FRANCE – DE NOS JOURS
Je volais sereinement dans les airs quand un bruit strident m’interrompit, provoquant ma chute vers le sol, puis dans mon lit confortable. Blottie sous ma couette, je repris doucement contact avec la réalité, accompagnée par la rengaine rock de The Police, « Truth hits everybody ». Quelle chanson pour un réveil !
Je soupirai et risquai un bras hors des couvertures pour éteindre l’objet du délit. Le silence envahit de nouveau ma chambre alors que j’ouvrais mes yeux avec précaution. Les premiers rayons du soleil de ce début mai s’infiltraient par les interstices des volets. Il était six heures et quart, et si je ne voulais pas être en retard, il fallait que je me lève au plus vite. Que j’abandonne la douceur de mes draps et de mes rêves pour rejoindre le collège où j’enseignais et mes merveilleux élèves.
Je soupirai profondément, m’étirai, puis rejetai mes couvertures. Je ne ressentis aucun choc de température. On était au milieu du printemps, et le climat ambiant était acceptable. Je me levai, glissai les pieds dans mes chaussons et me dirigeai vers la cuisine pour me préparer un chocolat chaud. Pas du café. Je détestais le café : trop fort et trop amer à mon goût.
Pendant que le lait chauffait, je jetai un œil à ma sacoche de cours et m’assurai que tous les documents et fournitures dont j’aurais besoin y étaient rangés.
Malgré mon manque de motivation flagrant ce matin-là, j’adorai mon métier. J’étais prof d’histoire depuis presque sept ans maintenant, et ma passion n’avait pas faibli. Mais certaines journées étaient plus dures que d’autres : sept heures de cours m’attendaient ce jour-là, et je sentais déjà une migraine menacer à l’intérieur de mon crâne. Je pris une aspirine par prévention et finis de préparer mon petit-déjeuner.
Depuis le temps, le schéma de ma routine matinale était ancré dans mon cerveau ; je l’accomplissais sans y penser : p’tit dej, douche, brossage de dents et de cheveux, habillage… Je m’en sortais en une petite heure, ce qui me laissait le temps d’aller porter mon journal de la veille chez la voisine. La pauvre vieille dame ne pouvait désormais plus guère sortir de chez elle. Aller lui rendre visite de temps en temps et lui faire quelques courses était le moins que je pouvais faire.
Une fois que j’eus glissé le quotidien dans sa boîte aux lettres, je pris le chemin de l’arrêt de bus. Je n’avais pas le permis. C’était un choix. Je refusais de prendre la responsabilité d’un engin pouvant être si mortel. Il paraît qu’on devient tous un peu fou derrière un volant.
J’avais la chance d’habiter dans une ville moyenne de la province française, où le réseau de transports urbains était suffisamment développé pour me permettre de me déplacer quand et où je voulais.
Je n’attendis pas longtemps à l’arrêt. Le bus arriva à ma hauteur et je m’y engouffrai. Je montrai rapidement ma carte au conducteur et allai m’assoir dans le fond du véhicule. Ce dernier reprit sa route.
J’observai autour de moi tout en fredonnant en sourdine l’air qui passait à la radio. La plupart des lycéens et collégiens qui faisaient le trajet avec moi écoutaient leur walkman avec une mine renfrognée. D’autres fixaient leurs chaussures d’un air morne. Plus rares étaient les groupes d’amis qui discutaient gaiement. Il fallait attendre l’entrée de l’établissement pour cela.
Je n’étais moi-même pas une personne très extravertie, mais je regrettais parfois l’individualisme forcené dans lequel se complaisait la société. Je ne voyais cependant pas comment y remédier, à part en donnant à mes élèves la clé pour comprendre le monde qui les entoure.
Le cours de 11 heures venait de commencer. Je venais juste de terminer le cours avec mes sixièmes et accueillais à présent les élèves de la 3èmeC qui arrivaient dans le brouhaha habituel. J’avais appris depuis le temps à passer de la mythologie égyptienne au maquis du Vercors, puis à l’assassinat de Marat. C’était une gymnastique de l’esprit qu’il fallait adopter si on voulait survivre dans ce métier. Sans oublier la passion… et l’autorité. Les adolescents s’installèrent avec une lenteur démesurée à leur place respective et sortirent leurs affaires. Je passai la main dans ma nuque pour tenter de chasser la migraine qui revenait à la charge, puis toussotai :
— Hum hum, je vous dérange peut-être ?
