Unborn-Oracle.net, 12 mai 2015

Ici Sally.

Bon, je vous aime bien, mais il va falloir mettre les choses au point.

Je sais que j’ai une certaine réputation qui entretient des fantasmes, une apparence qui fait de même. J’ai déjà dit que si Arel et moi nous sommes mariés, nous avons une relation très libre et que nous partageons beaucoup de choses, y compris nos amants et amantes occasionnels. C’est un peu la même chose pour Kelvin et Florianne.
Cela dit, ça ne donne à personne le droit de nous tripoter sans demander avant.

Notez que je dis ça pour vous, hein. Pour ceux qui l’ignorent, j’ai aussi environ quinze ans d’expérience dans divers arts martiaux. Les derniers qui ont essayé ont eu très mal à des endroits très sensibles. Pour ceux qui l’ignorent, je suis aussi une experte dans l’art de faire très mal et dans la connaissance des endroits très sensibles.

Et non, je ne dis pas ça parce qu’on est en France ; de ce point de vue, le public français a été moins pénible que certains excités britanniques.

***

— Tiens, c’est marrant, ton dernier message fait le buzz.

— Génial. Je voulais faire de la musique et me voici propulsée comme icône du féminisme.

— Ce n’est pas incompatible.

— Certes.

Metallmonster.de, 19 mai 2015 (traduit de l’allemand)

Qui aurait pu croire que métal progressif et improvisation puisse faire bon ménage ? Unborn Oracle, le nouveau groupe formé autour de Sally « Salamander » Wilde semble être bien décidé à prouver que l’on peut faire une tournée européenne avec des petits moyens et à peu près aucune planification.

Lors de leur premier concert en Allemagne, à Saarbrücken, j’ai pu poser trois questions au groupe.

Vous dites vous être inspirés d’Amanda Palmer, pouvez-vous expliquer en quelques mots le concept ?

En très gros, on attend les propositions et on va jouer là où ça paraît cool. En vrai, c’est un peu plus compliqué, parce qu’on fait quand même un peu de tri, on regarde ce qui a l’air réaliste, pas se retrouver à jouer sur un parking de supermarché.

Oui, ça nous est déjà arrivé. C’était plutôt cool, mais on aimerait pas que ça devienne une habitude, non plus, surtout que les flics n’étaient pas très enthousiastes.

Vous faites des concerts dans des petites salles, dans des festivals mineurs, voire dans des pubs, alors que vous pourriez jouer dans des vraies salles.

Les vraies salles, on s’en fout un peu. Ce qu’on veut, c’est jouer devant un vrai public.

Que dites-vous à ceux qui vous accusent d’abuser de la naïveté de vos fans au lieu de payer une vraie structure de professionnels ?

(Sally) Je dois rester polie ?

(Arel) C’est un faux débat. On n’abuse de la naïveté de personne : on explique toujours très clairement à ceux qui veulent accueillir un concert ce que ça implique. On veut croire que les fans qui se lancent dans un tel projet le font parce qu’ils ont envie de nous voir jouer, de faire partie d’un événement cool, dans leur ville, parfois même chez eux, ou peu s’en faut. Si ça se trouve, c’est nous qui sommes naïfs, pas eux.

Banlieue de Coblence, Allemagne, 28 mai 2015

Massimo Natal entra dans le pavillon endormi. Il compta les formes allongées dans le salon – sept personnes. La caméra thermique n’avait donc pas menti ; avec les quatre dans la chambre et les deux autres dans le garage, ça faisait treize personnes dans la microscopique demeure.

Ça lui avait facilité la neutralisation de la maisonnée – une seule dose de gaz somnifère à large spectre – mais ça allait rendre l’évacuation du trio plus complexe.

— Hallo ! Entschuldigung, hast du ein Aspirin ?

Massimo se retourna pour se retrouver nez à nez avec une grande rouquine mal réveillée et à l’allemand peu assuré, engoncée dans un t-shirt trop grand – à part peut-être pour sa poitrine.

La surprise fut réciproque : il ne s’attendait pas à trouver quelqu’un de réveillé, sans même parler de debout et en état de parler. Son interlocutrice, elle, nota tout de suite le masque à gaz et l’arme qu’il tenait ; sans plus réfléchir, elle lui bondit dessus.

