Hirpo courait à en perdre haleine dans les champs humides. Il tenait à la main une lettre de son maître, Messire Solys. Une lettre manuscrite, donnée par un petit garçon se prétendant messager, lui ordonnant de se rendre au plus vite à la ferme de la famille Jyth. Cela faisait maintenant deux jours que le mage s’était absenté de ses appartements, laissant ainsi seul son apprenti régler les « affaires courantes » comme il s’amusait à le dire, avec froideur. D’affaires importantes, ils n’étaient pourtant point question. Il s’agissait surtout, pour le jeune homme de quatorze ans, de faire le ménage et de réceptionner les nombreux colis adressés à son maître. Des activités guère passionnantes. Pourtant, c’était son travail, et il le faisait, en bougonnant parfois, mais avec conscience. Pourtant cette conscience lui pesait énormément puisqu’elle l’obligeait à rester cloitré, la majeure partie du temps, dans le manoir de son maître. Le peu de lumière qu’il pouvait entrevoir du dehors commençait sérieusement à lui piquer les paupières. Et, par conséquent, sortir de son quotidien n’avait pas de prix, si ce n’étaient quelques pleurs de bonheur lui coulant sur la joue.
Voilà pourquoi il dévalait, à toutes enjambées, le sac en bandoulière, les champs jaunis, entraînant sur son passage les herbes hautes qui venaient se coller à sa robe trempée. La joie, et la crainte. Une peur terrible qui lui consumait l’estomac comme un ragoût de flageolets dévoré rapidement, sans se soucier de la quantité. Une urgence, d’après les brefs écrits de Messire Solys. Les quelques phrases griffonnées, à la va-vite, sur le parchemin, l’écriture penchée presque illisible, ne laissaient pas planer de doute. L’affaire semblait délicate, et qui disait délicatesse disait, clairement, rudesse.
L’apprenti, dès qu’il eut reçu ce message, s’était empressé de prendre, comme demandé, le nécessaire dans sa petite sacoche, quelques graines de pissenlits et une pincée de poudre d’ivoire, mise dans une enveloppe refermée par de la cire. Le jeune homme se posa clairement la question de l’utilité de tels ingrédients. Son maître lui expliquerait certainement, avec profusion de détails barbants et d’une lourdeur accablante pour ses paupières, son usage. Il connaissait, pour l’avoir entendu, le prix exorbitant de la poudre d’ivoire. Ainsi, cela fit naître en lui bien des interrogations. Pourquoi se dépêcher ainsi alors que la matinée venait tout juste de commencer ? Pourquoi donc cette satanée ferme se trouvait-elle à plusieurs lieux de leur habitat ? Enfin, pourquoi n’avait-il pas pris le temps de prendre un casse-croûte avant de partir alors que son ventre agonisait de mille râles pendant qu’il courait ?
Bien qu’il ait déjà parcouru ces champs lors de longues randonnées, il n’avait jamais trouvé ce chemin aussi long. En outre, habillé comme il était, d’une longue robe grise qui lui descendait jusqu’aux pieds, courir relevait d’un véritable exploit, d’autant plus que la rosée matinale rendait le sol ô combien glissant. D’ailleurs, il faillit, à deux reprises, se rétamer tant son équilibre demeurait précaire. Le manque de sommeil y était pour beaucoup, son maître lui en demandait énormément, à tout instant, pour peu en retour. Mais, le prestige d’être éduqué par l’un des rares mages de la région n’avait pas de prix. C’était ce qui lui disait en permanence son maître, avec une modestie qui ne l’étouffait guère. Hirpo était certain d’être entre de bonnes mains pour apprendre son futur métier. En revanche, il était tout aussi certain que ni l’argent ni le prestige ne pouvaient combler pleinement les heures de labeur passées en compagnie d’un homme aussi rigide qu’un vieil arbre centenaire.
À force de galoper comme un dératé, il dut s’arrêter sur une petite colline verdoyante afin de reprendre son souffle. Il se tint les deux mains sur les côtes tellement cet effort matinal avait laissé des traces. Il soupira, n’ayant fait que la moitié du chemin. Un vent léger se leva, poussant ainsi les nuages pour laisser place à un soleil timide. Cela lui fit un bien fou, il respirait enfin. L’air sur sa peau trempée le fit frissonner. C’était un véritable délice que de savourer finalement la fraîcheur de la campagne. Du moins, c’est ce qu’il pensa, jusqu’à recevoir les premiers effluves de la terre labourée. Une odeur insoutenable lui parvint aux narines, si bien qu’il se mit une manche devant le nez afin de la supporter. On utilisait du fumier non loin de là, se dit-il. Il gravit alors quelques mètres de plus afin de mieux y voir, et aperçut une première ferme entourée de terres à la noirceur telle qu’il se demanda si, réellement, elles pouvaient être cultivées. La ferme de la famille Dulan. Une famille qui fut riche par le passé, mais, du fait des moissons désastreuses des quatre dernières années, avait troqué les pièces d’or, sur le marché, pour des pièces de cuivre. Plus loin, se trouvait, enfin, la ferme des Jyth, des gens tout à fait charmants, à la bonne réputation. Sa destination. On pouvait facilement la repérer, c’était le seul endroit, près de la ville, où l’on élevait bœufs, vaches et chevaux. À cette distance, quiconque aurait pu entrevoir les bestiaux s’épanouir dans les vertes prairies leur servant de garde-manger.
Alors qu’il se délassa un tantinet, son regard traîna sur ses guêtres, dans un bien piteux état. Le bas de sa robe ne ressemblait plus qu’à un vulgaire tissu boueux sur lequel étaient accrochées des feuilles et des herbes. Il grimaça davantage en voyant ses chaussures qui ressemblaient à des pieds de trolls. Nul doute que Messire Solys trouverait à redire sur sa tenue, lui qui était si exigeant quant au paraître de sa caste. Nul doute, également, qu’il ferait l’objet de quolibets de sa part, le mage aimant tant le rabaisser parfois, surtout en public.
— Ça s’annonce mal, cette histoire, dit-il à voix haute.
Conscient du chemin qui lui restait à parcourir, Hirpo souffla une dernière fois et se remit en route, à un rythme beaucoup plus lent, car, malgré sa jeunesse, il n’était que peu rompu à ce genre de course matinale. Il s’efforça de marcher en accélérant, de temps à temps, histoire de se persuader qu’il faisait tout le nécessaire pour éviter des remontrances quant à un éventuel retard. Il n’était pas dupe, quoiqu’il puisse bien advenir, le mage lui en tiendrait rigueur. Ce n’était pas, pour autant, de la méchanceté. C’était simplement une manière d’être, travaillée depuis des années et des années. S’il était intransigeant, disait-il, c’était pour son bien ! Au fur et à mesure des années, Hirpo en était de moins en moins persuadé, malheureusement.
