– Par les cornes de Jurionas !
C’était la troisième fois en deux jours que la piste que j’avais espéré suivre jusqu’à au bout de mon périple disparaissait, mangée par la végétation. « A discrétion futile, perte d’un temps utile ». C’est l’un des principes sur lesquels repose l’art du vol. Le subtil équilibre entre rapidité et discrétion. L’excès de l’un ou de l’autre s’avère fatal. Si j’avais appliqué ce précepte à la lettre en cambriolant la Première Banque des Terres Sauvages, je venais en revanche de commettre l’erreur de ne pas l’appliquer à mon voyage.
J’avais en effet choisi de contourner les Mines de Reshad par le sud, en suivant la côte. Depuis les Mines, j’aurais aisément pu emprunter la route de Valthur, qui traversait sans détour les cultures de l’Iterguat. Au contraire, je m’étais engagé sur une ancienne voie côtière, serpentant à travers la bruyère. J’avais craint en effet que passer par les Mines puisse attirer l’attention, au cas où la milice de Jaïran aurait envoyé des messagers jusque là.
Une pensée on ne peut plus stupide, je m’en rendais à présent compte. Les Mines de Reshad étaient le point de convergence de bon nombre de voyageurs, pour certains bien moins fréquentables que moi, et je serais sans doute passé inaperçu. D’autant que le fait que la milice de Jaïran ait prévenu les services d’ordre des mines relevait de l’hypothèse. Au lieu de cela, j’avais décidé d’éviter toute rencontre humaine. Résultat des courses, je me retrouvais à suivre une piste côtière à demi effacée, en plein cœur des Terres Sauvages du Centre.
– Et à une distance indéterminée des premières fermes de Valthur, marmonnai-je.
D’un point de vue totalement dénué de condition pratique, la marche n’était cependant pas désagréable. Les bouquets de bruyère rose parsemaient les longues étendues d’herbe verte, entrecoupées par les restes épars des clôtures de pierre datant de l’époque à laquelle cette région était cultivée. Le vent frais, porteur d’agréables senteurs marines, n’avait pas encore tourné aux bourrasques glacées de la bise hivernale. Je progressais de plus à bonne allure, du moins lorsque le chemin était visible.
Pestant une nouvelle fois contre l’état des pistes côtières, je continuai ma route à travers la bruyère, et j’essayai de garder un cap à peu près identique à celui du chemin que je venais de perdre. Je n’avais pas rencontré âme qui vive depuis que j’avais quitté les collines. Le contraire m’eu étonné. Hormis les mines de Reshad, la région avait été peu à peu abandonnée à elle-même quelques siècles auparavant. Appelée jadis Vlaferguat, ces terres étaient alors occupées par des exploitations agricoles prospères, dont la production était consacrée à l’élevage de moutons et de chèvres et à la culture de l’orge, de l’avoine et de la luzerne.
Les immenses parcelles étaient séparées les unes des autres par de solides murs de pierre, dont les bases, encore debout, donnaient aujourd’hui à cette région son paysage si particulier. Avec le défrichage et la mise en culture de l’Eperguat et de l’Iterguat, la production agricole du Vlaferguat avait connu un rapide déclin. Seul l’élevage avait, un temps, subsisté, jusqu’à ce que le territoire d’Asegipus, qui s’étendait à l’ouest de Valthur jusqu’à la côte, devienne propriété et terre d’élevage de la cité. Les derniers pasteurs et leurs familles avaient alors presque tous émigrés vers Sacramanthis et les petits bourgs de l’est. Pour la plupart directement originaires des lointaines terres du Nord, ils s’étaient cependant très bien intégrés à la société rurale des Terres Sauvages de l’Est. On pouvait cependant aisément reconnaître leurs descendants à leur chevelure rousse ou blonde et à leur peau très blanche en regard des épidermes burinés des autochtones.
Au cours de mon enfance à Jaïran, j’avais été ami avec une jeune fille dont les ancêtres, à coup sur, étaient des fermiers du Vlaferguat. Korr’Alle avait été une amie et une compagne de jeu bien avant que je n’ai la moindre notion des femmes, et bien avant, également, que je pu imaginer qu’il puisse y avoir entre nous autre chose que de l’amitié.
– Flad, Flad ! Attends-moi !