— Bah oui, m’dame, si vous pouviez sortir, ce serait parfait ! lança Damien, le rigolo de la classe.
Je souris sarcastiquement. Il en fallait toujours un pour faire de l’esbroufe. Je savais comment y remédier.
— Damien, puisque tu aimes tant parler, tu vas nous résumer la dernière leçon.
— Oh non, m’dame, s’il vous plait !
— Et si tu rechignes encore, je note ton intervention.
Il soupira.
— OK.
Il fronça les sourcils pour tenter de se remémorer le cours de l’avant-veille. Avait-il déjà tout oublié ? Remarquez, pour oublier quelque chose, il fallait d’abord l’avoir appris.
— Euh… En 45, il y a eu une conférence dans une ville qui s’appelle Yalta. Ils étaient trois à la faire, Staline, Churchill et… euh… le président américain, dit-il sans réussir à se souvenir du nom de l’homme en question.
— Roosevelt, lui rappelai-je.
— Ouais, c’est ça ! Vous avez une bonne mémoire, madame.
Je ne pus m’empêcher de sourire. Il avait un culot indéniable, mais c’était rafraichissant.
— Y aurait-il un autre détail qui te reviendrait en tête par hasard ? Sur le but de cette conférence peut-être ?
Il hésita un long moment.
— Euh… Réfléchir.
Je m’esclaffai.
— Effectivement, c’est une bonne chose. Et sur quoi, la meilleure façon de préparer le thé ?
La classe éclata de rire. Damien, gêné, baissa les yeux vers la table. Une fois que les élèves se furent calmés, je repris.
— Merci Damien, je te laisserai tranquille pour aujourd’hui. Bien, reprenons tout ça. Donc, en 45, plus précisément du 4 au 11 février, les dirigeants des USA, du Royaume-Uni et de l’URSS se sont réunis dans la ville de Yalta qui se trouve…
J’attendis qu’un de mes élèves me réponde. Finalement, la petite Odile leva la main et récita :
— Sur la côte de la mer Noire, en Crimée.
— Bien. Le but de cette conférence était effectivement de réfléchir, et ceci sur plusieurs points. Premièrement, mettre au point une stratégie commune pour terminer la guerre au plus tôt. Ensuite, organiser la reconstruction de L’Europe après la défaite du troisième Reich et enfin, garantir la stabilité du monde au-delà de la victoire. Des questions ?
Damien leva la main rapidement, un sourire amusé aux lèvres.
— Oui Damien ?
— Vous savez ce que ça fait Reich à l’envers, M’dame ?
— Non, mais tu vas me le dire.
— Bah ça fait chier.
Fou rire général. Je rétorquai avec un sourire amusé.
— J’ai déjà entendu ça quelque part, les Nuls, non ?
— Oh non, madame, dévoilez pas mes sources !
J’accordai quelques secondes à mes élèves pour se calmer et repris :
— Aujourd’hui, nous allons nous attarder sur chaque point de la conférence. Ne vous inquiétez pas, je ne vais pas vous demander d’apprendre le communiqué final de la conférence par cœur. Mais il est important pour vous de comprendre ce qui s’est joué ces jours là. Ça vous aidera par la suite. Bien, ouvrez vos manuels à la page 114.
Ils s’exécutèrent tous et écoutèrent la suite avec plus ou moins d’attention.
Je m’étais trouvée un coin calme dans la cafétéria, mais j’avais peu d’appétit. Mon mal de tête était revenu à la charge, bloquant toutes mes facultés cognitives. J’avais l’impression que mon crâne était pris dans un étau qui ne cessait de se resserrer, jouant une mélodie industrielle de boulons, d’écrous et de soupapes rien que pour moi.
Je me massai les tempes, essayant en vain d’atténuer la douleur. Une voix résonna soudain auprès de moi.
— Salut ma belle !
Je reconnaissais cette voix entre mille.
— Salut Pierre.
J’ouvris les yeux pour voir mon ex s’installer face à moi. Il enseignait les mathématiques dans le même collège ; c’était d’ailleurs là que nous nous étions rencontrés. Ça faisait à peu près deux ans que nous nous étions séparés, après une relation de trois ans. Nous étions resté en bons termes ; lui avait tourné la page alors que depuis, je n’avais trouvé personne qui vaille la peine.
— Comment se porte mon professeur d’histoire préféré ? s’enquit-il.
— Pas très bien. Mal de crâne.