S’il ralentissait volontairement le pas ainsi, c’était aussi parce qu’il désirait croiser la route de la fille des Dulan, une demoiselle d’une année plus jeune, à la peau laiteuse, et aux cheveux aussi longs et blonds que le foin. Il la voyait parfois sur la place du marché, de loin, de toujours très loin, lorsqu’il s’y rendait avec son maître pour y faire quelques achats. Mais, jamais il n’eût osé lui adresser la parole en raison de sa timidité maladive, contractée avec les personnes de l’autre sexe. Même s’il avait cette fausse sensation d’être entouré par un certain prestige, à défaut d’un prestige certain, lié à ses fonctions, se risquer à l’aborder ouvertement, en présence de Solys, aurait été synonyme de mort sociale. Si bien, qu’ainsi seul, et débarrassé de toute pression hiérarchique voire moqueuse, il se sentit plus à même d’entamer la conversation s’il venait, au détour des champs boueux, à la rencontrer.
Malheureusement pour lui, ce ne fut point la fille tant désirée qu’il vit en premier, mais son géniteur, un homme aussi bourru et aussi bien élevé qu’un ours des cavernes que l’on viendrait déranger pendant son sommeil. Un dénommé Plavec. Ce dernier n’était, jadis, point un mauvais bougre, mais les mauvaises récoltes successives l’avaient rendu beaucoup moins agréable que par le passé. Dès que ce dernier posa un œil sur lui, il s’arrêta de bêcher cette terre devenue infertile sans raison pour se rapprocher dangereusement des clôtures. Il s’y affala, la bêche toujours dans les mains. À cet instant, l’apprenti s’en voulut énormément de ne pas avoir fait un petit détour. Surtout lorsqu’il vit son visage aussi marqué de rigoles que ses terres, un visage crasseux, et immédiatement moqueur.
— Mais qui voilà donc ? Le jeune Hirpo en personne ! Le p’tit chien-chien de son excellence Solys ! Le railla le fermier, avec un sourire acide.
Il le dévisagea de la tête aux pieds et se rendit compte qu’il travaillait la terre sans la moindre chaussure. Il ne lésinait pas sur les efforts, l’odeur qu’il dégageait, mélange odieux de purin et de sueur, en témoignait. Un peu trop d’ailleurs au goût du jeune homme qui dut se concentrer afin de ne pas grimacer.
— En personne, Plavec ! s’exclama-t-il, en bombant le torse malgré la plaisanterie.
— Que nous vaut cet honneur ? Votre grandeur ?
— Je passais par là, et…
— Ah ! Tu passais par là ! beugla-t-il en le coupant. Moi aussi, ça m’arrive souvent de passer par là, et par ici aussi, de temps en temps.
Hirpo se sentit désespérément seul. Un fermier aussi aigri, qui tentait de faire de l’esprit. Voilà qui était bien mal embarqué. Il se demanda alors si terminer au plus vite cette conversation ne lui ferait point économiser de l’énergie. Et du temps.
— Nous prenons tous des chemins bien différents, répondit-il, sans conviction.
— Et le tien t’amène près de mes terres. Tu as de la chance de me trouver là !
— Je ne vois pas en quoi…, commença-t-il.
— Tu me diras, je suis toujours là, le coupa-t-il une seconde fois, sans le moindre tact. Un fermier est toujours dehors, qu’importe le temps ! Les seules fois où je rentre chez moi, c’est pour manger et dormir. Et je mange peu. Et je dors encore moins !
— J’imagine…
— Non, tu ne peux pas savoir ce que c’est, dit-il, en regardant le soleil. Vous autres, citadins, êtes bien trop absorbés par vos petits soucis. Votre petit frichti, il n’y a que ça qui compte.
Le jeune homme soupira. Visiblement, le fermier avait envie de parler de ses problèmes. C’était bien sa chance, alors qu’il était attendu ailleurs.
— Je sais que, bien souvent, nos yeux ne voient que ce qu’ils veulent bien voir, dit-il en singeant son maître. Et n’est pas plus aveugle que celui qui ne veut rien voir, justement.
— Hein ? Le regarda Plavec, les yeux vidés de toute compréhension.
— Euh, non, rien…
— Qu’est-ce qui t’amène par ici ? Habillé ainsi comme un prince ? Se mit à rire Plavec. Tu es aussi propre que moi après une journée dans ces champs !
Il jeta un œil rapide vers le bas de sa robe, qui avait vécu maintes tortures depuis son réveil, et ne put qu’admettre les dégâts. Il allait se faire disputer, comme il ne l’avait jamais été, par son maître. Et rien que l’imaginer le rendit subitement pâle.
— Tu n’as pas de sortilège pour te rendre plus présentable ? Surenchérit le fermier en souriant. C’est ça, les joies de la campagne !
Entendre ces mauvaises blagues le rendit subitement nerveux. Il en avait assez de lui. Et de ses remarques dénuées de sens. Il en perdit soudainement son habituelle retenue.
— Si j’avais dans ma besace une telle magie, sachez que vous seriez bien le premier sur lequel je l’exercerais ! lui lança-t-il. Puis, je l’utiliserais sans doute pour rendre votre ferme, ainsi que votre saleté de terrain, enfin propres !
Hirpo rougit de sa propre audace. D’ordinaire, il était toujours un garçon posé, calme, même si, intérieurement, son esprit bouillait en permanence comme une marmite remplie d’eau chaude attendant patiemment que l’on y glissât des légumes. Autant il ne disait rien quant aux remarques bien souvent désobligeantes de son maître, autant se faire houspiller par un pécore lui était inconcevable. C’était une bien mauvaise soupe. Et puis, après tout, ils n’avaient pas élevé les cochons ensemble. Pourtant, Plavec, rompu à bien des insultes, notamment de la part de ses propres fermiers, ne se laissa aucunement impressionner par cette verve acide. Posément, il détacha son corps de l’enclos, et défia de ses yeux, aussi noirs que le charbon, le jeune garçon, en tenant fermement sa pelle.
— Je vois que le p’tit chien de son maîmaître a du répondant. Pour peu, c’est que tu mordrais !
— C’est que je n’aime pas que l’on se moque de moi. Si j’en parlais à Messire Solys, vous auriez à craindre son courroux.
— Solys ? Mais il ne me ferait rien ton maître… Lui, il nous respecte. Il connaît nos difficultés !
« Il connaît surtout votre inaptitude à l’intelligence », pensa-t-il, sans rien dire.
— Ta dernière remarque montre bien à quel point tu ne connais rien, surenchérit-il. Sais-tu combien de temps il m’a fallu pour construire cette ferme ? Sais-tu combien de temps il faut pour s’occuper de mes hectares de terre ?
Le fermier lui montra du doigt la bâtisse lui servant de demeure. Un vaste assemblage de planches de bois, verdi par la pluie ainsi que l’humidité ambiante. Certes, elle en imposait, mais le jeune homme se demandait légitimement comment elle pouvait tenir debout tant sa solidité semblait précaire.
— Je sais que vous faites un dur métier, reconnut-il, en grimaçant. D’ailleurs, jamais je n’aurais voulu travailler dans un tel endroit. Mais, ça ne vous oblige pas à être désobligeant envers les gens de la cité ! Messire Solys n’aurait jamais accepté que vous lui parliez ainsi !
— Je ne lui aurai jamais parlé ainsi, Solys me paye bien pour mes plantes lorsque je lui apporte. Car il sait…
—… Combien travailler la terre est un art difficile, le coupa Hirpo. Pas la peine de me dire et de me redire sans arrêt la même chose, je ne suis pas sourd !