Korr’Alle courrait derrière moi dans les ruelles de Jaïran, ses longs cheveux d’un roux éclatant volant dans son sillage tels une flamme dans le vent. Nous n’avions alors guère plus d’une dizaine d’années, et les multiples recoins de notre village natal étaient autant de possibilités de jeux qui s’offraient à nous. Je m’arrêtai devant la boutique du vieux Macfial et la laissait me rattraper. Essoufflée, elle s’appuya quelques instants sur un vieux pan de mur qui bordait le talus d’herbe grasse que l’on trouvait dans ces venelles excentrées.
– Eh bien, raillai-je, serais-tu déjà fatiguée ? J’avais cru comprendre que tu devais me battre à plates coutures !
Elle tourna vers moi son visage parsemé de tâches de rousseur et ses yeux bleu pâle me lancèrent un regard faussement indigné.
– Bon d’accord, je m’avoue vaincue…
Je me rengorgeai orgueilleusement, un sourire satisfait aux lèvres. Un sourire qui s’effaça bien vite lorsque Korr’Alle, levant vers moi un regard espiègle, me colla, le plus simplement du monde, son poing sur la figure. Je tombai à la renverse, l’agrippai par le poignet et nous roulâmes tout les deux sur le tapis vert du talus.
Nous étions restés allongés dans l’herbe tout l’après midi. Je me rappelais cette journée de mon enfance plus clairement qu’aucune autre, même si elle semblait des plus banales. Une journée d’enfance ensoleillée, dont on se souvient, sans même savoir vraiment pourquoi.
Les brumes matinales se levaient doucement sur un temps d’hiver gris et maussade. Le froid, humide, devenait pénétrant et je commençais à grelotter. La fatigue accumulée depuis mon départ de Jaïran, le manque de sommeil et les doutes sur la route à suivre commençaient à avoir raison de mon endurance. La voie, cependant, devenait de plus en plus large et carrossable, et de part et d’autre, la lande rêche laissait place aux sillons bruns des labours. J’entrais dans le territoire de l’Iterguat et, le jour suivant, je foulerais les rues pavées de Valthur. Il était temps. Mon corps n’aurait sans doute pas supporté encore plusieurs jours de marche.
Je tombai sur la première ferme à la mi-journée. En fait de ferme, il serait plus juste de parler d’une masure branlante, qui ne donnait pas la franche impression d’appartenir à la plus prospère des cités d’Edania. Le temps gris et triste ajoutait encore à la morosité de la scène. A en juger par la cheminée à demi écroulée et par les trous béants dans la toiture, on aurait pu croire que ce taudis était abandonné, mais un homme en sorti. Un pauvre hère à l’image de sa demeure, vêtu d’oripeaux crasseux et rapiécés de toute part.
Ce n’était pas vraiment le genre de scène que je m’attendais à rencontrer en retrouvant la civilisation. Mais, après tout, cette image ne me concernait pas. Le vol n’était pas une des activités les moins lucratives, et Valthur regorgeait sans doute d’occasion de s’enrichir. Une vie de traîne-misère comme celle de cet homme ne correspondait pas à l’existence que mon métier me promettait.
Je détournai le regard et me remis en marche. Je n’avais pas de temps à perdre avec des banalités. Valthur m’attendait.
Je passais une dernière nuit dans la bruyère, pelotonné dans mon manteau de laine entre les racines rabougries d’un vieil arbre, essayant de lutter contre l’humidité persistante qui finissait par me transpercer jusqu’aux os. Le maigre feu que j’avais réussi à faire prendre ne me réchauffait guère, et les dernières flammes ne tardèrent pas abdiquer sous les assauts du vent marin. Le réveil ne fut pas plus joyeux. Le temps était aussi morne que la veille, et cette nuit désagréable ne m’avait en rien reposé. Cependant, je repris bien vite un meilleur entrain, car ce jour serait le dernier de mon voyage. Déjà à l’ouest, je voyais la côte s’incurver et s’abaisser vers le sud, et au-delà je le savais, se trouvait le port d’Husfuld, niché dans l’anse orientale dans la grande presqu’île de Flaford. Je fis un assez copieux petit déjeuner d’une partie des vivres qu’il me restait, et me remis en marche de meilleur humeur que je l’avais été depuis bien des jours.
