? demanda l’un des miliciens à son supérieur alors que le mage s’éloignait dangereusement.
— On le suit. On fera l’inventaire en rentrant, tout à l’heure. Tant pis, répondit-il, navré de ce manquement inhabituel aux prérogatives.

Alors que la musique venait délicatement lui taquiner les oreilles, Harns fut pris d’une énorme lassitude, et éprouvait le besoin d’aller retrouver rapidement son chez lui et surtout sa douce literie. Son verre était vide depuis maintenant bien longtemps, et il regardait d’un œil autant admiratif que craintif la belle Shineade qui lui donnait l’impression de tourner autour de lui, telle une abeille près d’un pot de miel. Il en connaissait bien les raisons, elle ne pouvait laisser éternellement un client sans verre. Et pourtant, elle ne le dérangea pas. Elle passait et repassait devant lui, les bras chargés, en lui adressant, non pas un sourire, mais un simple hochement de tête. Rêveur, le jeune homme s’imagina bien des choses devant cette gentillesse passagère. Il ne put s’empêcher de l’alpaguer, en levant la main, alors qu’elle était accoudée au comptoir du bar, dans l’attente d’une commande.
— Tu reprends quelque chose ? lui demanda-t-elle, en s’approchant de lui.
— Je trouvais étrange que tu ne viennes pas me relancer avant.
— Je ne vais pas te harceler, tout de même…tu passes une bonne soirée ?
— Elle pourrait être pire, mais elle pourrait être mieux. Tu es bien sûr de ne pas…
— Je t’ai déjà dit « non » pour la promenade. Et c’est définitif, lui dit-elle, avec des yeux grondeurs.
Il croyait toujours en cette troisième chance qui ne venait pourtant point. Il y croyait, dur comme fer. Et il fallait le battre avant qu’il ne refroidisse totalement.
— Pas de promenade, pas d’autres verres, lui lança-t-il comme un défi.
— Je n’apprécie guère les chantages.
— Ce n’en est pas un. C’est une proposition, que beaucoup de filles accepteraient sans même réfléchir.
— C’est peut-être justement parce que ces filles ne réfléchissent pas qu’elles accepteraient ton offre. Et je ne suis pas ce genre de fille. Pour m’avoir, il faut me mériter.
— Et pour te mériter, je dois reprendre une bière, c’est ça ? Drôle de manière de voir les choses, haussa-t-il des épaules. Tu dis toujours que mes activités ne sont pas des plus reluisantes, mais bon, c’est un peu la même chose que tu me proposes.
Il savait ses paroles dures, mais il savait également, connaissant le caractère rude de la demoiselle, qu’elles pouvaient la faire réagir. Dans le bon sens. Du moins, l’espérait-il réellement.
— La seule différence c’est que l’on ne peut pas m’embarquer, à n’importe quel moment, pour aller en prison, lui rétorqua-t-elle.
— Mais, moi non plus. Je sais être malin. Et j’ai de bonnes relations qui me permettent toujours de m’en sortir.
— Si tu étais si malin, tu ne me parlerais pas ainsi. Et tu veillerais à me donner un peu de ce que je te demande.
— Donc, si j’ai bien compris, si je parvenais à comprendre ce que tu veux, et que je te l’offrais, tu ne dirais pas « non » à cette promenade. Tu vois, en fait, tu tiens à moi plus que tu ne l’oses l’avouer.
— Si tu avais écouté mes paroles tout à l’heure…enfin soit, tu reprends un verre ou non ?
— Je n’en ai pas envie pour l’instant. Peut-être pourrais-tu me donner un peu plus de temps ? Comme tu l’as fait, avec chose étonnante, de la gentillesse.
— Mon patron risque de me relancer.
— Je ne reprendrais rien pour l’instant, dit-il, en croisant ses bras et en conservant près de lui, juste à côté de son cœur, sa si précieuse bourse.
— Bon, si tu vois ça comme ça. Tant pis.