— Gueule de bois ou mauvaise période du mois ?
Je lui jetai un regard noir. Je me passais bien de ce genre de remarques machistes, surtout quand j’étais malade.
— Ni l’un ni l’autre. Avant d’être une femme, je suis avant tout un être humain.
Il retint un sourire et changea de sujet tout en commençant à manger.
— Ça a été ton cours ce matin ?
Je grimaçai et essayai d’assembler assez de neurones pour assurer une conversation.
— Globalement, oui. J’ai eu les 3ème C.
— Je vois, acquiesça-t-il. Damien fait toujours des siennes ?
— Pas vraiment. C’est un gentil garçon, dissipé, mais sympathique.
— Il n’a pas du tout l’esprit mathématique.
Un rire m’échappa.
— Qui a l’esprit mathématique de nos jours ?
— Très amusant.
Je lui offris un sourire narquois. Les maths et moi étions fâchés depuis l’adolescence. Tout allait bien jusqu’à ce qu’on vienne mélanger des lettres avec des chiffres. Ça, ça m’avait bloqué.
Pierre leva les yeux au ciel et enchaîna.
— Tu as quelque chose de prévu le 8 du mois prochain ?
— Je ne crois pas non, pourquoi ?
— Nous voulons faire une fête surprise pour Hervé. Le principal accepte de nous prêter le gymnase et ses élèves ont tous décidés de le caricaturer et de lui offrir leurs œuvres.
— Oh je suis sûre qu’ils vont adorer faire ça…
— Tu seras de la partie ?
— Pour les caricatures ou la fête ?
— Les deux si cela te tente.
Je souris puis me massai une nouvelle fois les tempes sous l’afflux de la douleur.
— Ça n’a vraiment pas l’air d’aller, reprit mon ami.
— C’est un euphémisme.
— Tu devrais peut-être rentrer chez toi ?
Je niai d’un mouvement de tête.
— Non, je vais prendre quelques cachets et ça va passer.
— À quelle heure tu finis aujourd’hui ?
— 17 heures.
— Ménage-toi quand même.
— Ouais. Je vais aller me reposer un peu en salle des profs. À plus tard.
Fin de journée, enfin. Je sortis de la cour en me frictionnant la nuque. La douleur ne cessait d’augmenter, m’empêchant presque de marcher. J’avais hâte de rentrer chez moi et de me coucher. Mes pas me menèrent jusqu’à l’arrêt de bus. Je croisai deux de mes élèves de 5ème, une jolie petite blonde et son frère jumeau. L’adolescente m’interpella :
— Vous n’êtes pas au courant, madame ? Les bus font grève.
Ce n’était pas une nouvelle inhabituelle, mais ce soir-là, je sentis presque la terre s’écrouler sous mes pieds. Je soupirai.
— Vous plaisantez ?
— Ben non.
— Mais ils roulaient ce matin.
J’eus l’impression d’être une gamine pleurnicharde, mais l’idée de rentrer chez moi me paraissait plus insurmontable que l’un des douze travaux d’Hercule.
— Ils se sont arrêtés vers 10 heures, expliqua le garçon.
Je fermai les yeux de lassitude, et demandai :
— Et on sait pourquoi ?
Les deux élèves haussèrent les épaules. Je me résignai.
— Bon, si Dieu nous a donné des jambes, c’est pour marcher. Bonne soirée, les saluai-je avant de m’éloigner d’une démarche digne d’un zombie.
J’avançai en observant autour de moi, les paupières à moitié plissées pour atténuer la luminosité ambiante : voitures, passants, résidences… tout ce qui pouvait me faire penser à autre chose et par la même occasion faire passer mon mal de crâne. En vain. Ce dernier ne cessait d’augmenter.
Il fallait se contenter de marcher. Marcher pour essayer de surmonter cette douleur. J’avais l’impression que la lumière devenait de plus en plus vive. Je fermai les yeux. Ce simple geste me soulagea quelques instants, mais ce n’était guère plus qu’une illusion. La douleur reprit, plus frappante, plus intransigeante, envahissant maintenant la totalité de ma boîte crânienne. Je portai les mains sur mes tempes en poussant un cri et dus m’arrêter de marcher. Je restai là, au milieu du trottoir, immobile, mes mains en étau autour de ma tête. C’était comme si mon cerveau avait explosé, tout en me laissant la sensation de souffrance.