Quelques heures plus tard, je laissai sur ma gauche le port d’Husfuld et pris la direction du nord. Je me trouvais alors en plein cœur de l’Iterguat, et je cheminais à présent entre des parcelles clôturées et les bâtiments longs et bas des fermes et des étables. Peu après la mi-journée, j’atteignis la Gran’Route, et devant moi, à l’ouest, se dessinaient, maintenant proches, les murailles de Valthur.
La masse imposante de la Porte de l’Est, où s’engouffrait une foule compacte et hétéroclite, se dressait devant moi, telle la gueule béante de quelque monstre légendaire. Les marchands, conduisant leurs caravanes, tirées par des attelages de bœufs ou d’ânes, se mêlaient aux paysans et aux ouvriers des ateliers et des greniers. Les chaises à porteurs richement décorées des nobles fendaient à vive allure la foule, où patrouillaient les escadrons de la milice, reconnaissables à leur armure de cuir bouilli frappé du blason de Valthur.
Après plus de deux semaines de marche solitaire dans les Terres Sauvages, cet agglutinement populaire me donna la migraine. Au moins était-ce là un des aspects de Valthur auquel je m’étais préparé. Passé les murailles, le large chemin Est s’ouvrait, rectiligne, jusqu’à la grande place centrale de la ville. Les badauds circulaient le long de la voie pavée, séparée en deux par l’Usfulvul, le fleuve souterrain de Valthur. Capté en dessous des égouts, il était canalisé et amené dans la ville, où il s’écoulait au milieu des chemins de l’Ouest et de l’Est, avant de replonger sous la terre et de rejaillir au delà de la Porte de l’Ouest. De là, il poursuivait son cours en serpentant au cœur de la forêt de Flaford et se jetait au-delà dans la mer. Proche de son embouchure, se dressait le grand temple aux murs rouges de Marvar, Dieu de la guerre.
Sur ma droite s’ouvraient les ruelles tortueuses du quartier des habitations, et sur ma gauche, par delà le cours calme de l’Usfulvul, s’étendait le quartier militaire, où se détachait la haute silhouette du palais seigneurial. Je déambulai un moment le long des berges bordées de parterres de fleurs et débouchait sur la place centrale. C’était à cet endroit que se croisaient les quatre chemins cardinaux de Valthur, scindant la cité en quatre quartiers de taille identique.
En pénétrant sur l’esplanade, je trouvai une raison à l’affluence populaire que j’avais rencontrée devant la Porte de l’Est. Le marché de l’hiver battait son plein. J’entrai dans un enchevêtrement de tentes bariolées et de stands croulant sous les objets divers et variés, autour desquels se pressait une foule de visiteurs telle que je n’en avais jamais vu.
Après avoir flâné plusieurs minutes le long des étalages d’armes magiques, je m’approchai d’un étrange petit stand autour duquel s’affairait un Petit-Homme coiffé d’un bonnet multicolore. Sur la simple planche de bois montée sur tréteaux, s’étalait une collection d’objets curieux, dont je n’avais jamais vu d’exemple. On aurait dit des horloges, comme celle qui ornait le beffroi de Jaïran, mais de petite taille. Le cadran de céramique peinte était enchâssé dans un coffret en bois, qui contenait le mécanisme. Aucun système de contrepoids n’était visible, et j’étais bien en peine de comprendre comment ces engins pouvaient bien se remonter.
– Une de nos horloges vous intéresse-t-elle, cher monsieur ?
Le Petit-Homme au bonnet se tenait maintenant à côté de moi et me regardait avec un sourire servile.
– Pas vraiment, répondis-je. Je me demandais seulement par quel moyen pouvait-on les remonter, car on ne peut y voir aucun poids.
– Oh ! C’est très simple. Regardez.
Le marchand pris un objet qui ressemblait à une petite clé et l’introduisit dans un petit trou, à la base du cadran d’une des horloges, dont le mécanisme était arrêté. Il la tourna plusieurs fois et lorsqu’il la retira, le mécanisme se remis à tourner.
– En tournant la clé, cela compresse un petit morceau de métal, qui ensuite se détend progressivement, et de cette manière, entraine tous les rouages, acheva le Petit-Homme, sans se départir de son air affable.
– Ingénieux, dis-je. Mais à quoi peuvent bien servir ces objets ? Dans une cité, il y a toujours un bâtiment qui indique l’heure. Quant aux paysans et aux voyageurs, je les vois se promener avec de pareils engins. Sans compter que la course du soleil et de la lune leur suffit amplement pour mesurer le temps qui passe.