Un coin de son esprit reconnut la Terrienne, la seule du quatuor qui n’était pas dans ses objectifs. Le reste de son entendement leva, par pur réflexe, son pistolet neutraliseur, mais non seulement l’arme refusa de fonctionner, mais elle surchauffa au point qu’il dut la lâcher. Massimo n’eut cependant pas le temps de s’interroger sur cette panne aussi brutale qu’inhabituelle, car il se retrouvait à esquiver un talon lancé à grande vitesse. Il recula, puis bloqua une série de coups qui étaient rendus d’autant plus rapides et violents que la furie était lancée.

Sally Wilde savait se battre. Massimo était plus expérimenté, mais il devait évoluer dans un environnement composé de corps endormis, de couches improvisées et de bouteilles vides. Son sens tactique lui donna enfin une ouverture : en passant derrière un fauteuil, il venait de trouver une position idéale pour réceptionner l’assaut suivant. Il se prépara à une projection, suivie d’une utilisation de son gant à impulsion qui, il l’espérait, allait mettre fin à ce contretemps ridicule.

C’est alors que la vitre du salon éclata et qu’une sorte de grosse boîte de conserve atterrit sur une table basse, entre les deux combattants.

Les yeux de Massimo s’écarquillèrent : une putain de grenade !

Ils s’écarquillèrent encore plus quand ladite putain de grenade disparut dans une gerbe de flammes et que la gerbe de flammes, elle, disparut dans la paume de la rouquine.

Ouate de phoque ?

Elle lui lança un regard qui brillait comme un incendie dans le lointain.

— Plus tard !

***

Les ordres étaient simples : lancer une grenade dans le corps du bâtiment, une seconde dans le garage, puis partir. Beszet était mercenaire, il aimait les ordres simples. Il n’aimait par contre pas le matériel défectueux, comme les grenades incendiaires qui font pfout ! au lieu de boum-woush ! Il se préparait à remettre une dose quand une silhouette extrêmement féminine sauta par la même fenêtre dans laquelle il venait d’envoyer le projectile. Il se demanda un bref instant si quelqu’un avait inventé les grenades à filles nues. Ce serait assez cool.

La silhouette s’enflamma. L’instant d’après, sa camionnette fit de même et les choses devinrent beaucoup moins cool.

***

Massimo rejoint Sally devant le pavillon. Une camionnette brûlait intensément, les flammes jetant des reflets démoniaques sur son visage. Il se demanda un instant s’il n’avait pas affaire à une véritable succube ; il se surprit à vérifier la présence de sabots fourchus ou de cornes sous la tignasse en bataille.

Elle était très près des flammes, avec pour toute protection un t-shirt troué et – il l’avait brièvement remarqué – un slip de dentelle noire, plutôt élégant. Massimo était un mètre derrière elle et sentait la chaleur du brasier lui roussir les sourcils. Une pyrokinétique, pensa-t-il. Ça manquait à la collection d’arcanistes qui composait ses objectifs.

Elle ne semblait pas l’avoir vu, fascinée par les flammes, et il se dit que c’était peut-être l’occasion de sauver cette opération du désastre complet. Il activa son gant électrique et le posa sur la nuque de la fille. Celle-ci eut un hoquet, son corps s’arquant soudainement de façon presque obscène. Puis elle lui prit le poignet, se retourna brusquement et appliqua le gant sur son plexus solaire.
Avant de sombrer dans l’inconscience, Massimo eut le temps de penser, avec fatalisme, que quand ça ne voulait pas, ça ne voulait vraiment pas.

Unborn-Oracle.net, 28 mai 2015

Salut à tous, ici Arel.

Avant toute chose, tout le monde va bien. Nos hôtes en sont quittes pour un peu de verre brisé et un gros mal de crâne à cause de la fumée et on a dû se fader de longues discussions avec la police et les assurances, mais rien de majeur.

Pour ceux qui ne sont pas au courant, je vous fais la version courte : une camionnette a pris feu et explosé juste devant notre hébergement à Coblence. Il y a eu un mort ; de ce que l’on sait, il semble que le pauvre type dormait dans sa bagnole et avait des bouteilles de gaz défectueuses.

Par contre, on va devoir reporter le concert de ce soir à Francfort, mais la bonne nouvelle c’est que, demain, on aura une bien plus grande salle. Merci à @Unforgiven et à @Nachtwald pour le coup de main ! Si on a le temps, on va tenter un concert-ninja ce soir, mais je ne promets rien.