Elle adressa un signe de la main à l’attention du garde à côté de la porte d’entrée, qui fit quelques pas en leur direction. Il n’avait pas eu énormément à faire en cette soirée, juste un bourgeois, lequel avait un peu trop forcé sur la bouteille, à éjecter en dehors de l’établissement. Et il se dit qu’un autre petit exercice physique ne serait pas de trop afin qu’il ne s’endorme pas, dos contre le mur. Harns le vit donc arriver lentement, avec un sourire mauvais sur les lèvres.
— Une autre bière, je te prie, dit-il, finalement, avec une voix étouffée.
Elle fit un geste pour l’ancien mercenaire, qui fit demi-tour, et retourna contre son mur, en soupirant.
— J’espère que tu es fière de toi !
— Je te croyais plus vaillant. Comme quoi l’ombre te sied plus que la lumière…peut-être as-tu fait finalement le bon choix ? Rit-elle.
La voir aussi rayonnante, même si cela était à son insu, lui était délectable. Et il ne lui en voulut qu’à moitié d’avoir agi de la sorte. Se ridiculiser n’avait finalement que peu d’importance, si c’était pour voir s’insinuer sur ce visage d’ordinaire si fermé un peu de joie.
— Si j’ai choisi cette voie, c’est que je n’avais pas finalement d’autres choix. Et tu le sais bien, puisque je t’en ai déjà parlé, dit-il, avec le plus grand des sérieux. Et, oui, l’ombre me va à ravir. On y voit bien plus que dans la lumière.
— Avant que tu t’essayes à m’impressionner en te montrant philosophe, je vais chercher ta bière. Ça te coupera tes envies soudaines de spiritualité.
— Ne me prends pas pour plus bête que je ne sois ! Tu sais, j’ai bien un tour dans…
Mais il n’eut point le temps de finir sa phrase, une main couverte d’un gant épais de cuir vint se poser sur son bras.
— Par les pouvoirs qui me sont conférés, je vous arrête…, commença une voix grave juste à côté de lui.
De surprise et de peur, Harns sursauta, en donnant au passage un coup de genou sur la table, et en faisant tomber son verre qui n’eut point le temps d’atteindre le sol. Shineade eut, avec une agilité hors norme, tout juste le temps de s’en saisir. Il s’agissait de l’un des nombreux réflexes qu’elle avait développés au contact de cette population souvent fort imbibée. Quand il se retourna, le regard haineux, il découvrit l’un de ses camarades voleurs, un dénommé Theo, avec qui il partageait une toute petite maison de deux pièces, en plein cœur de la cité, près de la place marchande. Ce dernier se força à ne pas éclater de rire. Sa petite farce avait parfaitement fonctionné. Sans doute trop parfaitement d’ailleurs, se dit-il alors que son ami se pinçait les lèvres d’énervement.
— Bah, c’était une petite blague, rien de plus, haussa-t-il des épaules, en essayant de dédramatiser la situation.
— Tu as bien failli me faire mourir ! Lui reprocha Harns.
— Bah, tu n’as pas l’impression d’exagérer ?
— Écoute, si tu me refais un coup comme celui-là, je te flanque mon pied là où tu penses qu’il pourrait te faire le plus mal. C’est bien compris ?
— Ne le prends pas comme ça. Allez, je te paye un verre pour me faire pardonner…
— C’est bien la moindre chose que tu puisses faire, pesta-t-il.
— Bah, d’accord…Shineade, ma petite, dès que tu auras fini de jongler, pourrais-tu nous apporter deux bières ? Et bien fraîches, bien entendu.
— Ne m’appelle pas « ma petite », Theo, dit Shineade, vindicative. C’est un conseil que tu te dois de garder au fond de ta petite cervelle de moineau. Déjà, espèce de malappris, on dit « bonsoir », et, après, tu as l’autorisation de me parler.
— Je te préviens, cher confrère, elle n’est pas de bonne humeur, lui dit Harns.
— Bah, tu veux dire qu’elle est égale à elle-même, lui répondit Theo.
— Tout-à-fait…
— Dois-je te faire, douce Shineade, une révérence afin que tu ailles quérir ma commande ? Ou dois-je, simplement, m’agenouiller devant tous tes autres clients afin d’être servi comme il se doit ?
— Non, me payer par avance serait parfait.