Le Petit-Homme secoua la tête d’un air de dépit et me tourna le dos. Traversant la foule colorée qui se pressait autour des étalages, je me frayai un passage jusqu’au chemin de l’Ouest. Identique en tout point à celui de l’Est, il ouvrait, au sud, sur le quartier magique et religieux, dominé par la haute et sombre colonne de la Tour Rastrame et par les éclats du verre multicolore de la coupole de Brandir, et au nord, sur le quartier des loisirs et des écoles. C’est vers ce dernier que je me dirigeais, car on y trouvait, outre les écoles de magie et l’amphithéâtre, les trois grandes auberges de Valthur. Prendre un peu de repos me ferait le plus grand bien, et je tenais à être en pleine possession de mes moyens lorsque viendras le moment de chercher un emploi parmi les guildes de voleurs.
L’auberge des Quatre Lances était un établissement des plus modestes comparée à la luxueuse auberge du Heaume d’Or, mais ses tarifs étaient eux aussi modestes et c’était tout ce qui m’intéressait. Située au cœur du quartier nord-ouest, entre l’école des Enchanteurs et l’amphithéâtre, elle me servirait de pied à terre jusqu’à ce que j’aie trouvé à louer quelque soupente ou autres combles aménagés. De plus, une auberge a toujours été le lieu idéal pour se mettre au parfum des dernières rumeurs, tout autant que pour y trouver des personnes appartenant aux cercles d’influences d’une cité. De notoriété publique, les recruteurs des guildes traînaient fréquemment leurs guêtres dans la salle de bar enfumée et bruyante des l’auberge des Quatre Lances. J’avais loué une petite chambre au dernier étage de l’établissement, juste sous les greniers. Toute dépouillée et rudimentaire fût-elle, la pièce était propre, et le lit n’avait rien d’inconfortable. Pour seulement quatre pièces d’argent la nuit, je n’étais pas mécontent.
Je m’octroyai un bain rapide dans la pièce d’eau commune puis descendis me désaltérer dans la salle de bar. M’accoudant au comptoir, je commandai une eau-de-vie de Fleur de Feu à la charmante serveuse rousse qui vint me servir, avant d’aller m’asseoir dans un angle de la salle enfumée. Adossé au mur, les pieds confortablement posés sur un tabouret noirci par le tabac, je laissai courir mon regard sur l’assemblée qui m’entourait. La clientèle de l’auberge des Quatre Lances était composée d’un mélange hétéroclite de toutes les races civilisées d’Edania : Hommes, Elfes et Semi-Elfes trinquaient ensemble, ou fumaient aux côtés des Nains, des Gnomes et de quelques Petits-Hommes. J’aperçu même, au fond de la salle, un groupe de Demi-Ogres occupés à vider d’immenses brocs d’hydromel et à fumer de longues pipes en bois noir. Comment reconnaître un agent des guildes dans cette foule ? Peu m’importait après tout. Je venais d’arriver à Valthur et je disposais d’un peu de temps pour trouver à louer mes services au plus offrant.
A la table devant moi, un Nain, qui me tournait le dos, discutait à mots couverts avec un grand homme enveloppé dans d’un manteau à capuchon. Son visage, sec et tanné, était encadré de longs cheveux gris. Son œil droit, aveugle, était barré d’une fine cicatrice blanche, qui descendait jusqu’au creux de sa joue. Remarquant que je l’observais, l’homme rabattit son capuchon sur son visage. De toute évidence, lui et son acolyte Nain discutait d’un petit trafic qu’il tenait à garder secret. Je souris pour moi-même et reportai mon attention sur mon verre, que je finis par vider d’un trait. L’alcool me brûla la gorge et me tomba sur l’estomac sans que j’en sente vraiment le goût. L’eau-de-vie de Fleur de Feu n’a jamais été réputée pour son corps fruité et odorant.
Je m’essuyai la bouche du revers de la main, me levai et me dirigeai vers la porte donnant sur la rue. L’homme aux cheveux gris leva les yeux à mon passage, avec l’expression d’un maquignon jugeant la valeur d’un cheval. Je n’y accordai aucune attention et sortis dans la rue. Le crépuscule hivernal accueillait une brume humide, qui transformait les artères pavées en corridors blanchâtres aux contours indécis.