Zone industrielle de Francfort-ouest, 28 mai 2015

Massimo se réveilla avec un mal de crâne carabiné. Lorsqu’il voulut porter la main à son front, il s’aperçut que celle-ci était attachée. En fait, toute son anatomie était attachée. Et solidement. Celui qui avait fait les nœuds était un expert.

Un élément de briefing repassa devant ses yeux. Correction : celle qui avait fait les nœuds était une experte. Reconnue, même.

Bon, ça pourrait être pire.

— Max ?

Correction : ça ne pouvait plus être pire. Massimo soupira :

— Salut Kelvin, tu m’excuses si je ne me lève pas pour te faire la bise…

***

Le canapé était défoncé de partout, sa bourre sentait le moisi et l’urine, mais c’était plus confortable que la poutrelle en acier et les cordages. Massimo finit sa deuxième bouteille d’eau ; entre ça et quelques instants de méditation, il sentait que le mal de tête et les douleurs diverses commençaient à se résorber.

**Ancien amant ?**

Florianne s’était glissée à côté de Kelvin. Son message mental contenait beaucoup de non-dits salaces. Grand, athlétique et le teint mat, Max était visiblement à son goût. Max était du genre à être au goût de beaucoup de monde. Kelvin hocha silencieusement la tête :

**De ma période Frisco. Il a été un résident de la Fabrique en même temps que moi.**

**Un autre rescapé des Golden Sixties, donc. Tu savais que c’est un Atalen ?**

**Pas immédiatement, mais à l’époque, on s’attardait pas à ce genre de détails, même ceux d’entre nous qui étaient stellaires. Mais j’ai appris plus tard qu’il avait été envoyé pour me surveiller.**

**Ah ? Par qui ?**

**Je ne l’ai jamais su, mais c’est peut-être le moment de le lui demander.**

— Bon, lança-t-il, tu nous expliques pour qui tu bosses ou je laisse Sally jouer encore un peu avec toi ?

Massimo ricana.

— Tu n’as pas changé, Kev. Toujours droit au but.

— Si tu voulais des mondanités, fallait pas débarquer avec du gaz et des porte-flingues maladroits !

— Ah, pardon, mon frère ! Le crétin au lance-grenade n’était pas avec moi.

**Il dit vrai** acquiesça Florianne, qui gardait une discrète sonde mentale sur leur prisonnier.

— Admettons. Mais j’attends toujours la réponse.

— Demande donc à la beauté télépathe qui me sonde depuis tout à l’heure !

— Je n’ai pas coutume d’entrer dans l’esprit des gens sans y être invitée, lâcha l’Eylwen d’un ton sec. Mais si tu insistes, je peux faire une exception.

Kelvin connaissait ce ton ; la discrète Dairil était passée en mode « Dame d’Arcanes ». Il se demanda si elle se rendait compte qu’elle adoptait les attitudes et les expressions de Galadril…

Massimo leva les mains en signe de défaite.

— D’accord. On va faire bref : mon vrai nom est Maethlar Trestendi. J’appartiens au Service d’exploration de la Communauté.

Florianne fronça les sourcils :

— Trestendi, comme…

— Oui, je suis lié à la Couronne d’Eokard, mais d’une branche mineure. Nos clans sont alliés, Dairil Gilsendë Lothian.

— Techniquement, les nôtres aussi, lança Kelvin.

— Techniquement. L’Atalen sourit : Mais, je ne suis pas sûr que le clan Gilsendë le voit ainsi.

Dairil reprit la parole :

— Est-ce mon clan qui est derrière cette histoire ? Tu es venu pour me ramener, c’est ça ?

— Toi en priorité, mais tes deux compagnons également. Je ne doute pas un seul instant que le clan Gilsendë ne soit pas derrière cette mission, mais officiellement, votre autorisation de séjour sur une planète pré-stellaire a été révoquée et je dois vous ramener les trois.

Kelvin ricana.

— Tiens donc, juste nous trois et pas, mettons, mon père ou tous les autres ?

— Désolé de te dire ça, Kev, mais vous trois n’avez pas le même poids politique. À part éventuellement la Dame ici présente.

