Saan’ee
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Mon corps ne me répondait plus, je voyais les choses troubles, et seule la douleur franchissait le brouillard qui m’avait saisi tout entière en me maintenant dans une torpeur proche de la paralysie totale.
Je pouvais penser presque normalement, mais je ne comprenais pas tout ce qui m’entourait. C’était comme être plongée dans un cauchemar dont on ne contrôlait absolument rien. Ni notre corps, ni notre esprit. J’étais prisonnière du pouvoir de la mère Prima. En son entière possession. Je ne l’avais encore jamais vu employer pareille magie, et je ne l’en savais pas même capable.
Je m’étais toujours doutée que son don hérité de la déesse lui permettait autrement plus de pouvoir que ce qu’il n’y paraissait. Comment la mère de notre Caste aurait-elle pu être seulement capable de guérison ? Pourtant, je n’aurai jamais pensé à tant de puissance brute. Comment faisait-elle pour apporter tant de douleurs lorsqu’elle était capable d’apporter tant de paix, d’apaisement et de douceur ?
Ses vagues de magie me laissaient sans cesse un instant de répits entre chacune de ses attaques. Mais mon corps se contractait aussitôt à la pensée de la prochaine déferlante de douleur. On ne m’avait pas expliqué ce qu’on me faisait, mais je le comprenais. L’aura de Mère Prima coulait le long de mes membres comme de la lave en fusion ; elle pénétrait ma chair et mes os en laissant une traînée douloureuse à son passage. Je sentais mon aura tenter de combattre vainement cette intrusion, mais ce que Mère Prima m’avait fait avant de commencer l’exorcisme m’avait vidé de mes forces, comme endormie ma combativité. Je pouvais deviner mon énergie magique s’appauvrir au fur et à mesure et se recroqueviller au plus profond de mon être pour éviter l’invasion trop forte pour elle.
Je ne pouvais absolument rien faire. Mes oreilles n’entendaient plus rien, pas même les hurlements que je savais sortir de ma bouche. Mes cordes vocales vibraient à s’en briser, et ma tête devenait si douloureuse que je m’étonnais de ne pas m’être encore évanouie.
Les minutes s’écoulèrent jusqu’à devenir pour moi des années. Jusqu’à ce que, soudainement, la souffrance cesse.
Mon corps frémit tout entier, puis s’écroula sur la pierre froide. Mes mains restèrent accroché aux socles de pouvoirs, contre ma volonté. Même si j’avais eu la force de les retirer, je n’aurais pas pu ; le pouvoir de Mère Prima m’y clouait.
Je me sentais légèrement mieux. Le froid apaisait la chaleur qui m’engourdissait tout entière. Mon front était moite de sueur, mon dos dégoulinait de transpiration et mon cœur battait à tout rompre. Je l’entendait rugir dans mes tympans comme si j’avais couru toute la journée. Le chant des Saintes me parvenait étouffé, comme à travers une autre pièce, alors qu’elles se tenaient toutes dans mon dos.
Pourtant, ce n’était pas fini. Je savais que ça ne pouvait pas être terminé.
Et puis, je l’entendis. Une voix profonde, ronronnante, tout droit sorti des profondeurs de la terre, comme incarnant la virilité, le pouvoir et la domination. Une voix que j’étais persuadée d’avoir déjà entendue quelque part.
-Aaaah ! Quel bonheur ! Quel douce senteur… qu’il est bon de s’ouvrir enfin au monde… mmm… tant d’années à souffrir, enfermé, cloisonné dans cette noirceur, seul… enfin ! Me voilà enfin libéré !
Où avais-je entendu cette voix déjà ?
– Que… que… c’est impossible, chevrota la voix paniquée de Mère Prima.
Au prix d’un ultime effort, je tournais la tête, la tempe sur le sol, les yeux à demis ouvert levés vers le regard horrifié de Mère Prima. Qu’est-ce qui lui faisait si peur ? Me demandais-je sans repérer tout de suite cette volute de noirceur qui flottait au-dessus de mon corps. C’est cela que Mère Prima observait.
– Le Démon et traître Illios, lâcha cette dernière dans un souffle.
Démon Illios ? Le fils de la Déesse Il’lis qui l’avait trahie en tuant ses défenseurs ?
– Démon ? Traître ? Huhuhu. Tout de suite les grands mots. Vous m’avez enfermé ici pendant des siècles, et c’est moi le monstre… Vous et votre satané Caste, gronda la voix.
En regardant mieux, j’entre-aperçu le visage d’un homme. Un homme d’une beauté sans nom dont je ne voyais ni les yeux ni le corps. Il m’aurait été impossible de déterminer son age, et je n’aurai même pas pu dire s’il était un jeune adulte ou un adulte dans la force de l’age.
Illios baissa son visage vers moi. Ses yeux m’apparurent comme deux profonds tourbillons à la fois sans couleurs, puis avec toutes les teintes possible. Ses iris m’envoûtèrent, pénétrant au plus profond de mon être. Un sourire étira sa bouche aux lèvres pleines, puis il se détourna.
– Vous vouliez exorciser le mal dans cette petite. Au lieu de quoi, vous libérez le mal présent ici même, dans le couvent, en voulant purger votre protégée. N’est-ce pas ironique ?
La volute de fumée se condensa pour former des épaules, deux bras puis deux mains qui se touchèrent encore et encore sous le regard émerveillé de leur propriétaire.
– Cependant, ajouta le démon, Bien que vous m’ayez libéré, j’apprécie moyennement ce que vous avez fait subir à ma Saan’ee.
J’accusais le coup en comprenant qu’il me connaissait. Mère Prima devint livide, puis verdâtre. Elle tenta de se reprendre, mais ne parvint qu’à crier d’une voix incertaine :
– Mes Soeurs, plus fort, le mal est ici, éradiquons-le !
Et elle se mit à psalmodier. La douleur me traversa à nouveau dans un horrible déchirement. J’eus la sensation que le tonnerre s’était servi de mon corps pour exploser. De nouveau, je ne comprenais et n’entendais plus que le rugissement de mon sang dans mes veines, du chant en arrière plan des Saintes, et le rire tonitruant du démon qui s’accordait à mes hurlements.
Il disparu ensuite. Et mes yeux se voilèrent. Plus rien n’existait plus que ma souffrance. Je me tordais sur le sol alors même que les femmes qui m’avaient élevées me détruisaient de l’intérieur.
Et puis soudain, ce fut le noir, et je l’accueillais avec délice alors qu’Illios murmurait dans mon esprit : « Nous nous reverrons bientôt ma Reine ».

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