— Tu es culotté de gueuler sur moi ! Tu sais, moi aussi j’ai du répondant, et cela me ferait plaisir de te botter les fesses, tu peux me croire…, affirma-t-il, sans perdre un instant son sourire. J’ai déjà bien donné des raclées, surtout aux mômes de ton âge qui traînent dans les parages. Les gars viennent souvent par ici et…
—… Par là aussi, j’imagine, ironisa l’apprenti.
L’envie de lui lancer un sortilège ou de l’impressionner par sa magie lui traversa bien l’esprit, mais l’image d’un Solys criant des insanités, juste devant ses yeux, calma rapidement ses ardeurs. Le meilleur moyen de se dépêtrer de cette situation lui parut être l’ignorance, mais encore aurait-il fallu qu’il en trouve la force, intérieurement.
— Ils veulent souvent les faveurs de ma fille, continua-t-il, sans avoir réellement entendu. Ma petite Lilia ! Fraîche comme la rosée ! Ils viennent presque tous les jours. Par le chemin, par l’immense forêt derrière. Ils rodent autour de chez moi, et attendent que ma fille sorte… Mais, je leur règle facilement leurs comptes, à coup de fourches parfois dans les fesses. Alors, tu penses bien que ce n’est pas un p’tit mage de pacotille comme toi qui va me faire peur sur mes terres !
Bien que le jeune homme ne fût pas venu spécialement pour ça, il n’en demeurait pas moins vrai que voir la demoiselle lui aurait mis du baume au cœur, surtout en ce début de matinée fort délicat.
— Mais je ne suis pas sur vos terres, je suis sur le chemin.
— Tu me prends pour un imbécile ? demanda Plavec, plus sèchement.
— Mais non, ce n’est pas ça.
— Tu me prends pour un idiot ?
— Mais non, ce n’est pas ça.
— Tu me prends pour une pelle ? insista Plavec.
— Mais non… quoi, une pelle ?
— Oui, me prendre pour une pelle ?
Hirpo essaya tant bien que mal de suivre la conversation, sans s’impliquer, mais, là, il dut s’avouer vaincu devant une expression qui lui était totalement inconnue. Et, surtout, totalement dépourvue de sens commun.
— Je…
— Oui, c’est ça, tu me prends pour une pelle avec ta p’tite tête de pioche !
— Mais non !
— Mais si !
Devant tant d’obstination, et ne trouvant aucun moyen pour essayer de percer ce mur d’incompréhension, le jeune homme dut se rendre à l’évidence : partit demeurait la meilleure des solutions. Il fit discrètement un peu arrière, et, dans un dernier effort, par avance vain, essaya d’expliquer son départ.
— Mais non, ce n’est pas ça, j’ai d’autres choses à…
— Tête de pioche !
— Crétin de paysan ! L’injuria-t-il en retour, sans réfléchir aux conséquences de ses paroles.
Le crétinisme demeurait une valeur partagée dans bien des situations. Quand il vit le fermier essayer de passer par-dessus les clôtures, le visage entièrement fermé, prêt à en découdre, il en fut persuadé. Il eut tout le temps d’y penser, d’ailleurs, lorsqu’il prit ses jambes à son coup afin d’échapper à son poursuivant.
Hirpo dut se faire violence pour le semer sur ce sentier boueux, mais la jeunesse fut son atout majeur. Sa vivacité avait fait la différence sur les tout premiers mètres. Il ne se savait pas capable d’une telle prouesse physique. Il avait dévalé le chemin comme s’il était poursuivi par un animal assoiffé de sang. D’ailleurs, Plavec avait rapidement abandonné tout espoir de le rattraper. L’apprenti ne se retourna à aucun moment, préférant mettre suffisamment de distance entre eux. Il l’avait entendu hurler de longues insultes qui avaient fini irrémédiablement par se transformer en plaintes. Ainsi, sa colère lui sembla de plus en plus lointaine, ce qui le rassura. La sienne fut, en revanche, toujours aussi présente. Il s’en voulait terriblement de s’être emporté de la sorte, non pas vis-à-vis du paysan qui, de toute façon, avait des idées trop arrêtées, mais vis-à-vis de sa fille. Son père aurait vite fait de le cataloguer parmi les indésirables à l’abord de ses terres, ce qui diminuerait fortement ses chances de la revoir dans des conditions idéales.
Le seul avantage, finalement, de cette course-poursuite, fut qu’il avait fortement avancé vers la ferme des Jyth. Il ne lui restait, tout au plus, que quelques lieux à parcourir. Il pouvait le voir clairement, tant l’entretien du sol paraissait incomparable à celle de la ferme voisine. Tout y était beaucoup plus verdoyant, la noirceur de la terre labourée avait laissé place à de vastes étendues, où quelques vaches et cheveux semblaient cohabiter sans le moindre problème. Le domaine, où il était attendu, avait fait sa fortune uniquement sur l’élevage, un choix particulièrement audacieux tant la viande était devenue chère. La région avait été dévastée, depuis plusieurs années, par des pluies torrentielles qui pouvaient durer des journées complètes, saccageant ainsi le travail de tous les fermiers. L’apprenti savait que ces problèmes touchaient également le père de la tant désirée Lilia. Mais, ce n’était pas une raison pour se comporter comme un idiot de premier ordre, pensa-t-il.
Au bord du chemin, dont la couleur anthracite perdait progressivement du terrain pour de la caillasse blanche sur laquelle ses chaussures, couvertes de boue, laissaient des traces que seule la pluie pourrait laver, se trouvait un petit garçon, de six ans tout au plus. Bien peigné, habillé avec élégance sans pour autant donner dans l’excès, les cheveux bruns bien coiffés sans la moindre mèche de travers, le visage rond avec des yeux tout aussi ronds, synonymes de curiosité. Il attendait patiemment, les bras croisés. Son regard s’illumina au passage de l’apprenti, si bien qu’il lui prit le pas sans dire un mot. Il le suivit pendant quelques mètres alors que la curiosité d’Hirpo était mise à mal. Ce dernier se retourna alors pour questionner l’impudent.
— Dis-moi, petit bonhomme, chercherais-tu quelque chose ? Tu es perdu ? lui demanda-t-il.
— Dis-moi, c’est toi le mage ? Rétorqua-t-il, d’une voix sans crainte.
— Euh… Oui… Enfin non….Enfin bon, qu’est-ce que tu veux dire ?
— Donc, c’est pas toi le mage ?
— Pas vraiment, je suis un apprenti, dit Hirpo, en articulant lentement, faisant ainsi preuve de patience à l’égard de son fort jeune interlocuteur. Si tu préfères, je travaille pour un magicien, avec lui, pour apprendre le métier de magicien.
Le petit garçon le regarda, hébété, comme s’il n’avait pas compris un traître mot de ce qu’il venait d’entendre.
— Je ne suis pas encore un mage, mais je vais le devenir d’ici quelques années, continua-t-il, conscient du chemin gigantesque qu’il devait franchir afin de faire rentrer, dans cette petite cabosse, l’information.
