La main de Samös se resserrait autour du pommeau de son épée. Il la tenait de son père, qui lui-même la tenait de son père. Cette arme avait connu la Symbiose puis la grande révolte et l’incendie. Pour le jeune soldat, cette épée était son héritage et son bien le plus précieux.
— Du calme, Sam. On n’est pas encore face à eux.
Il tourna le regard vers son ami Jek, qui arborait un large sourire. Contrairement à Samös, c’était un garçon très confiant et pour lui, cette mission n’était qu’une simple aventure.
— Ces types ne doivent pas nous intimider. Ce ne sont que des lâches …
Jek avait raison, ces hommes avaient fait preuve d’une cruauté sans nom. Lorsque leur bataillon était arrivé au village, ils n’avaient trouvé que mort et désolation. Nul n’avait été épargné, des cadavres jonchaient le sol et une odeur suffocante émanait des chaumières brûlées. Samös n’avait jamais vu un tel massacre.
Irilin, le roi d’Arcalie avait ordonné la formation d’une compagnie afin de se lancer à la poursuite de l’homme responsable de ces actes, connu sous le nom du Titan. Longtemps considéré comme mort, il semblait être revenu de l’autre monde pour hanter le royaume. Ce village était le dernier carnage en date de ce monstre et de ses hommes. La compagnie, à laquelle appartenait Samös, avait pour but de mettre fin à cette barbarie.
La centaine de soldats marchait d’un pas cadencé, en une seule colonne. L’étendard du roi flottait au-dessus des têtes recouvertes d’acier. Les lances étaient pointées vers le ciel tandis que le soleil déclinait à l’ouest. Une voix retentit à l’avant, stoppant l’avancée des hommes. Rapidement, un campement sortit de terre et les tours de ronde commencèrent.
* * *
Comme il entrait dans la tente de commandement, Ulcyn retira son heaume, laissant retomber sa chevelure blonde le long de sa nuque. Il s’approcha en silence des deux autres auxiliaires qui se tenaient là. Il ne manquait plus que lui. Ses comparses le saluèrent, tandis qu’un dernier homme s’agitait à l’autre bout de la tente. Leur supérieur avait les yeux rivés sur un rapport provenant de la capitale.
— Me voilà, Seigneur-Griffe Ervas. Pardonnez mon retard, souffla Ulcyn, gêné.
— Oh, sois sans crainte Ulcyn. D’après ce foutu papier, je peux vous annoncer que nous ne recevrons aucune troupe supplémentaire !
Les trois auxiliaires échangèrent un regard étonné.
— Aucune troupe vous dites ? Mais comment…
— Pas les moyens, Garlim ! Ils n’ont pas les moyens ! C’est sûr que l’anniversaire des héritiers doit leur coûter cher ! Si ça ne tenait qu’à moi, j’enverrais l’armée entière à travers le royaume pour retrouver cette crapule de traître !
Le visage d’Ervas était devenu cramoisi, une veine saillante apparut sur son front. Ses conseillers gardèrent un moment le silence. Ils connaissaient parfaitement leur chef. Ervas était un vétéran de l’armée, il avait combattu lors de la grande révolte face aux Atraqses et en portait encore les stigmates. Il avait perdu son œil droit lors de cette guerre, mais sa force de conviction et sa bravoure étaient restées intactes avec le temps. Il fut par la suite élevé au rang de Griffe du Royaume, lui permettant de diriger une cohorte.
Il s’assit sur son siège de campagne, repoussant ses cheveux grisonnants en arrière. Les éclaireurs suivaient les traces du Titan depuis presque une semaine et ils n’avaient toujours rien à se mettre sous la dent. Pour la plupart des soldats, ce déserteur n’était rien d’autre qu’un meurtrier s’étant retourné contre son pays mais pour Ervas et les plus anciens, il était bien plus.
— Les pisteurs pensent que lui et sa bande se sont cachés dans un bois à cinq lieues au nord. On va bien voir s’ils sont assez idiots pour allumer un feu, la nuit va bientôt tomber, lança Garlim.
— Une fois l’information confirmée, nous mettrons en place un plan pour les débusquer. Nous sommes supérieurs en nombre, ce sera facile ! continua Parga, le troisième auxiliaire.
Ulcyn se tut. Il ne connaissait rien de leur ennemi et il s’agissait là de sa première mission depuis sa nomination. Son père avait profité de sa longue amitié avec Ervas pour le faire nommer dans sa cohorte. Le Seigneur-Griffe était reconnu pour ses méthodes rigoureuses tout en gardant du respect et une certaine bienveillance envers ses hommes. Ulcyn apprenait chaque jour davantage à ses côtés et sa carrière militaire restait encore à écrire.