Soudain, tout cessa. La douleur en moi, mais aussi le bruit des voitures autour de moi. Je flottais dans une bulle de coton. Je souris de cette sensation de plénitude, de cette délivrance.
Je me décidai à ouvrir les yeux et restai sans voix. Mes yeux s’écarquillèrent. Soit je venais d’inventer la téléportation, soit ma ville s’était métamorphosée en quelques secondes. Là où quelques instants auparavant se tenaient des résidences, se trouvait désormais une succession de champs et pâturages. Là où une foule de véhicules se succédait, ne se trouvait maintenant qu’une route déserte en mauvais état.
Je tournai sur moi-même pour mieux observer les alentours. Plus aucun passant ne parcourait les trottoirs, qui, je le découvrais, s’étaient transformés en bas-côtés de terre. Et sur ce paysage, une ambiance de malaise indéfinissable régnait. Je frissonnai et me décidai à reprendre ma route. Je finirais bien par trouver quelqu’un qui pourrait me renseigner sur tout ce bazar.
Peut-être rêvais-je après tout ? Ma douleur m’avait fait tomber dans les pommes et tout ceci n’était que le fruit de mon imagination. Possible. Mais ça n’en avait pas moins l’air très réel.
Une idée me frappa quand j’aperçus l’église jouxtée de son cimetière. Qui dit église dit curé. Il pourrait sans aucun doute m’expliquer. Une chose était sûre cela dit : j’étais toujours dans ma cité. L’église Saint-Antoine en était la preuve. C’était la même que dans mon souvenir, excepté la façade nord, qui présentait une couleur noire de brûlé.
Je traversai la route et entrai dans le cimetière, marchant d’un pas décidé vers le bâtiment. La cloche sonna cinq coups dans le silence pesant. Je frissonnai à nouveau tout en continuant d’avancer. Soudain, je me figeai de stupeur au centre du cimetière. Une impression de vide, que je ne parvenais pas à définir, me tenaillait l’estomac. Je réfléchis un instant, puis compris. Le monument aux morts de 39-45 était absent. Je fronçai les sourcils. Que cela signifiait-il ? Je portai mon regard sur la droite pour découvrir que le monument aux morts de 14-18 était lui en ruine. L’angoisse s’empara de moi. Prise de panique, je me mis à courir à toute allure vers le portail de Saint-Antoine. J’ouvris la lourde porte de bois d’un coup sec et m’engouffrai dans le bâtiment, laissant la porte se refermer derrière moi. Je m’adossai et repris peu à peu mon souffle.
Je reportai mon regard vers l’intérieur de l’édifice. L’obscurité était seulement troublée par la lueur des bougies et des cierges. J’eus la soudaine impression de me retrouver dans un film d’horreur. Habituellement, les sentiments que je ressentais dans un tel lieu étaient beaucoup plus paisibles. Mais aujourd’hui, il me semblait que le monde s’était radicalement transformé. J’entendis soudain une voix masculine auprès de moi.
— Vous vous sentez bien mon enfant ?
Je sursautai et me retournai brusquement vers la provenance de cette voix, sur ma gauche. Un prêtre d’une quarantaine d’années me souriait sereinement. Son crâne dégarni renforçait la tristesse que je devinais dans ses yeux. Cela dit, son expression dénotait une bonté profonde. Je mis quelques instants avant de retrouver mes mots.
— Je… je…
Son sourire bienveillant s’agrandit.
— Vous n’avez pas à avoir peur de moi. Je ne vous veux aucun mal.
Je tentai de remettre de l’ordre dans mes pensées, en vain. Nom de Dieu ! Qu’est-ce que c’était que ce bazar ? Où étais-je ? Avais-je traversé un vortex sans m’en rendre compte ? Ou avais-je tout simplement été renversé par une voiture ? Étais-je au Paradis ? Ou en Enfer ? Non pas que j’y avais jamais cru.
Je déclarai d’une voix mal assurée.
— Pourriez-vous m’expliquer ce qu’il se passe ?
— C’est-à-dire ? Pourriez-vous être plus claire ?
Mes nerfs cédèrent et j’éclatai de colère.
— Comment ça plus claire ? Vous ne voyez pas que tout autour de nous s’est transformé ! Tout a disparu !
Le prêtre sembla comprendre. Il hocha lentement la tête avant de déclarer :
— Je vois. Pouvez-vous me dire avec précision quand cela s’est-il produit ?