— Donc, tu n’es pas un mage, sourit-il.
— Si… non… Presque en fait, soupira l’apprenti. Et puis pourquoi me poses-tu cette question ? Tu ne t’es même pas présenté et tu me parles comme si nous nous connaissions depuis longtemps…
— C’est toi qui as commencé la conversation. Donc c’est toi qui dois te présenter en premier, dit le petit garçon en le fixant droit dans les yeux.
— C’est bien ma veine, tiens, glissa-t-il entre ses dents. Bon… Hirpo Suncti, apprenti auprès de maître Solys, mage de son état. Et, à qui ai-je donc l’honneur en cette pénible matinée ?
— Donc tu n’es pas mage…
— Non ! cria l’apprenti exaspéré. Non, je ne suis pas mage ! Pas encore !
— Mais tu travailles pour un mage, et tu es Hirpo.
— Oui ! Voilà…
Celui qui n’était pas mage, mais qui travaillait pour un mage, sentit bien que, quoiqu’il fît et quoiqu’il eût dit, il allait se heurter en permanence à des difficultés. Il eut l’impression d’avoir, en face de lui, un nouvel obstacle, de petite taille. Il eût préféré voir une fée compréhensive et douce, comme dans les contes de son enfance. Mais, les Dieux en avaient décidé autrement. Ils s’acharnaient parfois sur certaines personnes, uniquement par amusement. Hirpo connaissait le panthéon des Dieux comme s’ils avaient été ses voisins. Il les savait donc parfois moqueurs. Pourtant, la plaisanterie lui sembla être de trop, même si elle venait d’entités hautement supérieures.
— Enchanté, Hirpo, dit le petit garçon, en lui tendant la main pour le saluer. Moi, c’est Lordun Jyth, petit dernier de la famille Jyth.
Au moins, il demeurait courtois, c’était toujours ça de pris, se dit-il. Si bien qu’il lui rendit sa politesse par une courte poignée de main.
— Justement, je me rendais chez toi…, commença-t-il.
— Je sais.
— Et tu sais que ce n’est point dans les bonnes uses de couper la parole des gens, surtout ceux que l’on ne connaît pas.
— Je sais aussi !
— Eh bah, ma foi, tu connais beaucoup de choses, blagua-t-il.
— Je sais.
— Alors, pourquoi le fais-tu ?
— J’sais pas.
L’apprenti fut pris d’une vague de lassitude qui vint se déverser sur lui telle une pluie fine. Il se demanda même si se coltiner les habituelles roustes verbales de son maître n’était pas, finalement, préférable que de s’évertuer à tenir la conversation avec la populace locale. Néanmoins, jamais il ne lui vint à l’esprit de se montrer odieux envers Lordun. C’était le fils d’un notable, tout paysan qu’il était, de la région. De plus, se mettre à dos un petit bonhomme comme lui ne lui aurait certainement pas rendu service.
— Que fais-tu aussi loin de chez toi ?
— Ce n’est pas loin. On m’a demandé de t’attendre. En fait, Papa et ton patron me l’ont demandé. Ils avaient peur que tu te paumes.
— Comment ça ? s’étonna l’apprenti.
— Bah, ils pensaient que tu allais te tromper de route.
— Il n’y a pas cent chemins pour se rendre à ta ferme !
— Tu aurais pu passer par la forêt, là-bas, pointa-t-il du doigt. C’est une vieille forêt. On ne sait pas ce qu’il s’y passe.
Son regard se tourna vers l’immense étendue d’arbres qui bordait le sentier sur sa gauche. Les Bois du Noir Cri. Les plus grands des environs. Ils touchaient la cité de Jutelle ainsi que les exploitations agricoles des alentours. Il existait beaucoup d’histoires et de légendes à son sujet, mais aucune ne s’était vérifiée. Pourtant, dans l’inconscient collectif, la crainte demeurait. L’épaisseur de sa végétation ainsi que sa forme inquiétante n’encourageaient guère les visiteurs, hormis quelques valeureux boucherons qui la dépeçaient de son essence, ainsi que certains couples d’amoureux transis. Jadis, Hirpo s’y était aventuré, par deux fois, afin de vérifier si les propos pompeux des gens, quant à la teneur diabolique de ces arbres, étaient vraisemblables. Que ne fut sa déception : au bout d’un périple de quelques mètres tout au plus, il dut rebrousser son chemin, ses chaussures n’avaient amassé que champignons gluants sous leurs semelles, et il s’était fait piqué, par une race de moustiques particulièrement voraces transformant son bras en un ballon identique à ceux que l’on trouvait dans les foires locales.
— Il ne s’y passe rien de spécial, uniquement que des ennuis, affirma-t-il, tout en repensant à ses douloureux souvenirs.
— Ah ? Donc, c’est dangereux.
— En quelque sorte, on peut dire ça… Écoute, je ne comprends toujours pas pourquoi ils ont pensé que je pouvais éventuellement me tromper de route. Mon maître savait parfaitement que je ne serais pas passé par là !
— Peut-être qu’il ne te trouve pas dégourdi ?
— Ce serait bien la meilleure. Bien sûr que je sais me débrouiller.
— Tu étais en retard… C’est ce que j’ai entendu.
— Comment ? J’ai fait au plus vite, le temps de toute rassembler ce qu’il m’a demandé, alors tu penses bien… En retard… Sauf ton respect, jeune Lordun, je ne le suis pas.
— Mais j’en sais rien, moi, dit le petit garçon en levant les bras. Ils ont dit ça, c’est tout. Et moi, je suis là pour t’accompagner.
— Oui, je comprends que le reste importe peu, dit l’apprenti en lui frottant la tête par sympathie. Ce sont des détails qui t’échappent un peu.
— Quoi m’échappe ?
— Rien, ne te préoccupe pas de ce que je viens de te dire, soupira-t-il. Au fait, quand tu les as entendus parler, dans quel état d’esprit étaient-ils ?
— Hein ? Le dévisagea Lordun, les yeux ronds.
— Euh, comment ils étaient ? Je veux dire : ils étaient en colère ?
— Bah, ton maître criait, et le druide lui a dit de se calmer.
— Le druide ? Quel druide ? Messire Solys ne m’en a rien dit dans sa lettre… Tu me diras, il ne m’a pas dit grand-chose.
— Oui, un grand monsieur avec une longue robe et une capuche. Comme la tienne. Sauf qu’elle est propre, la sienne.
— Merci de me rappeler que je vais avoir droit à des remontrances. Connais-tu son nom ?
— J’m’en souviens pas !
L’apprenti s’accroupit alors devant l’enfant, et le tint délicatement par les épaules. S’il désirait cette information, il lui fallait jouer les cartes de la compréhension et de la patience.
— Mon petit Lordun, je t’en prie, fais un effort, dit-il, d’une voix calme et posée. C’est sans doute très, très important.
— J’t’ai dit que je ne savais pas… Et puis, tu me fais peur en me parlant comme ça, on dirait que je vais me faire disputer. Moi, je dois juste t’amener chez moi, rien d’autre. Si mes sœurs me voient avec toi, déjà elles vont se moquer de moi, elles vont croire que je ramène un bouseux.