Devant moi, sur la droite, se dressait la masse sombre de l’amphithéâtre qui prenait, dans le brouillard, des allures de ruines fantomatiques. Laissant l’hémicycle derrière moi, je passai derrière le grand temple carré qui abritait l’école des Enchanteurs pour regagner une rue parallèle à celle que je venais de quitter. Je la suivis un temps, en direction du chemin ouest, puis je bifurquai sur ma gauche et empruntai la petite ruelle rectiligne qui menait à la Grande Bibliothèque. Je me tins pendant quelques instants devant la grande façade nue, percée d’une seule baie circulaire au dessus de la porte.
L’édifice hexagonal était flanqué de deux tours d’escaliers, qui donnaient accès aux étages supérieurs, aménagés en salles d’études réservées aux prêtres. Poussant la porte percée dans l’immense double battant qui scellait l’entrée de l’édifice, je pénétrai dans le hall. Au regard du peu d’ouverture extérieure, je ne m’étais pas attendu à découvrir un intérieur aussi lumineux. L’immense vestibule était tapissé de tentures claires et une multitude de candélabres diffusaient une vive lumière. Au-delà du portail du hall, s’étendait la grande salle d’étude de la bibliothèque. Des rangées d’étagères, débordant d’ouvrages de toute sorte, se succédaient le long des grands murs latéraux. Les moindres espaces libres étaient occupés par de larges et robustes tables de bois vernissé, sur lesquelles reposaient de superbes bougeoirs d’argent, aux formes contournées, travaillées. Au plafond peint d’ocre et de bleu pendaient des lustres cristallins garnis de bougies d’une blancheur de craie.
Bourgeois, érudits, magiciens et savants déambulaient entre les sections regorgeant de manuscrits reliés de cuir et d’or. Les assistants bibliothécaires, vêtus de coules bleues et noires, s’activaient dans l’immense salle, rangeant les manuscrits, remplissant les encriers, apportant aux habitués des liasses de parchemins vierges et remplaçant les bougies consumées, dont la cire s’écoulait sur leurs supports d’argent.
Reportant mon regard sur le vestibule où je me trouvais, je remarquai que se tenait là une Elfe revêtue d’une robe de mage pourpre. Son visage était fin et droit, comme chez tous ceux de sa race, et il était encadré de longs cheveux d’un blond très clair, tirant sur le blanc. Elle tenait fermé entre ses mains un épais codex relié de cuir noir. Elle s’avança vers moi, et dit après s’être inclinée légèrement :
– Bienvenu à la Grande Bibliothèque de Valthur, étranger.
Une heure plus tard, j’étais toujours plongé dans les Chroniques Valthuriennes. Je feuilletais les pages poussiéreuses des gros volumes reliés dans l’espoir d’y découvrir quelque indication sur les habitudes des guildes. Je m’aperçu cependant bien vite que les chroniqueurs du Second Age de Valthur mettaient un point d’honneur à laisser dans l’ombre les aspects les moins avouables de la grande cité de l’Ouest. Refermant le dernier volume du Troisième Livre des Chroniques du Second Age, je décidai de mettre fin à ma recherche et de rentrer à l’auberge prendre un copieux repas.
Copieux, il le fut, indéniablement. Granek Ort’Vor, le patron et cuisinier Semi-Ogre de l’établissement, semblait avoir gardé les goûts culinaires des ses aïeux Ogres. Ainsi, le ragoût aux herbes qu’il me servit aurait suffi à nourrir trois personnes pendant deux jours. Il était toutefois excellent. Je ne pouvais en dire autant du vin qui l’accompagnait. Un vrai tord-boyaux dont, encore aujourd’hui, je n’ose conjecturer la provenance.
Mon arrivée dans la grande cité de l’Ouest l’avait temporairement dissipé, mais la fatigue de mon voyage ne s’était pas évanouie et elle s’abattit bientôt sur mes épaules. Rarement un lit d’auberge ne me paru aussi confortable que ce soir là. Mon sommeil n’avait pas été exempt d’inquiétude les jours précédents, mais pour ma première nuit à Valthur, je dormis d’un sommeil sans rêve.