— Hein ?
— Tu m’as parfaitement compris.
— Bah, c’est quoi cette nouveauté ?
— Je te conseille de t’assoir, et de faire ce qu’elle te dit, lui dit discrètement Harns en indiquant du coin de l’œil le mercenaire.
— Bah…oh…d’accord…un videur…, comprit-il.
— Un « videur » ?
— Ça se fait à la capitale, Harns. Ce sont des gens qui vident la salle des clients que l’on ne peut pas satisfaire. Que l’on ne peut plus satisfaire, plutôt, si tu vois ce que je veux dire.
— Ça, j’avais compris.
— Bon, bah, d’accord, dit Theo à la serveuse en grimaçant. Huit de cuivre, c’est ça ?
Il sortit de ses poches les pièces dont il fit un monticule sur la table.
— Pas tout à fait, soupira Shineade. Pour toi, c’est cinq de cuivre, mais pour Harns, comme c’est déjà son troisième verre, c’est sept de cuivre et cinquante de fer. Ce qui nous fait donc un total de douze de cuivre et de cinquante de fer.
— Comment ça ? La dévisagea-t-il, d’incompréhension.
— Je t’expliquerai, Theo. De nouvelles lois inutiles.
— On va dire qu’avec mon pourboire, on arrondit le tout à treize de cuivre, sourit-elle.
— Bah comment cela ? Avec ton pourboire ? s’écria Theo.
— Tu forces les gens à te donner un supplément, maintenant ? Surenchérit Harns.
— C’est le patron qui a décidé ça, il trouve que l’on bosse bien, mais que l’on n’est pas assez respecté.
— Bah, commence déjà par sourire ! Là, tu l’auras ton respect, pouffa Theo.
— Vous voulez que j’appelle celui qui vous fait tant frémir ?
Les deux voleurs se dévisagèrent, puis se retournèrent, ensemble, en direction de la masse de muscle qui n’attendait que de pouvoir se dégourdir les membres en cette bien morne soirée. Ne jamais attirer l’attention était une devise de leur confrérie. Une devise qu’ils se devaient de respecter. Ne jamais avoir à faire avec les mains en était une autre. Une devise qu’ils respectaient bien plus naturellement.
— Bah treize de cuivre…pff…tu me reviens cher, Harns.
— Un ami qui invite ne compte pas.
Theo ressortit cinq autres pièces de ses poches pour les mettre, en équilibre, au-dessus du premier monticule d’argent, qui perdit, malgré tout, de sa splendeur. Du moins à ses yeux. Shineade, dans un dernier geste de provocation, les compta une par une.
— Ton patron pourrait vraiment mettre une pancarte expliquant la nouvelle tarification. Cela éviterait, quand même, bien des tracas et bien des surprises, lui suggéra, une nouvelle fois, Harns.
— Ce qui est étrange, c’est qu’il n’y a que vous deux qui trouviez à redire sur ces nouveaux prix. Même en appliquant ces lois, on reste moins cher que les autres.
— Bah, c’est peut-être parce que nous sommes les seuls à ne pas vouloir se faire arnaquer, grinça Theo.
— Sans doute parce que c’est dans vos habitudes d’arnaquer les gens, sourit la serveuse.
— On n’arnaque pas les gens ! s’exclama Harns.
— Bah non, on n’arnaque pas les gens, on ne fait que…, commença Theo avant de s’interrompre, se rendant compte que dire la teneur de leurs activités tenait de la maladresse en de tels lieux.
— Non, bien sûr que non. Vous ne faites que délester les gens de certains de leurs biens personnels, chuchota-t-elle en passant un coup de chiffon sur la table. Vous délestez les gens de leurs biens matériels, car trop posséder c’est stressant. Oui, c’est ça. En gros, vous êtes des prêtres altruistes, à l’écoute de la souffrance des autres.
— Bah, franchement pour dire ça…garde tes sarcasmes, pesta Theo. Et ramène-nous nos verres, on a soif !
— Mais tout de suite, Messeigneurs, dit-elle, en leur tirant discrètement la langue.