Hirpo baissa sa tête de dépit. Si les Dieux jouaient avec le dé de son destin, nul doute qu’ils étaient en train de tirer des « un ».
— Tout ce que j’ai entendu, c’est que ton maître lui a dit qu’il était une vraie tête de pioche, poursuivit-il. J’avais beau le regarder, je ne trouvais pas qu’il ressemblait à une pioche…
— Verpom ! s’exclama Hirpo, soulagé de savoir de qui il s’agissait.
— Peut-être… Un truc comme ça.
— Si, si, c’est bien lui. Mais, qu’est-ce qu’il fiche en dehors de sa cahute ?
Il l’avait déjà rencontré à plusieurs reprises, mais uniquement à son campement de fortune. C’était un homme à qui l’on ne pouvait donner d’âge, à la moustache aussi longue que grisâtre. D’ailleurs, personne ne s’y serait risqué, tant il avait du répondant malgré sa bonhomie naturelle. Solys disait de lui, non sans une once de moquerie, qu’il aurait pu être son frère tellement leurs caractères étaient semblables.
— Bah, j’sais pas. Ils sont tous arrivés quand un des chevaux a eu un bébé.
— Une de vos juments a mis bas ? Cela n’a rien d’exceptionnel pourtant…
— Bah, en tout cas, ils sont là-bas, et ils t’attendent, lui rappela l’enfant.
— Oui, c’est vrai, tu as raison. Hâtons-nous !
Il lui tendit alors sa main pour l’accompagner, mais Lordun ne la prit pas.
— Tu me prends pour un bébé ? Je connais la route, moi. C’est toi qui dois me suivre, dit-il en prenant les devants. Allez, viens. Si tu veux te faire disputer, moi je n’ai pas envie !
Il fit quelques pas sur le sentier, puis se retourna afin de voir si l’apprenti lui emboîta le pas. Mais, Hirpo resta de marbre devant sa dernière remarque.
— Alors ? insista l’enfant.
— C’est bon, j’arrive, dit l’apprenti, en faisant la tête, alors qu’il abaissait sa main, encore tendue, le long de son corps.
La ferme des Jyth était d’un tout autre acabit que celle des Dulan. Elle ne respirait ni la bouse ni la saleté, et ce malgré la présence d’une cohorte d’animaux d’élevage. La bâtisse s’élevait avec élégance pour surplomber les prairies où vaches et chevaux s’épanouissaient. L’élevage était une affaire de famille chez les Jyth. Ainsi, ils léguaient de génération en génération leur demeure, ainsi que leurs terres. En regardant cette nature qui semblait toucher l’horizon, Hirpo ne put que se morfondre quant à sa destinée, comparée à celle du jeune garçon qui l’accompagnait. Dire que tout ça allait lui appartenir un jour ou l’autre et qu’il n’aurait bientôt plus qu’à s’occuper de sa propre rente, se dit l’apprenti, non sans amertume. Le petit garçon n’en avait pas encore conscience, mais il était assis sur une véritable mine d’or faite d’un profond filon de viande.
Lordun n’avait pas dit un seul mot depuis qu’il avait pris les devants. Il s’était contenté de marcher, quelques bons mètres devant, en jetant un œil, environ tous les dix pas, aux alentours, s’émerveillant de quelques oiseaux noirs s’envolant sur leur passage ou des formes enchanteresses que prenaient les nuages menaçants au lointain. Le ciel s’embrumait progressivement en ce milieu de matinée, et il ne tarderait pas à s’ouvrir, déversant, sur la nature, cette pluie, laquelle n’avait, de cesse, de tomber depuis maintenant plusieurs mois. Les belles journées semblaient bien lointaines, et le soleil ne s’aventurait plus, dans ces contrées, que par intermittence. Le jeune garçon cessa vraiment son mutisme pesant lorsqu’il indiqua, à son invité, le bâtiment entièrement fermé où se trouvaient ceux qui semblaient l’attendre depuis trop longtemps.
— C’est là, désigna-t-il du doigt une immense porte en bois où se tenait un fermier accoudé, visiblement éreinté par son travail. Bon, je te laisse. Je vais aller embêter mes sœurs…
— Je te remercie beaucoup, Lordun. Vraiment, c’était un plaisir que de faire…, commença avec politesse l’apprenti avant de se rendre compte que l’enfant avait déjà tourné les talons.
Il l’observa s’éloigner avec cette même manie de s’émouvoir de ce que la nature avait de plus beau à offrir à un garçon de six ans. L’apprenti l’aurait volontiers suivi, mais la toux du fermier, non loin de là, le rappela, malheureusement, à la réalité. Il lui fallait se présenter.
— Bonjour, je me nomme Hirpo Suncti. Je suis l’apprenti de Messire Solys. Étant attendu, pourrais-je, si vous le permettez…, dit-il d’un ton neutre.
Il n’eut pas le temps de terminer son entrée que le fermier, dont les cheveux sales collaient devant les yeux, souleva la barre de bois fermant la porte. Il pouvait y entendre une conversation pour le moins animée dans laquelle Solys jouait de la voix.
— Je vous remercie de votre accueil particulièrement chaleureux, dit-il avec une pointe de cynisme devant le fermier totalement plongé dans des pensées qu’il imagina fortement dépasser bien de ses soucis personnels.
Il s’engouffra alors dans la bâtisse, et fit quelques pas dans son enceinte éclairée par quelques interstices qui laissaient filtrer une faible lumière. La discussion, qu’il avait entendue de l’extérieur, devint de plus en plus bruyante. Il se trouvait dans une grange parfaitement aménagée, où plusieurs pièces fermées constituaient l’habitat de plusieurs chevaux très agités, les sabots claquant à même le sol après son passage. Il pouvait palper l’électricité dans l’air tellement l’atmosphère était tendue. Tout au bout d’un long couloir qui menait au dernier enclos, il vit son maître et Verpom qu’il reconnut parfaitement du fait de ses longues moustaches, puis un individu qu’il devina être le propriétaire des lieux. Il s’avança timidement afin de ne pas découdre le tissu d’un échange pour le moins colérique.
— Enfin bon, Verpom, tu devrais quand même avoir un peu confiance en moi ! s’exclama Solys d’une voix assourdissante. Ce n’est pas comme si tu ne me connaissais pas. T’ai-je déjà, une seule fois, et je dis bien une seule fois, montré acte de faiblesse ?
— Une seule fois ? Non, bien sûr que non… Mais plusieurs fois, oui, certainement ! rétorqua le druide avec autant de vigueur.
— Messires, nous sommes tous un peu tendus, et un peu fatigués, tempéra Jarton Jyth. Vous êtes, peut-être, tous les deux, dans le vrai.
Ce dernier n’avait rien d’un paysan, ce qui n’étonna pas Hirpo. Son fils était bien habillé, et propre. Il devina aisément qu’il en serait de même pour son père. Vêtu d’habits blancs en lin, à la dernière mode locale, il avait tout d’un bourgeois voire d’un noble. Son attitude et son parler, bien éloignés de ceux d’un Plavec notamment, montraient clairement qu’il avait reçu une éducation citadine. En outre, son facies n’était qu’une invitation à la discussion, un sourire permanent ayant fait, de son visage, son domicile permanent.