Florianne serra les mâchoires à l’évocation de son titre. Le terme que Max avait utilisé pouvait être compris des deux façons. Savait-il ce qu’il en était ou était-ce une forme de dérision ? Elle lâcha :

— Quitte à flinguer les deux autres s’ils refusent ?

Massimo soupira. Il se leva et s’approcha de Florianne.

— Je ne suis pas un boucher, Bouquet de Fleurs…

— Ne m’appelle pas ainsi !

Dairil n’avait pas haussé la voix, mais le ton aurait gelé un lac d’azote. Son surnom, Lothian, lui avait été attribué par sa mère et elle seule l’utilisait. Florianne et sa famille n’étaient pas en très bons termes. Mais Max ne se laissa pas intimider :

— … j’aurais pu m’arranger pour attirer les deux autres et les neutraliser de façon tout à fait civilisée, avant de faire un joli paquet groupé.

Kelvin choisit d’intervenir pour faire baisser la tension, avant que Florianne ne propulse Max – Massimo – Maethlar – en orbite basse d’une impulsion mentale un peu brusque.

— Ça ne nous dit pas qui était le maniaque de la grenade.

— Tout ce que je peux dire, c’est que ce n’est pas quelqu’un de chez nous. Pas trop le genre de la maison.

— Je ne crois pas non plus. Ça rappelle un peu trop l’incident d’Oulu.

— Le quoi ?

Kelvin sourit.

— Ah, il semble que les services de renseignements de la Communauté ont laissé passer des choses.

— Pff, m’en parle pas. J’en suis réduit à utiliser les flux d’informations locaux.

— Je t’expliquerai plus tard. Pour le moment, tu viens avec nous.

**Tu crois que c’est une bonne idée ?**

**C’est la moins mauvaise que j’ai eue. Mais si tu préfères l’envoyer hors du temps et de l’espace…**

Florianne lança un regard oblique à l’Atalen, puis à son compagnon. **Il est agaçant, mais ce serait gâcher.**

Maurerkeller, Francfort, 28 mai 2015

Massimo rangea le gros appareil réflex et son optique gigantesque dans le sac idoine. Avec un peu de chance, les photos ne seraient pas floues et mal cadrées ; la pratique de détective privé n’était pas toujours compatible avec l’art.

Il retourna vers la table qui croulait les t-shirts, les posters et autres babioles d’un goût discutable. Florianne lui avait mis le marché en main : s’il voulait vraiment les suivre, il pouvait toujours rejoindre l’équipe et gérer les photos et les ventes. Il n’avait pas hésité très longtemps ; certes, sa mission impliquait de ramener les enfants prodigues au bercail, mais aussi de les protéger, le cas échéant, Après l’épisode du grenadier fou, il partit du principe que le second objectif était devenu prioritaire. Et puis il avait toujours eu un faible pour Kelvin et sa compagne avait l’air pas mal non plus – et plutôt réceptive, aussi.

Massimo haussa les épaules, comme pour répondre à ses propres questions. Il n’était pas vraiment un fan de la bière locale, ni du heavy-metal, même progressif. Il se rappelait avec une pointe de nostalgie les nuits californiennes d’il y a quarante ou cinquante ans où, sur des plages désertes, des musiciens maladroits tentaient de mélanger les mélodies traditionnelles de quatre ou cinq continents. C’était souvent pathétique, mais beaucoup plus authentique.

Pourtant.

Massimo reposa la bouteille, ferma les yeux et écouta un instant. À l’époque, il aurait pu dire qu’il écoutait avec son troisième œil.

Il y avait quelque chose sous les infra-basses et les distorsions. Comme si la réalité avait un frisson. Son regard croisa celui de Dairil – Florianne – comme en transe derrière sa batterie. Un bref instant, il eut la réminiscence d’un rêve ancien.

C’était une cabane dans les Montagnes rocheuses. Un lieu reculé, mais où on pouvait voir les incendies qui ravageaient San Francisco. Il s’y était réfugié avec d’autres anciens membres de la Fabrique, fuyant l’armée chinoise. Il y avait cette radio à bout de souffle qui crachotait une musique depuis l’autre côté du monde. Et, tout autour d’eux, la guerre.

Maethlar Trestendi se surprit à écraser une larme en mémoire d’un passé qui n’avait jamais eu lieu.

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