Je passai les deux journées suivantes à essayer de glaner le plus d’information possibles sur les Guildes de voleurs. Je me rendis rapidement compte qu’elles avaient presque pignon sur rue, et que, si les chroniqueurs prenaient un soin tout particulier à les ignorer dans leurs écrits, elles faisaient en réalité partie intégrante du fonctionnement de la cité. Les histoires et les ouï-dire allaient bon train aussi bien dans les salles d’auberges qu’autour des étalages du marché de l’hiver, et je ne tardai pas à recueillir une somme non négligeable d’information, dans les conversations à mots couverts auxquelles je prêtais une oreille indiscrète. Toutefois, il s’avéra rapidement difficile d’aller au-delà de ces rumeurs. Ceux qui assuraient à qui voulait les entendre qu’ils savaient très bien comment les guildes fonctionnaient finissaient bien vite par bredouiller à la première question. Ainsi vont toutes les histoires. Interrogez celui-ci, il vous assurera connaitre l’histoire par quelqu’un qui s’y trouvait. Mais interrogez cette personne et elle-même vous dira l’avoir entendu par quelqu’un qui s’y trouvait. Ainsi vont toutes les rumeurs.
Quant aux agents de Guildes, s’il s’en trouvait parmi la foule, ils faisaient preuve d’une redoutable discrétion. Au soir du second jour, toujours bredouille et sans piste solide, je rentrais à aux Quatre Lances, sentant peser sur mes épaules le poids du doute.
J’achevai la soirée devant la cheminée de la petite salle commune, à l’étage. Une choppe de l’excellent hydromel des Nains de Kâlad à la main, je tirais sur une longue pipe à tabac que j’avais ramené de l’antre des Grouillants. Bon nombre des clients de l’auberge se trouvaient là, fumant, lisant, ou sirotant quelque digestif. L’assemblée était aussi hétéroclite que la foule que j’avais vu se presser quelques jours plus tôt devant la Porte de l’Est. Un bourgeois plongé dans la lecture d’un livre de comptes, un groupe de Nains jouant aux dés, des aventuriers occupés à réparer et à consolider leurs armes, autant de personnages si différents les uns des autres que les voir rassemblés dans la même pièce semblait irréel. La serveuse rousse du bar était assise dans un coin de la pièce, le regard plongé dans un gros volume poussiéreux. Elle leva les yeux au moment où je l’observais, des yeux d’un bleu d’azur. La bienséance et la politesse auraient voulu que je baisse les yeux mais je soutins son regard et ce fut elle qui fini par se détourner.
Je terminai ma choppe d’hydromel, éteignis ma pipe et me levai. Au moment où je m’apprêtais à passer la porte, une main se posa sur mon épaule. Je me retournai et me retrouvai face à face avec l’homme borgne qui m’avait dévisagé dans la salle de bar de l’auberge. Les traits toujours dissimulés sous son ample capuchon, il me fixa quelques instants.
– Serais-tu à la recherche d’un travail, l’ami ? dit-il.
Etonné, j’acquiesçai d’un signe de tête.
– Suis-moi dans ce cas. Ce lieu n’est pas propice à une conversation convenable.
Il tourna les talons, s’éloigna dans le couloir et je le suivis. Bifurquant dans un couloir à droite, l’homme poussa la porte d’une chambre. J’y rentrai à sa suite et il m’invita à m’asseoir. Ce ne fut qu’après avoir refermé la porte qu’il releva enfin son capuchon.
Son visage était dur, sec, mais l’harmonie de ses traits trahissait cependant une ascendance elfique. Ses longs cheveux, d’un gris de métal, retombaient en mèches désordonnées sur ses épaules. Son œil valide brillait d’un vert sombre et me fixait avec acuité.
– Bien, bien, reprit-il. Nous serons mieux ici. Aux Quatre Lances, même les choppes à hydromel ont des oreilles.
Se laissant aller contre le dossier de sa chaise, il poussa un long soupir.
– Ainsi, jeune homme, tu cherches à louer tes services en tant que voleur, n’est-ce pas ?
– En effet, répondis-je d’une voix sourde, mais comment le savez-vous ? Cela fait à peine trois jours que je suis en ville !
– Les étrangers ne passent jamais inaperçus, même à Valthur, et je sais reconnaître un voleur lorsque j’en vois un. Les voleurs étrangers venant généralement à Valthur pour y trouver quelque travail, il n’est donc pas difficile de deviner les raisons de ta venue dans notre belle ville. De plus, tu ne t’es pas contenté d’écouter les conversations, et tes questions ont été entendues par certaines oreilles.