Dès qu’ils entendirent les pas de l’apprenti sur les quelques brins de foin traînant sur le sol, ils s’interrompirent pour l’accueillir. Chacun à sa manière.
— Tiens, voilà celui que nous attendions tous, Hirpo en personne, annonça Verpom d’une voix théâtrale. Comment vas-tu, mon garçon ?
— Hirpo ! cria son maître. Bougre d’idiot ! Tu en as mis un de ces temps ! Si tu ne me trouves pas une excuse vraisemblable, je crains que ton auguste fessier rencontre soit mon pied, soit un de mes sorts spéciaux. Tu sais, celui que je te réserve quand tu manques cruellement de discernement.
Le jeune homme grimaça à l’évocation de cette dernière issue. Bien souvent, lorsqu’il faisait preuve d’un peu de laxisme dans son travail, Solys usait de sa magie, notamment d’un sortilège basé sur l’électricité qui avait pour but de le faire sursauter lorsqu’il atteignait son arrière-train.
— Moi aussi, je suis heureux de vous voir, maître.
— Ne te fais pas plus malin que tu ne l’es vraiment, et salue notre bienfaiteur ! Lui lança le mage, en faisant les gros yeux. Excusez-le, Jarton, il est encore jeune. Tout apprenti qu’il est, il n’est guère à l’aise avec les bons usages.
Le maître des lieux s’avança pour lui offrir une main chaleureuse. Son visage était marqué par de nombreuses rides causées par son sourire naturel. Ses petits yeux bleus, identiques à ceux de son fils, débordaient de malice. Alors qu’il ne le connaissait pas, Hirpo fut immédiatement mis en confiance. L’apprenti vit en lui un peu de réconfort, surtout lorsqu’il l’entendit parler. Sa voix était aussi grave qu’un luth, accordé bassement, et posée comme une note de musique parfaitement jouée.
— Bien le bonjour, jeune homme, je me nomme Jarton Jyth. Je suis le chef de cette famille. Je suis ravi que tu sois notre hôte.
— Je vous remercie de votre gentillesse, déclara-t-il, avec reconnaissance.
— Ah, c’est sûr que ça te change de l’accueil de ton maître, pouffa Verpom. En tout cas, si tu le désires, tu sais que tu peux éventuellement te reconvertir dans une autre branche. Cela fait bien longtemps qu’un garçon n’est pas venu me voir pour que je lui enseigne mon noble art.
— Cela t’étonne-t-il ? demanda, grondeur, Solys. Le dernier, qui eut le malheur de s’aventurer près de chez toi, est tombé nez à nez avec un ours. Il parait d’ailleurs qu’il est toujours en train de courir… Le pauvre garçon…
— Tu te crois drôle ? Mage de pacotille !
— Druide de bas étage !
Les insultes allaient bon train, et Hirpo désespéra en se demandant pourquoi il avait été appelé en urgence. Heureusement, la joute verbale que se livraient les deux amis de longue date n’eut point le temps de prendre de l’ampleur, Jarton essaya de les tempérer en leur rappelant la raison de leurs présences respectives.
— Allons, allons, Messires, calmez-vous. Il y a, sauf votre respect, beaucoup plus urgent à régler.
— Oui, c’est vrai, reconnut le mage. J’espère que, malgré ton retard, tu as ramené tout ce que j’avais écrit.
— J’ai fait aussi vite que j’ai pu, mais…
— Il suffit Hirpo !
— Oui, j’ai bien tout pris, ne vous inquiétez pas : graines de pissenlits, et, dans cette enveloppe, un peu de poudre d’ivoire, lui dit-il, en lui tendant les ingrédients et en baissant la tête.
— Tu n’auras pas été inutile, dit Verpom.
— Pour cette fois, non, reconnut Solys. Allez viens, nous avons à te faire voir une chose extraordinaire, enfin nous le pensons. Ton travail n’est pas terminé… Pourriez-vous ouvrir, je vous prie, Jarton ? Que je fasse découvrir à ces yeux vides de quoi il s’agit.
D’un geste ferme, ce dernier tira sur la serrure du dernier enclos, ce qui fit hennir tous les chevaux à l’unisson. L’apprenti eut soudainement peur. Quelle bête ignoble pouvait se trouver derrière et les rendre aussi nerveux ? Il découvrit un poulain chétif, vieux de quelques jours tout au plus, allongé sur le côté, d’une couleur gris cendre inhabituelle pour les bêtes de cette région. Il semblait souffrir le martyre. Il respirait avec tant de force que le sol vibrait.
— Pauvre animal, soupira Jarton.
— Il souffre, peut-être, pour le bien de tous, intervint le druide, tout en grimaçant.
— Oui, c’est possible. Il nous faut un peu de chance maintenant. Hirpo, que ressens-tu ? Montre que je ne t’ai pas éduqué en vain.
L’apprenti tendit son nez dans la pièce.
— Ça sent un peu le purin.
Le mage, hors de lui, lui donna un coup sur la tête.
— Par tous les Dieux, je ne t’ai pas demandé de sentir les environs, mais de ressentir la magie aux alentours ! Rouspéta-t-il. Excusez-le, Jarton, il est plein de bonne volonté, mais il n’a que ça pour lui malheureusement… Mon garçon, si tu ne veux pas tâter de ma magie, ferme les yeux immédiatement et concentre-toi ! Je te le redemande : que ressens-tu ?
Il s’exécuta, sans dire un mot, de peur de devoir affronter les foudres du mage. Dès qu’il eut abaissé ses paupières, un picotement infime lui parcourut l’échine, puis la peau. De la magie. De la magie flottait dans l’air.
— Alors ? insista Solys.
— Oui, alors ? répéta Verpom, impatient d’entendre la suite.
— Il y a des particules de magies, un peu partout. Mais, permettez…
Il s’avança alors les yeux toujours clos, à quelques mètres du poulain afin d’être certain de la provenance de ces énergies.
— Elles viennent de lui ! s’écria-t-il.
— Ah enfin ! s’exclama Solys, soulagé. Au moins, toutes ces heures à m’écouter n’ont pas été vaines, ta perception est bonne.
— Il y en a partout, répéta-t-il. Qu’est-ce que cela veut dire, maître ?
— Sois patient, chaque chose en son temps. Peux-tu me dire de quelle est son origine ?
— Bah, du poulain, répondit Hirpo du tac au tac.
Une deuxième gifle, derrière la tête, lui parvint sans qu’il ait le temps de s’en rendre compte.
— Je suis venu pour l’animal, rit le druide. Pas pour donner des soins à ton apprenti.
— Mêle-toi de ton horrible moustache, ça t’occupera, rétorqua-t-il, vindicatif. Hirpo ! Je te demande son essence, pas sa provenance !
— Euh, je n’en sais rien, dit-il, en abaissant la tête vers le sol. Ce n’est, en tout cas, pas de la magie élémentaire classique, enfin comme je la connais…
— Bon, nous sommes d’accord là-dessus, l’autre y voit de la magie druidique, et moi des arts anciens.
— Oui, vous êtes en désaccord, reconnut Jarton.