Je restai quelques instants abasourdie par cette question. Quelle importance quand ? Je m’intéressais bien plus au quoi et au comment. Je lui indiquai tout de même.
— Il y a 10 minutes environ. Vous n’avez rien vu ?
Il fit un léger sourire.
— Mon enfant, ce que vous voyez ici je le vois depuis ma naissance.
J’écarquillai les yeux. Ce type avait dû boire trop de vin de messe. En même temps, c’était moi qui voyageais dans un monde très troublant. Devais-je croire cet homme ? Ce qu’il me racontait semblait absurde. Je me décidai à reprendre la parole.
— C’est ridicule ! Pourquoi auriez-vous vu ce… truc toute votre vie alors qu’il vient seulement d’apparaître ?
L’homme secoua la tête avec compréhension.
— Cela ne vient pas d’apparaître. Pour faire simple, disons que vous venez de découvrir ce qui a toujours existé, révéla-t-il.
Je restai bouche bée devant cette information. Ma raison semblait me faire défaut. Je cherchai en vain à rassembler mes neurones. Je parvins tout de même à bredouiller :
— C’est… C’est impossible. Je… m’en serais rendue compte.
— Oui, c’est ce qu’ils disent tous.
— Je ne comprends pas.
— Je m’en doute. Suivez-moi, mon enfant.
Il me désigna la nef d’un ample geste du bras. Après quelques secondes d’hésitation, je décidai d’avancer dans la direction proposée. Le curé mit ses pas dans les miens. Il m’indiqua :
— Je pense que vous seriez mieux assise pour entendre l’histoire que je vais vous raconter.
— C’est si désagréable que ça ?
— Pire encore.
Je m’assis sur un des bancs pendant que le prêtre s’installait à mes côtés. Il prit ma main dans la sienne avec douceur. Je me raidis quelque peu à son contact, mais ne le repoussai pas.
— Ma fille, ce que je vais vous annoncer va littéralement bouleverser votre vie. Malheureusement, ni vous ni moi n’avons plus le choix.
— Si c’est le cas, ne tournez pas autour du pot.
— Pour que vous compreniez au mieux la situation, il va me falloir commencer par un cours d’histoire.
Je levai les yeux au ciel. Il me semblait que dans ma situation, un cours d’histoire était la dernière chose dont j’avais besoin.
— Vous n’avez rien à m’apprendre, je suis moi-même professeur d’histoire.
— Professeur d’une histoire, oui, mais pas de la réalité.
— C’est absurde !
— Désirez-vous m’écouter, oui ou non ?
Je hochai la tête pour montrer mon approbation.
— Que connaissez-vous de la seconde guerre mondiale, Mademoiselle…
— Marianne, Marianne Genet. Et vous êtes ?
— Je suis le père Jean.
— Et pour en revenir à votre question, que voulez-vous que je vous dise à propos de la seconde guerre mondiale ? Parce que ça peut durer longtemps.
— Faites-moi un résumé rapide des principaux événements.
Et c’était parti pour mon huitième cours de la journée !
— Et bien… Elle a commencé en septembre 39, quand les Anglais et les Français ont enfin eu le courage de combattre Hitler. Malheureusement, ils ont trop tardé et les Français comme la quasi-totalité de l’Europe ont vite été vaincus. Les Nazis ont assuré leur suprématie sur le continent européen jusqu’en 43-44, pendant que les Japonais conquéraient une grande part de l’Est de l’Asie. Heureusement pour l’issue de cette guerre, les Américains sont entrés dans le jeu, et ont grandement contribué à la reconquête de l’Europe et à la victoire sur le fascisme. En bref, alliés avec les Anglais, les Français, les Russes et des résistants de toutes nationalités, ils ont débarqué à la fois en Normandie mais aussi en Italie via la Sicile, pendant que les soviétiques luttaient sur le front de l’Est. En 45, Hitler et ses hommes étaient définitivement vaincus. La paix en Europe était revenue, il ne restait plus qu’à reconstruire le continent. Pour ce qui concerne le continent asiatique, la paix ne reviendra qu’en août 45 quand les Américains lâcheront les bombes nucléaires sur les villes d’Hiroshima et Nagasaki.
— Ils ont vraiment bien fait les choses, murmura Jean tout en réfléchissant.
Je haussai les sourcils.
— Que voulez-vous dire ?
Il soupira avant de déclarer :
— Le début de votre résumé est exact, disons que jusqu’en 42, vous avez 20/20, Madame le professeur. Malheureusement, pour la suite il va vous falloir revoir vos leçons.