– Je vois… On ne peut rien cacher aux guildes de voleurs dirait-on…
– C’est juste. Mais ce n’est pas le sujet de ma visite. Je suis ici pour te proposer un contrat.
– L’offre est alléchante, je dois le reconnaitre, mais je me méfie. J’imagine que vous ne me faites pas cette offre par pure bonté d’âme.
– Tu es perspicace, l’ami, répondit mon vis-à-vis en souriant. Non, en effet, la philanthropie n’est guère l’une des vertus des guildes. Et la notre a besoin de renforcer ses rangs.
– Renforcer ses rangs, vous dites ? Pourquoi ?
– Mais parce que les guildes sont perpétuellement en guerre, l’ami ! Une guerre larvée et sournoise, certes, mais une guerre tout de même. Et à la guerre, des hommes meurent, qu’on le veuille ou non.
– Oui, je comprends. Et qu’attendez-vous de moi au juste ?
– Je ne puis t’en dire plus pour l’instant. Demain matin, au point du jour, présente toi à l’armurerie de Mektrok Iebus, sur la Place de Jade. Là, tu demanderas à voir les nouveaux arrivages de poignards magiques. On te conduira alors au chef de notre guilde.
L’homme rabattit son capuchon sur son visage et se leva.
– Attendez une minute ! dis-je. Pour qui travaillez-vous ? Et quel est votre nom ?
– Mon nom n’importe guère, jeune homme. Mais sache que je travaille pour la Guilde de la Lame de Lune. N’oublie pas, demain, à l’aube. Krartir te bénisse, l’ami.
Sans un mot de plus ni un regard, l’homme sortit tel une ombre et disparu dans le couloir, me laissant quelque part à mis chemin entre confusion et perplexité.
Cette nuit là, j’eus le plus grand mal à trouver le sommeil. Mes pensées tournoyaient sous mon crâne en une valse échevelée et malgré tous mes efforts, je ne parvenais pas à les calmer. J’aurais du me réjouir de ce qui venait de m’arriver mais je ne pouvais m’empêcher de penser qu’une telle médaille me réservait un prodigieux revers. Ce n’était cependant là qu’une partie de ce qui me tracassait. On ne peut rien obtenir sans donner en retour, le problème n’était pas là.
Depuis que j’avais quitté l’Ân-Zul, j’avais espéré intimement reprendre le contrôle des événements. En trouvant moi-même un travail parmi les guildes de voleurs, en décidant moi-même quel chemin emprunter, j’aurais pu reprendre les commandes. Cependant, encore une fois, je n’avais rien décidé et à nouveau je ne contrôlais plus mon avenir. Cette force invisible qui semblait me diriger depuis mon départ de Jaïran venait de me pousser une nouvelle fois vers une route que je n’avais nullement choisie.
En outre, quelle était cette Guilde de la Lame de Lune ? Qu’est ce qui avait poussé ses dirigeants à me recruter moi plutôt qu’un autre ? J’avais eu beau tourner et retourner le problème dans tous les sens, je ne parvenais pas à comprendre. Aux yeux d’une guilde, je ne pouvais être qu’un voleur comme les autres, sans la moindre renommée. Toutefois, bien que tout cela ne me paraisse absolument pas logique, j’étais persuadé que, pour les employeurs du borgne, ça l’était tout à fait.
Le choix était difficile. Me rendre au rendez-vous qu’avait fixé le borgne revenait à m’avancer tête baissée et la nuque dégagée sur une route que le destin avait arbitrairement tracée pour moi. Toutefois, la refuser ne m’apporterait rien de plus. Après tout, si c’était le destin qui contrôlait ma vie, je ne pourrais y échapper, quoi que je fasse. Ce dilemme me tortura l’esprit pendant toute la nuit et ce ne fut qu’aux premières lueurs de l’aube que je pris une décision. J’allais accepter l’offre de la Guilde de la Lame de Lune.
L’armurerie de Mektrok Iebus n’avait rien d’une échoppe bien tenue. Les panneaux de bois de la façade bayaient à leurs extrémités et l’enseigne grinçait dangereusement sur ses gonds. L’intérieur n’était guère plus reluisant. La boutique était encombrée de tables basses sur lesquelles s’entassait un amoncellement d’armes, complètes ou non, de parties d’armures, d’outils de forgerons et d’une multitude d’autres objets que je ne pris pas le temps de détailler. Le propriétaire des lieux, un Nain hirsute, s’affairait à assembler une armure, gesticulant en tous sens tel un démon surexcité. Lorsqu’il m’aperçut du coin de l’œil, il se précipita vers moi en sautillant sur ses courtes jambes.