— Ça n’enlève rien au problème. Cette bête est malade, dit Verpom.
— Sans vouloir vous offenser, maître, je ne comprends toujours pas ce que je fais ici. Si elle est malade, c’est l’histoire du druide. Pas la nôtre.
— Ce qu’il y a d’énervant avec la jeunesse, c’est qu’elle croit tout voir, mais avec un bandeau devant les yeux, soupira Solys.
— Vous savez, avec mes trois filles et mon petit dernier, ces paroles prennent vraiment valeur de sagesse, sourit Jarton.
— Quelqu’un qui reconnaît en toi des qualités, je n’aurais jamais pensé que ce jour puisse arriver, lança Verpom dans le but d’agacer le mage.
Ce dernier lui jeta un regard aussi froid qu’une goutte d’eau tombant sur la nuque, mais ne rebondit pas sur cette moquerie.
— Je suis certain de ce que j’avance, les Dieux sont avec nous, dit-il.
— Je dois reconnaître que c’est possible, admit le druide. Mais la nature, par les Plans, est bien aussi présente, je la ressens.
— Je suis d’accord… Et ça me fait mal de le dire… Hirpo, il va falloir que tu veilles sur ce poulain.
— Pardon ? s’écria le jeune homme. Je ne suis pas un fermier !
Mais, son maître était des plus sérieux si bien qu’il n’insista pas. D’ailleurs, il ne l’avait jamais vu aussi sérieux, en dehors des punitions qu’il donnait avec une facilité certaine.
— Il n’y a rien de dégradant pourtant, dit Verpom, en lui mettant la main sur l’épaule. Et puis, c’est pour son bien, regarde comme il souffre.
— Tu mettras ces graines dans de l’eau chaude, je suis certain que Messire Jyth te donnera tout le nécessaire. Il faudra que tu l’hydrates le plus de fois possible, tu n’auras qu’à lui porter l’eau à sa bouche, sa nature lui fera faire le reste. Pour la poudre, il te faudra un linge sur lequel tu l’appliqueras avec parcimonie, elle coûte relativement cher, et tu le frotteras de temps en temps sur sa tête entre les deux oreilles.
— Mais, je ne…
— C’est un ordre, Hirpo, le coupa-t-il sèchement. Tu dois le faire, car nous serons occupés. Il se peut, si j’ai raison, qu’une nouvelle importante soit à diffuser dans toute la région.
L’apprenti se demanda de quoi il pouvait bien être question. Sa curiosité s’embrasa tel un feu de cheminée. Pour autant, il ne se sentit point le courage de questionner son maître à ce sujet. D’ailleurs, il ne se sentit point le courage de le questionner, tout simplement.
— Je crois que je n’ai pas le choix.
— D’évidence, non, surenchérit le druide.
— Tu as juste à savoir que ce poulain de cinq jours a vu la couleur de sa robe passer d’un noir profond au gris… euh le plus gris, enfin tu comprends…
— Je n’ai jamais entendu…
—… Parler de ça, compléta Solys pour son apprenti. Oui, je me doute. Maintenant, fais ce que l’on te dit, et fais-le bien. Tu as à apprendre, et peut-être bien que soigner ce poulain t’apportera plus d’expérience que tu n’oses l’escompter.
— Tu as oublié de lui dire qu’il devrait rester la nuit à le veiller, précisa Verpom.
— Pardon ?
— Oui, tu devras le veiller.
— Mais, je ne vais tout de même pas dormir dans cette pièce !
— On t’apportera des couvertures. Et tu verras, le foin est un très bon matelas, l’encouragea le druide.
— Mais, je risque d’avoir froid. Les nuits sont encore bien fraîches !
— On t’apportera de la soupe pour que tu tiennes, ne se démonta pas le mage.
Le regard du jeune homme se tourna alors vers Jarton Jyth, qui représentait l’unique source de bon sens à ses yeux.
— De la soupe au lard, une des spécialités de mon épouse, lui dit-il en souriant. En prime, je demanderai que l’on t’apporte du saucisson fumé de cheval, de fabrication artisanale. C’est un peu salé, mais assez fameux.
Hirpo perdit alors tout espoir. Il était certain qu’il ne couperait pas à une nuit glaciale en compagnie d’une bête dont il ignorait tout. À force de voir du foin partout, il allait finalement s’y trouver.
Les fermiers lui apportèrent plusieurs seaux d’eau bouillante, dans lesquels il put plonger les graines de pissenlits, ainsi que de nombreux petits morceaux de tissu blanc, coupés dans un drap, sur lesquels il étala, avec attention, la poudre d’ivoire. Bien qu’il n’ait pas compris en quoi ces actions seraient efficaces, il fit ce qu’on lui avait dit de faire, sans réfléchir.
Il resta ainsi, des heures durant, enfermé avec l’animal comme unique compagnie. Lorsqu’il le regardait, il pouvait voir les mille visages de la souffrance sur son corps révulsé. Mais, à son plus grand étonnement, il demeurait aussi calme que docile. Bien que les signes d’une éventuelle amélioration, quant à son état de santé, se fissent inexistants, sa faiblesse n’empirait pas pour autant, ce qui lui laissa bon espoir. Peu habitué aux chevaux, Hirpo procéda avec méthode, et avec tendresse, tant la maladie ne le laissait pas indifférent. Plusieurs fois d’affilée, il frotta délicatement son front avec les linges, et il lui donna beaucoup d’eau à l’aide d’une écuelle. Ses premiers gestes se firent hésitants notamment quand il lui fallut porter à sa bouche la coupelle d’eau. Malgré la nervosité dont il fit preuve, l’animal sembla ne pas lui en tenir rigueur, et passa sa langue afin de la tremper dans l’eau parfumée. Le jeune homme savait que la mixture, telle une tisane, pouvait, non point guérir, mais apaiser ceux qui l’ingurgitaient. Ainsi, le poulain trouva un peu de sérénité, mais son corps demeurait parfois l’objet de spasmes continuels inquiétants. Le jeune homme se demanda si quérir une aide supplémentaire ne serait pas de trop. Pourtant, il n’en fit rien, craignant le courroux de son maître, et repensant subitement à son arrière-train, plusieurs fois victime, ces derniers temps, d’une magie moins curative que celle qu’il pratiquait dans l’enclos.
Alors qu’on lui apporta une chaise, il préféra, finalement, s’asseoir dans le foin. Après un dîner aussi copieux que gras, il en vint même à s’allonger, entouré des couvertures. Lorsque la fatigue s’empara de lui, il se mit à caresser la robe douce de l’animal. Bien qu’il n’ait guère fait attention auparavant à sa couleur, il eut l’étrange impression de le voir blanchir devant lui. Mais, il se dit que cela ne pouvait être que le fruit de son imagination. Et il s’endormit, à défaut du sommeil du juste, du sommeil de l’apprenti dont les nerfs avaient été mis à rude épreuve durant une journée interminable.