— Parga, tu te trompes mon ami, lui répondit la Griffe. Ce ne sera pas facile. Jadis, j’ai combattu aux côtés de cet homme. Je l’ai vu brandir sa masse d’armes face à un Atraqse qui faisait deux fois sa taille et le réduire en charpie. Il s’accroche à la vie comme une sangsue à ta peau.
— Le Nectar l’a bien aidé à forger sa légende…souffla Garlim.
— Il n’était pas le seul à consommer l’élixir et ça n’a jamais été suffisant pour devenir un guerrier hors norme.
— Quand on vous écoute, Seigneur-Griffe, on a l’impression que vous l’admirez malgré tout ce qu’il a fait.
— Je l’ai admiré. Il y a bien longtemps. Aujourd’hui, les choses sont différentes, Garlim.
Les trois hommes restèrent silencieux. Plusieurs décennies s’étaient écoulées depuis la révolte. Les vétérans qui avaient combattu les Atraqses, inspiraient encore un très grand respect dans le royaume. Les auxiliaires n’avaient qu’une vague idée de ce qu’avaient vécu Ervas et ses contemporains.
Le vieux guerrier se pencha pour attraper une bouteille de vin du Delta. Il ouvrit un petit coffre dans lequel se trouvaient plusieurs gobelets en terre cuite, avant de les remplir du breuvage.
— On peut dire ce qu’on veut des Comtes du Delta mais leur vin… une merveille ! Buvez messieurs, c’est un ordre.
Ulcyn observa Garlim et Parga s’emparer de leurs verres. Il resta pourtant immobile, scrutant son gobelet de vin d’un œil méfiant.
— Et bien mon garçon ?
— Je… je n’ai pas soif, Seigneur-Griffe.
— Il n’est pas besoin d’avoir soif pour savourer ce vin épicé, Ulcyn.
Mais le jeune homme semblait malgré tout hésitant, Ervas sentit sa gêne.
— Sois franc mon garçon, je voudrais savoir ce qui te chagrine.
— Vous avez parlé d’une attaque contre le camp du renégat cette nuit, commandant. Si l’on doit combattre, je préfère ne pas m’enivrer.
Ervas garda le silence. Ulcyn était encore un enfant à ses yeux et son père l’avait chargé de parfaire son éducation militaire. Ce garçon n’avait pourtant rien d’un soldat, c’était un intellectuel fait pour manier la plume et non l’épée. Et malgré cela, le Seigneur-Griffe avait accepté de le prendre sous son aile.
— Finissez vos coupes et laissez-nous messieurs. Que les hommes se reposent encore une heure avant l’attaque.
Garlim et Parga s’exécutèrent puis disparurent dans la nuit. Ervas quitta son siège, contourna son bureau de campagne pour se tenir face à Ulcyn. La Griffe n’avait pas une carrure des plus imposantes, le jeune auxiliaire était même un peu plus grand que lui. Mais il émanait de ce guerrier une aura bienveillante et puissante à la fois. C’était un roc et aucun de ses soldats n’en doutait. Il dévisagea le garçon de son œil valide.
— J’ai toujours eu un certain penchant pour l’alcool.
— Seigneur … ?
Ulcyn ne comprenait pas bien ce qu’il voulait dire. Ervas en profita pour finir son verre puis se saisit de celui de son protégé. Il but une gorgée.
— Ne t’inquiète pas, je ne vais pas te forcer à boire. Moi j’ai commencé à ton âge et depuis, cette habitude ne m’a plus quitté.
— Cela vaut toujours mieux que le Nectar, lui répondit Ulcyn pour détendre l’atmosphère.
À ces mots, le vétéran esquissa un sourire. Le Nectar… un vestige du passé qui hantait encore leur peuple, même plus de vingt ans après l’extinction des Atraqses.
— Un cadeau empoisonné de ces créatures. Il a provoqué leur mort mais aujourd’hui c’est notre royaume qui en porte les stigmates.
L’œil dans le vague, Ervas faisait tournoyer lentement sa coupe de vin comme s’il revivait son passé. Puis il revint à lui pour avaler le reste de son verre.
— Tu as eu raison de refuser ce verre. J’avais envie d’en boire un deuxième.
Puis Ervas ria à gorge déployée, le genre de rire que l’on pouvait entendre autour d’un bon feu lorsque l’on est simplement heureux d’être là. Mais Ulcyn remarqua le regard de son supérieur, il y avait quelque chose en lui d’éteint. Il était toujours là-bas : dans ce sombre passé. Le jeune homme sourit à son tour.
— Va donc te détendre avec les autres, j’ai besoin de dormir un peu, lui lança Ervas.
L’auxiliaire le salua puis quitta la tente. Et une larme apparut sur le visage du Seigneur-Griffe.