— Je ne comprends pas.
— Il va vous falloir du temps, je le crains.
Je le fixai dans les yeux sans vraiment le voir. Ma confusion ne faisait qu’augmenter. Toujours aussi compréhensif, Jean reprit :
— J’aimerais pouvoir enjoliver les choses, mais il va vous falloir être forte pour accepter ces éléments. En juin 42, un accident s’est produit aux États-Unis qui a provoqué la victoire des Nazis et des Japonais quelques années plus tard.
— La victoire ! Que voulez-vous dire par la victoire ?
— Vous avez bien entendu. La victoire des alliés n’est qu’une illusion. Je suppose que vous saviez que les américains travaillaient à la conception d’une bombe atomique. Ces études étaient menées à Chicago. Le 14 juin 1942, un accident s’est produit, rasant toute la ville de Chicago et les terres alentours. Cette catastrophe a retourné le peuple américain contre leur gouvernement. Une guerre civile a commencé, signant la sortie des États-Unis du conflit mondial. Les Japonais ont alors eu le champ libre et purent conquérir le reste du Pacifique en 43.
Inepties. Cela ne pouvait être qu’une fable, l’invention d’un esprit dérangé. Et pourtant, le doute s’installait en moi. Je demandai.
— Et en Europe ?
— Le conflit s’est enlisé durant de nombreuses années. La plupart des villes européennes furent rasées sous les bombardements. Finalement, à la mort d’Hitler en 46, un statu quo fut décidé. Mais les Nazis n’en avaient pas finis. Durant une dizaine d’années, ils axèrent leurs recherches sur l’informatique et la chimie du cerveau. Ils conçurent une puce qu’ils implantèrent sur leurs prisonniers de guerre. C’étaient en 1958.
— Une puce ? Quel genre de puce ?
— Une puce électronique. Cette puce fait partie d’un réseau, ce réseau exploite une réalité virtuelle. Cette réalité virtuelle a été créée et est maintenant gérée par les Nazis. Marianne, vous avez une de ces puces en vous.
— C’est ridicule ! Je n’étais pas née en 58.
— Je le sais bien, moi non plus d’ailleurs.
— Et vous, vous avez une de ces puces en vous ?
— Non. Je n’étais pas considéré comme étant d’une famille réputée dangereuse.
— C’est ce que je suis, moi ?
— Sans aucun doute.
— En qui exactement ont été implantées ces puces ?
— Sur les prisonniers des camps de travail, sur tous les militaires des pays adversaires, mais également sur tous les résistants. Et évidemment sur tous leurs descendants. Ce qui explique votre cas.
— Pas tout à fait. Je ne comprends toujours pas pourquoi je vois ça maintenant ?
— L’explication la plus plausible est que la puce vient de cesser de fonctionner.
— C’est possible ?
— Oui, ce n’est pas la première fois que ça arrive. Vous n’êtes pas la seule dans cette situation.
— C’est censé me rassurer ?
— Seulement vous faire comprendre que vous n’êtes pas si incomprise que ça.
Je me pinçai l’arête du nez avec ma main disponible, expirai profondément et résumai d’un ton excédé :
— Si je comprends bien, j’ai vécu toute ma vie dans l’illusion et le monde que je découvre aujourd’hui est le réel. Et vous voudriez que je vous croie sans me poser de question ?
— Je sais que c’est difficile à concevoir, mais c’est la vérité.
— Et qu’est-ce qui me le prouve ?
— Il faut que vous me fassiez confiance, c’est la seule solution.
Je relevai les yeux et les plongeai dans le regard du prêtre. Il me semblait absent de tous calculs. Si je devais accorder ma confiance à quelqu’un, ce serait bien à lui. J’acquiesçai. Il sourit.
— Bien, voilà ce que nous allons faire…
Il fut interrompu par le bruit d’ouverture de la porte du transept sud. Il se releva vivement pour voir un des enfants de chœur arriver.
— Mon père, vite ! Les Nazs viennent par ici !
Le regard du curé s’agrandit d’angoisse.
— Ma fille, on n’a plus le temps de discuter. Il faut vous cacher.
Je me levai en sursaut, mon sang se glaçant dans ses veines. Mais dans quel endroit étais-je tombée ?
— Mais où ?