Ses yeux se rouvrirent lentement, le soleil peinait à percer parmi les planches de l’enclos. Il n’avait pas bien dormi, il n’avait fait que se retourner dans tous les sens afin de trouver la position idéale pour son sommeil. Son premier réflexe fut de regarder comment se portait celui sur lequel il avait tant veillé. La panique le prit soudainement lorsqu’il vit que le poulain n’était plus à sa place. Il se releva d’un coup sec, regarda instinctivement à droite, puis à gauche, pour découvrir de petites taches de sang encore humides sur le foin. Il devint blême, la peur de se faire gronder voire pire, le prit à la gorge. Pendant que les pires images de punition se mêlèrent dans sa tête, il entendit rire dehors. Des rires simples et sains qui sonnèrent comme une délivrance à ses oreilles. Il reconnut clairement Solys, son frère de caractère Verpom, et Jarton Jyth. Tous trois s’époumonaient tellement que sa curiosité fut piquée au vif. Il traversa le couloir menant vers l’extérieur à toutes enjambées sans se rendre compte que les chevaux autour de lui avaient retrouvé un calme certain.
Hirpo ouvrit la porte si promptement qu’il fut aveuglé par les quelques rayons offerts par le soleil naissant. Quand sa vision se fit plus précise, il dut se frotter les yeux plusieurs fois afin d’être assuré qu’il ne rêvait pas. Les trois hommes formaient un triangle au milieu duquel un fort jeune cheval, aussi blanc que pouvait l’être la neige pure juste tombée de ciel, galopait. Et ils riaient comme des enfants. Même son maître se prêtait au jeu. L’apprenti ne l’avait pas vu aussi joyeux depuis… En fait, il ne l’avait jamais vu joyeux… Le poulain semblait aussi vif que l’éclair, sa musculature, en mouvement, impressionnante. À chaque fois que l’un d’entre eux l’appelait en tapant des mains, l’animal se rendait immédiatement vers lui pour chercher caresse et réconfort. Il connaissait cette bête. Son museau. Son regard autrefois suppliant.
Il s’avança vers eux timidement, en comprenant que l’animal était celui qu’il avait veillé. Sa robe avait perdu sa tristesse d’antan, il portait fièrement sur le milieu du front, une petite corne d’une dizaine de centimètres tout au plus, aussi blanche que le reste de son corps. Il en fut soufflé. Une licorne. C’était la première fois qu’il en voyait une. Il avait soigné une licorne, sans véritablement le savoir. Il interpella alors les trois compères qui n’avaient pas encore remarqué sa présence.
— Messires ! cria-t-il d’une voix aussi tremblante qu’émue.
Ils se retournèrent vers lui, la mine toujours aussi éclatante, laissant le poulain gambader comme il le souhaitait.
— Ah mon garçon ! s’exclama Verpom en allant vers lui afin de l’enlacer de gratitude. Ton maître avait bien raison. Ça me fait tout drôle de le dire.
— Bien sûr que j’avais raison ! s’époumona Solys en lui embrayant le pas.
Le mage le serra avec plus de force que son prédécesseur, et lui glissa quelques mots à l’oreille.
— C’est bien. Très bien. Je suis fier de toi.
Il n’en crut pas ses oreilles, son maître le félicitait.
— Messire Solys, allez-vous bien ? lui demanda-t-il, en faisant un pas en arrière, de crainte.
— Il va bien. Nous allons bien. C’est une bien grande nouvelle, lui lança Jarton, en lui offrant, également, une accolade magistrale.
— Pourquoi ne m’avoir rien dit ? leur demanda-t-il.
— Si nous t’avions donné plus d’informations, tu n’aurais pas traité cet animal comme un autre, et aurais eu sans doute d’avantage peur de mal faire, lui répondit le mage.
— Là, tu as tout fait comme il le fallait, surenchérit Verpom. Et puis, tu as manqué un peu d’attention….
« La couleur de sa robe passer d’un noir profond au gris ». Ces mots réapparurent subitement dans sa tête. La poudre d’ivoire. Comment avait-il pu être aussi bête ? Seules les licornes étaient capables d’un tel prodige en si peu de jours.
— Le changement de robe…, répéta l’apprenti, inlassablement.
— Eh oui, rit Solys. D’ailleurs, tu aurais pu en prendre une de rechange pour toi. Tu n’es pas vraiment habillé pour cette occasion.
— Une licorne est née, Hirpo. C’est un phénomène rarissime, lui affirma le druide.
— Cela fait plus de vingt ans que je n’en ai point vu, confirma Jarton. Il va y avoir une fête, une grande fête !
— Un cadeau des Dieux, de tous les Dieux, sourit le mage. Les plans et ces derniers nous l’ont offert. Pour une fois que ces deux patries divines ont travaillé de consorts.
— Comme nous l’avons fait ensemble, remarqua Verpom.
— Nous devrions sans doute laisser profiter notre jeune ami de cette surprise, suggéra Jarton.
— Oui, après tout, il a autant de mérite que nous, reconnut le mage.
— Le mérite lui revient en totalité, rectifia le maître des lieux.
— N’aie pas peur, Hirpo, approche-toi et tape des mains, lui conseilla le druide. Il va rappliquer vers toi comme s’il te connaissait depuis toujours. Il saura se montrer reconnaissant, à sa manière.
L’apprenti se mit alors à regarder la licorne, et sans qu’il n’ait à montrer sa présence, elle s’avança vers lui lentement. Il fut émerveillé par la grâce de cet animal peu ordinaire. Chacun de ses pas faisait que l’on ne pouvait pas le confondre avec un simple cheval. Dès qu’elle fut à sa portée, non sans crainte néanmoins, il s’aventura à lui poser la main sur la tête, et à lui caresser le museau. Elle était d’une douceur infinie. D’un coup de langue, elle lui lécha la main.
À ses pieds, il entendit quelques bruits légers, si bien que son regard se porta vers le sol. Autour de ses fers, la nature poussait à vue d’œil, les herbes prenaient vite une hauteur considérable allant même jusqu’à lui chatouiller les mollets.
— Maître ! Qu’est-ce que cela veut dire ? demanda-t-il, en se retournant.
— La terre va retrouver de sa vigueur, lui répondit simplement Solys.
— Et les paysans, que nous sommes, vous en remercient, souligna Jarton.
Hirpo cueillit alors une fleur des champs, fraîchement poussée, et la porta à ses narines pour en humecter toute la légèreté. Les belles journées seraient de retour. Il en était maintenant persuadé. La licorne, sentant sa satisfaction, accourut vers lui pour la seconde fois. Surpris par cet élan, le jeune homme trébucha et tomba sur un sol couvert de pâquerettes, véritable lit naturel sur lequel il aurait été si bon de s’endormir. L’animal s’accroupit à ses côtés pour poser son museau sur son ventre alors qu’il resta allongé, dévorant un ciel moins grisâtre que d’accoutumée. Un geste simple synonyme de récompense ultime.
— Tu t’es fait un nouvel ami, lui dit Jarton.
— Un bien bel ami, surenchérit le druide.
— Pour une fois qu’il est terre à terre, pouffa son maître.
Hirpo ne trouva rien à redire à cette remarque puisqu’elle ne portait pas le sceau de la moquerie, mais juste celui de la bonne humeur. Une bonne humeur si communicative qu’ils rirent tous à l’unisson. Une seule voix, emplie d’une joie retrouvée à l’idée de jours meilleurs
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