* * *
— Si je te le dis…
— Je ne peux pas te croire ! gronda Jek.
— Et pourtant, c’est la vérité.
Samös attrapa du bout de son couteau un nouveau morceau de viande. Jek était assis en face de son ami mais il ne tenait pas en place.
— T’es en train de me dire que t’as jamais été voir une putain de ta vie ?!
— Exactement, finis ton assiette sinon c’est moi qui l’attaque, renchérit Samös un grand sourire aux lèvres.
— Bah ! Tu passes plus de temps à te goinfrer qu’à forniquer !
— Ma femme me suffit amplement et je te rappelle que tu te ressers toujours quand tu viens manger chez nous.
Jek croisa les bras et s’allongea face aux étoiles. Le feu de camp allumé non loin d’eux crépitait et l’on entendait les voix d’autres soldats à quelques pas derrière les deux amis.
Samös avait retrouvé son appétit ; manger l’empêchait de trop penser. Il termina son repas par une bonne gorgée de bière brune.
— Un jour, je t’emmènerai au bordel…
Son ami lui lança un regard noir.
— Que tu ne meurs pas complètement idiot ! argumenta Jek.
— Je me contenterai de te regarder faire alors, ironisa Sam. Sur ces bonnes paroles, je vais faire pleurer le colosse.
— Ouais, ouais et tâche de ne pas te perdre en route !
Ils avaient beau se taquiner, ils se connaissaient depuis leur enfance et s’aimaient comme des frères. Jek savait très bien qu’il n’arriverait pas à le faire changer d’avis, mais il revenait à la charge et ce, depuis des années.
Jek se surprit à fermer les yeux de fatigue. La journée avait été longue et éprouvante. Avec la nuit, la chaleur se faisait moins étouffante et les muscles pouvaient se détendre – comme les hommes. Une légère brise vint lui caresser le visage, elle amenait avec elle une odeur toute particulière. Il n’avait jamais senti une chose pareille, un mélange de rose et de cendres.
Des pas se firent entendre tout près de lui.
— Alors c’est bon, tu as fi…
Une main venait de se poser sur sa bouche, l’empêchant de terminer sa phrase. Une tête planait au-dessus de la sienne, dissimulée sous une capuche. Il n’avait aucune idée de la personne qui lui faisait face. L’homme sembla bouger son bras libre et un objet froid se posa sur la gorge de Jek. L’inconnu bascula à nouveau son bras et il sentit la lame trancher son cou. Son sang jaillit vers le ciel étoilé tandis qu’il se débattait. Sa vision devint trouble et le goût du sang se fit plus clair dans sa bouche. De la rose et des cendres, il sentait encore cette odeur.
Samös marchait d’un bon pas tout en renouant son pantalon lorsqu’il vit Jek. Ses bras étaient étendus de chaque côté du corps, son regard encore rempli de douleur. Du sang s’échappait encore de sa gorge donnant à l’herbe une teinte pourprée. Un homme venait d’enjamber son corps et s’arrêta à quelques pas de Samös, sa dague écarlate toujours en main. Derrière lui, trois hommes surgirent des ténèbres. Toutes leurs lames étaient noircies pour éviter qu’elles ne se reflètent dans les flammes.
Sans en savoir davantage, Samös fit chanter son épée avant d’hurler :
— Embuscade ! Embuscade !
Puis il se rua sur l’assassin de Jek, le cœur blessé et la rage au ventre. Son ennemi voulut reculer mais faillit trébucher dans le feu de camp. Lorsque ses yeux se tournèrent à nouveau vers Sam, il ne vit qu’une ombre avant que sa lame ne le transperce de part en part. Samös repoussa le corps sans vie du meurtrier qui tomba dans les flammes.
Les trois autres complices s’étaient déjà disposés en cercle autour de lui, ne lui laissant aucune échappatoire. Sans réfléchir, Sam se saisit d’une bûche enflammée faisant fi de la douleur et la jeta sur la tente la plus proche. En un instant, le feu commença à se répandre et les assaillants se jetèrent sur Samös.
— Embuscade ! cria-t-il une dernière fois.
* * *
Le cri d’alerte fut bientôt suivi de plusieurs échos à travers le dédale de tentes. Des ennemis envahissaient le campement de toute part, plusieurs débuts d’incendies se formaient alors que les soldats tentaient d’endiguer l’attaque. Ervas appela rapidement à lui tous les hommes à sa portée, il fallait se regrouper au plus vite avant que l’ennemi ne puisse les isoler.