– Bien le bonjour, Homme, lança-t-il d’une voix aigue. Bienvenue dans mon humble boutique. Que puis-je faire pour vous ?
– Je voudrais voir vos derniers arrivages de poignards magiques, maître Nain, répondis-je, conformément aux instructions du borgne.
Le Nain fronça presque imperceptiblement les sourcils et continua comme si de rien n’était.
– Oh mais bien entendu. Suivez-moi, ils sont dans l’arrière boutique pour le moment.
Je suivis le Nain qui disparu derrière une tenture qui recouvrait une porte si basse que je dus me plier en deux pour la franchir. Alors que je me redressais, j’avisai, assis dans un coin de l’arrière boutique, un homme vêtu de noir, qui me regarda d’un air dépité avant de s’adresser au Nain.
– Bon sang Mektrok, combien de fois t’ais-je dis de faire rehausser cette foutue porte !
– Le jour où vous me payerez les travaux, maître voleur ! répondit joyeusement Mektrok Iebus.
Fixant le Nain, l’homme en noir secoua la tête, résigné.
– Maudite soit l’avarice des Nains…
– Maudit soit l’orgueil des Hommes !
Ignorant la remarque, l’homme se leva et s’avança vers moi.
– Alors c’est vous, la nouvelle recrue…
Ce n’était pas une question, plutôt une constatation désintéressée. Je me sentis cependant obligé d’y répondre.
– C’est moi en effet, si toutefois vos supérieurs sont toujours décidés à m’engager.
– Cela, je n’en doute pas, répondit-il sur le même ton monocorde.
Je n’aimais pas ce genre d’individu. Non que son attitude me déplaise et qu’il se montra désagréable, mais je détestais ne pas pouvoir cerner ses sentiments et ses intentions. Il m’examina des pieds à la tête, attentivement.
– Vous correspondez à la description. Suivez-moi !
Sur ces mots, il s’engagea derrière une porte en trompe-l’œil qui s’ouvrait dans la boiserie du mur. Avant de lui emboîter le pas, je voulus saluer le Nain mais il était déjà repartit dans sa boutique. La porte donnait sur une pièce minuscule où s’ouvrait une trappe. Le voleur me fit signe de m’y engager puis il referma le panneau de bois derrière nous. Nous descendîmes plusieurs volées de marches et nous débouchâmes dans… les égouts ! D’abord interdit, je finis pas lancer, à moitié pour moi-même :
– Quel genre de guilde aurait l’idée d’établir ses quartiers au milieu des égouts…
– Aucune, soyez sans crainte, répondit mon guide, sans le moindre agacement. Les égouts sont simplement beaucoup plus discrets que les rues pour se déplacer. Maintenant, taisez-vous et suivez-moi. Et ne vous écartez pas, du moins si vous tenez à rester en vie.
Sans attendre davantage, il s’enfonça dans l’ombre nauséabonde des égouts de Valthur et je le suivis.
Notre marche dura un moment qui me parut interminable, l’odeur putride dans lequel nous baignions y étant pour beaucoup. Nous empruntâmes d’innombrables couloirs et croisements, changeant sans cesse de direction, comme si mon guide prenait un soin tout particulier à brouiller les pistes. Au détour d’un étroit conduit, nous débouchâmes enfin sur une volée de marches, humides et glissantes, qui accédaient à une trappe similaire à celle de l’armurerie. Elle s’ouvrait sur un couloir lambrissé, dont les senteurs résineuses finirent par dissiper l’odeur tenace des égouts. Toujours sans dire mot, le voleur me guida vers une petite pièce adjacente et ouvrit une porte, sculptée de bas-reliefs.
Nous pénétrâmes dans une petite salle voûtée, aux murs recouverts de tapisseries et au centre de laquelle trônait un bureau massif, en bois noir. Derrière, un homme nous tournait le dos. Il était vêtu de vert et de noir, et ses cheveux gris étaient nattés dans son dos.
– Voici le seul et unique chef de la Guilde de la Lame de Lune, Meurtus Vn’Kan ! annonça mon guide.
L’homme se tourna vers moi, lentement, et je ne pu retenir une exclamation de surprise.
– Vous !?
179