Elle s’éclipsa en vérifiant de la main si le sac de cuir qu’elle portait autour des hanches, contenant de la monnaie et une partie des recettes de la soirée, n’avait pas perdu de son poids.
— Bah, elle n’est pas commode, la donzelle, sourit néanmoins Theo. En tout cas, elle ne parviendra pas à gâcher ma bonne humeur.
— La mienne non plus, je peux te l’assurer, dit Harns en lui montrant fièrement sa bourse.
— Bah, bonne pêche, à ce que je vois.
— Comme tu dis, le poisson a été bon. Mais, pour l’instant, tu ne vois rien de rien.
— Bah, même si elle était vide aujourd’hui, tu passerais tout de même une bonne soirée, lui dit-il en faisant un clin d’œil.
— Que veux-tu dire ?
— Harns…on se connait maintenant depuis, pff, dix ans. Si tu viens toujours ici, ce n’est qu’une seule raison. Une raison aux cheveux courts, qui porte une robe marron et qui ne se laisse pas marcher sur les pieds.
— Je viens ici parce que c’est calme, et…
— Bah, tu peux dire ça aux autres, mais pas à moi. Et puis bon, je ne vois pas en quoi j’y trouverai à redire. C’est une jolie fille. Elle me fait penser aux…euh…orties blanches.
— Aux orties ?
— Bah oui, aux orties blanches. Les fleurs sont très jolies, mais, bon, quand on approche trop la main, on s’en sort avec des démangeaisons.
— C’est vrai que…
Harns dévisagea son acolyte de la tête aux pieds. Vêtu à la dernière mode de Jutelle, avec une chemise blanche en coton épais, sans bouton, et d’un pantalon en lin d’une noirceur crépusculaire, Theo était d’une grande élégance en cette soirée. Une élégance qui éveilla la curiosité de son ami.
— Messire sait vivre, lui lança-t-il. Une bonne journée ?
— Bah oui…une très bonne journée. Fatigante, répondit Theo en collant son visage près du sien, par précaution. Quelques bourgeois de passage qui ont eu l’idée de laisser leurs affaires sur la berge alors qu’ils se baignaient dans l’eau glacée du lac. J’ai fait leurs poches, et il y avait près de onze pièces d’or et quelques babioles.
— Les imbéciles, sourit Harns. Tu ne t’es pas fait repérer ?
— Bah non, du tout.
— Pour un coup que tu ne t’es pas montré maladroit.
— Bah oui, j’avais sans doute Hyldia derrière chacun de mes gestes.
— Notre Déesse t’a écouté, sourit-il. Onze pièces d’or, tu m’as dit ?
— Bah, pas mal comme butin, hein ?
— C’est énorme !
— Bah oui, y’a de quoi payer notre maison pendant au moins six mois, quand notre maître aura pris sa part !
— Donc tu t’es fait plaisir, en t’achetant de nouveaux habits. Ça te va bien, dit-il en l’admirant sous toutes les coutures.
— Bah merci, mon ami, merci, dit Theo avec reconnaissance.
— Merci à toi, on n’aura pas à galérer pendant plus d’une année maintenant ! Le loyer sera payé, les vêtements également, sans compter la nourriture…bien sûr il faudra mettre la part de notre maître de côté…
— Bah ça, ça veut dire que, toi aussi, tu as fait bonne fortune aujourd’hui ? Une affaire dont je ne suis pas au courant ? Une occasion comme la mienne ? Comme on le dit l’occasion fait le larron, c’est bien connu.
— Je préfère attendre de quoi nous rafraîchir avant de t’en dire plus, dit-il en tenant son verre vide d’une main et sa bourse de l’autre.
— Et bah, que de secrets ! sourit Theo.
Shineade revint, le plateau rempli de bières, qu’elle tenait sur son avant-bras en équilibre. Aussi abrupte fut-elle quelques instants auparavant, elle revenait vers eux avec un sourire pour le moins mystérieux.
— Et voilà pour les deux tire-laines les moins connus de la Calméria, leur lança-t-elle.
Ils comprirent alors que c’était cette remarque désobligeante, qu’elle avait en tête depuis que peu, qui la rendait aussi rayonnante.

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