Une quinzaine d’hommes entourait désormais le Seigneur-Griffe, la moitié n’avait pas eu le temps d’enfiler d’armure mais Ervas s’en moquait bien. Un petit groupe d’assaillants se rua vers eux et le vieux guerrier sonna la charge. Les lames s’entrechoquaient, de nombreux cris s’échappèrent de ce qui ressemblait maintenant à un champ de bataille. Les flammes se propageaient dans le camp et l’on y voyait presque aussi bien qu’en plein jour.
La garde rapprochée d’Ervas parvint à éliminer la première vague d’ennemis lorsqu’une volée de flèches s’abattit sur eux. Plusieurs soldats furent touchés et Ervas ordonna le repli vers une autre voie dans le camp. De nouveaux soldats les rejoignirent et ensemble ils formèrent un carré défensif de fortune.
Des guerriers surgirent de deux côtés, tentant de percer les lignes des défenseurs encore sous le choc. Le carré n’allait pas tenir bien longtemps.
— Mort aux lâches ! Pour le Roi ! hurla Ervas, brandissant son épée.
Aussitôt ses hommes se dispersèrent et parvinrent à repousser les agresseurs, faisant de nombreuses victimes. Malgré le tumulte du combat, Ervas repensa à Ulcyn. Etait-il encore vivant ? Avait-il des hommes avec lui ? Revenant à la réalité, il se baissa juste à temps pour éviter un coup de taille. Il brisa ensuite la garde ennemie pour perforer le plastron de cuir de son adversaire. La Griffe esquiva un nouveau coup provenant de sa droite, son vis-à-vis continua les attaques d’estoc sans parvenir à atteindre le maître épéiste. Un coup trop long de l’ennemi permit à Ervas d’immobiliser son bras armé pour lui trancher la gorge d’un revers d’épée.
Bien qu’ils soient vaillants, les soldats du roi étaient désormais en infériorité et l’effet de surprise les avait empêchés de se regrouper. Ervas n’aurait jamais cru le Titan assez fou pour oser s’en prendre à l’étendard du roi. Les villages et les convois de marchands ne lui suffisaient plus ? Ce traître avait-il tant de haine envers son royaume que pour massacrer tous ses compatriotes ?
Le Seigneur-Griffe recula d’un pas et percuta l’un de ses hommes : c’était Garlim. Ils échangèrent un regard complice, Ervas ne voulait pas voir tout son bataillon disparaître cette nuit.
— Soldats ! Avec moi !
À coups d’épée, la Griffe et les autres rescapés se frayèrent un chemin parmi les tentes en proie aux flammes et les cadavres encore chauds. S’ils parvenaient à quitter le campement et à rejoindre un bois tout proche, ils seraient peut-être en mesure de se reprendre. Et de survivre.
Garlim fut le premier à atteindre la dernière tente. Mais une ombre gigantesque apparut devant lui. L’auxiliaire leva son épée et ouvrit la bouche pour hurler sa rage mais rien ne vint. L’ombre terrifiante bloqua d’une main son bras armé et enserra le cou de Garlim, l’empêchant d’émettre le moindre son. Ervas et le reste de son bataillon stoppèrent à quelques pas de la scène. Un bruit d’os brisé se fit entendre et la dépouille sans vie de l’auxiliaire s’écrasa contre le sol. Ervas ne pouvait pas détacher son regard du colosse.
Ce dernier fit un pas en avant et fut éclairé par le brasier : l’homme portait une armure sombre recouvrant tout le haut de son corps. Ses gantelets d’acier semblaient faire la taille d’une tête chacun et son casque était monstrueux, avec des reflets violets et argent.
Le vétéran eut l’impression d’être face à un démon. Sa visière cachait tout son visage, ne laissant qu’une bande au niveau des yeux.
— Le Titan.
Les guerriers qui poursuivaient la troupe d’Ervas chargèrent leur arrière-garde. Mais le Seigneur-Griffe restait face au géant d’acier, oubliant tout le reste.
— Qu’es-tu devenu, toi le guerrier que tous adulaient ? lui demanda-t-il.
Le renégat sortit alors de l’ombre son arme connue de tous : une masse aux dimensions gigantesques portant à son extrémité des pointes et des lames semblant surgir des ténèbres.
— Je suis le fils de la mort et je viens récolter vos vies.
À travers son heaume, sa voix prenait un timbre sinistre et guttural. Ervas empoigna son épée à deux mains et renforça ses appuis. De la sueur s’écoulait lentement de son front marqué, son œil unique scrutait son ennemi semblable à un géant.
— Tu es plus grand que dans mes cauchemars, Rokran, souffla-t-il.
Ses derniers hommes tombaient un à un derrière lui. Mais le visage d’Ervas était serein. Il n’y avait plus d’espoir alors pourquoi s’en faire ? Il prit une grande inspiration et chargea en direction du colosse d’acier.
Il remarqua alors ce fameux parfum. De la rose et des cendres.
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