— Dans le confessionnal. Ce n’est malheureusement pas l’endroit le plus sûr, mais nous n’avons guère le temps de trouver mieux, dit-il en se dirigeant vers la cachette improvisée.
Il ouvrit la porte et me fit signe d’entrer dans l’espace sombre du confessionnal. Il referma la porte derrière lui, laissant les ténèbres envahir l’espace confiné. Je sentis ma respiration s’accélérer. Non, ce n’était pas le moment de faire une crise de claustrophobie ! J’essayai tant bien que mal de me rassurer. Après tout, c’était le moment rêvé pour parfaire ma curiosité, moi qui n’avais jamais été dans un tel endroit auparavant. Bon, à vrai dire, il n’y avait pas grand-chose à faire, si ce n’était écouter. J’entendis soudain la lourde porte s’ouvrir et des pas pesants résonner sur le plancher du bâtiment. Une voix grave retentit. Elle s’exprimait en allemand.
— Mon père, nous avons quelques questions à vous poser.
— Je vous écoute, répondit Jean dans la même langue.
Je remerciai le ciel d’avoir choisi allemand en deuxième langue. Je n’étais pas bilingue, mais pouvais comprendre la discussion. Le « Naz » reprit la parole :
— Nous sommes à la recherche de deux hommes, des maghrébins.
Le dégoût ressenti sur ce mot était limpide dans sa voix. Je frissonnai.
— Avez-vous vu quelque chose ?
— Non, je vois de moins en moins de monde dans mon église. Et ceux qui viennent ne le font pas pour demander le pardon de Dieu.
La provocation était sous-entendue. L’interlocuteur de Jean la relèverait-il ? J’eus soudain peur pour lui, mais après tout, il savait ce qu’il faisait. L’allemand se fit à nouveau entendre.
— Si jamais vous les voyez, eux ou d’autres, prévenez-nous. Il y a un endroit que nous leur ferons l’honneur de découvrir.
Je réprimai un haut-le-cœur. La déclaration était froide, sombre. Je commençai à prendre conscience des répercussions de la victoire des Nazis sur le monde. Le père Jean ne répondit pas. Des pas résonnèrent à nouveau et semblèrent s’éloigner avant de s’arrêter à nouveau. La voix que je détestais déjà retentit à nouveau :
— Au fait, mon père, il serait judicieux pour vous de ne pas nous mentir. Vous savez très bien qu’une simple robe noire ne nous a jamais retenus.
À nouveau des pas, puis le silence. Quelques instants plus tard, le clac sonore de la porte résonna.
Prostrée dans ma cachette, je ne pouvais plus bouger. J’étais paralysée de terreur. Je ne voyais pas comment je pourrais vivre… ou plutôt survivre dans cette société-là. Je n’étais même pas sûre d’en avoir envie. Non, je voulais retrouver ma maison, mon salon douillet, mon jeu de karaoké et mes plantes vertes. J’allais fermer les yeux, et tout allait redevenir normal.
Tout à coup, la lumière s’engouffra dans mon espace vital et la silhouette de Jean se détacha en surimpression sur mes paupières. Non. Je fermai les yeux plus fort.
— Vous pouvez sortir, il n’y a plus aucun danger.
Je ne réagis pas. Si je l’ignorais, ce monde affreux allait finir par disparaître.
— Mademoiselle ? insista le curé.
Je relevai finalement les yeux vers lui. Mon manège ne marchait pas. J’étais perdue. L’air rassurant du religieux me décida à me lever. D’un pas hésitant, je sortis de la cabine et bredouillai :
— Cet homme, qui était-il ?
— C’est Schmidt, le chef du groupe de SS de la localité. Nous avons eu de la chance, ils n’étaient que deux. D’habitude, ils se déplacent par quatre.
Les propos de Jean se gravaient dans ma tête sans que je ne parvienne à réagir. Trop d’informations arrivaient et me saturaient le cerveau. Par-dessus ça, les images atroces de mes livres d’histoires et des documentaires que j’avais vus défilaient devant mes yeux. J’éclatai soudainement en sanglot. D’abord surpris, Jean m’attrapa ensuite par les épaules pour me soutenir et ordonna à l’enfant de chœur :
— Guy ! Va chercher une couverture, elle est en état de choc.
Le jeune homme s’exécuta. Le curé reporta son attention sur moi.
— Je peux vous aider à vous en sortir. Pour cela, il faut que vous vous en remettiez à moi. Acceptez-vous ?
— Oui… murmurai-je entre deux sanglots.
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