Unborn-Oracle.net, 2 août 2015
Ici Sally. Ça craint, mais nous sommes obligés d’annuler tous nos concerts à partir du 7 août et jusqu’à nouvel ordre. Sans vouloir rentrer dans les détails qui piquent, une affaire de famille nous tombe dessus et ça va prendre au moins quelques mois à se résoudre. Notre dernier concert de cette tournée sera donc le 6 août, à Berlin.
Nous sommes sincèrement désolés pour tous ceux qui nous avaient invités, qui avaient préparé notre venue et qui vont se retrouver le bec dans l’eau. Promis, on reviendra !
Et, avec un peu de chance, on aura peut-être même un nouvel album.
Baltimore, USA, 4 août 2015
— C’est quoi cette histoire ?
Le docteur Thorne regardait intensément les deux moniteurs de téléprésence. Derrière le sien, Loyola se rappelait avoir entendu certains de ses subordonnés mentionner la nécessité de renforcer les nouveaux modèles, qui avaient tendance à subir des spectaculaires manifestations de force. La phrase « démoli à coup de chaise » avait surnagé dans la conversation et Loyola, qui avait une assez bonne idée du format des chaises en question, frissonna.
Fort heureusement, il n’était pas le seul à soutenir le regard abyssal du docteur. Charles Yan, en déplacement dans la capitale, répondit avant lui :
— En fait, docteur, il est possible que notre idée de jouer sur les divisions internes ait porté ses fruits.
Thorne réfléchit quelques instants, se remémorant la discussion, quelques semaines plus tôt. Il apprécia le « notre idée », alors que c’était Yan qui l’avait mentionnée et qui, en cas d’échec, aurait dû en porter toute la responsabilité. Il était prudent, c’est bien.
D’une main, Loyola lança une requête rapide vers Mazda, qui renvoya après une poignée de secondes une première estimation de l’ordre de 70 %.
— C’est tout à fait possible, docteur, dit-il. Cependant, il y a une autre variable à considérer.
— Vous voulez parler d’Ikarus, grogna le vieil homme.
— C’est exact. J’ai demandé à Mazda de faire quelques simulations et il apparaît probable qu’il s’agisse d’une extraction groupée.
— Vous voulez dire que le groupe s’apprête à quitter la planète en emmenant une pirate informatique ukrainienne avec eux ? C’est grotesque !
— Une pirate informatique qui détient potentiellement des informations précieuses sur notre compte. Si les stellaires apprennent l’existence de Mazda…
— Inutile de me faire un dessin, Loyola. C’est le genre de scénario qui me donne des cauchemars. Bon, et ce Raspoutine ?
Charles Yan dut cette fois-ci soutenir l’œil noir de son patron ; le fait que le susnommé ne se soit pas connecté pour faire son rapport était un motif d’énervement supplémentaire pour Thorne, qui n’appréciait pas qu’on décline ses invitations. L’intéressé avait certes une excellente excuse pour ce faire, mais la manœuvre ressemblait beaucoup à une dérobade.
— Les fugitifs ont été repérés à Prague et, de là, il est possible qu’ils soient partis pour…
— Berlin ! l’interrompit Loyola.
— Pardon ?
— Le dernier concert de Unborn Oracle aura lieu le 6, à Berlin. S’ils doivent se retrouver quelque part, c’est là-bas.
Berlin, Allemagne, 6 août 2015
Jouer.
La musique, comme si c’était la vie elle-même. Comme si l’avenir du monde en dépendait. Parce que c’est sans doute le cas.
À Kiel, Unborn Oracle joua devant une foule compacte. Le concert fut intense et Rage s’inquiéta un instant de la boucle psychique qui se mit en place, entre un public survolté et un trio stellaire – Florianne en tête – qui se nourrissait de cette intensité et la renvoyait à ses fans.
Sur « Replacements Parts », le groupe se lança dans une improvisation instrumentale, une montée en puissance qui jouait avec les nerfs du public jusqu’à une apothéose qui enchaîna directement sur « Share If You Hate This », le brûlot composé quelques semaines plus tôt par Sally qui se concluait par une performance vocale au flow digne des rappeurs les plus excités. Après près d’une heure et demie, le concert se termina sur une version a capella de « Last Days of Winter » qui tira des larmes à plus d’un spectateur, comme si eux aussi se souvenaient d’un avenir qui n’avait jamais eu lieu.
À Hambourg, l’ambiance fut plus détendue, mais le concert, initialement prévu dans une salle de banlieue, fut déplacé dans un terrain vague attenant, ce qui provoqua l’afflux de deux mille personnes et l’ire des autorités municipale. C’était la première fois qu’Unborn Oracle déplaçait autant de monde sur son seul nom et, malgré une appréhension initiale perceptible – Florianne manqua de vomir sur Rage avant de monter sur scène – et une technique qui montra ses limites dans un tel environnement, le concert dura presque deux heures.
Là où le groupe s’arrêtait, c’était la ruche : Max s’était improvisé chargé de communication et gérait, avec Matt, les aspects logistiques et les relations avec la presse. Rage écumait les réseaux sociaux, répondaient à presque toutes les requêtes. L’urgence familiale n’était pas évoquée, ce qui était heureux : lui-même n’avait pas la moindre idée de qui se passait.
Jusqu’à ce début de soirée, deux heures avant le concert de Berlin.
Après avoir passé en revue tous les détails habituels – liste des morceaux, questions techniques, gestion du stand et autres – Florianne prit la parole.
— Ce soir, après le concert, nous partirons.
Matt leva la main, comme à l’école, et demanda :
— C’est qui, « nous » ?
— Nous quatre, répondit-elle, plus Max. Nous devons retourner sur notre monde d’origine.
Rage, qui avait prévu le coup, afficha une image à l’écran. C’était une des photos emblématiques réalisées par Max, qui montrait le groupe, sur scène, comme tendu vers un public invisible, masqué par la lumière ; il avait ajouté la légende « Can’t stay, my planet awaits me. »
Les rires se firent moins forts que prévu, ce qui le vexa un peu. Décidément, ce n’était vraiment pas le bon public pour les blagues mémétiques !
— Il y a de ça, dit Florianne avec un demi-sourire.
— Vous revenez quand ? demanda Matt.
— Pas avant plusieurs mois ; probablement au printemps prochain.
— Tant que ça ?
— Il nous faut près d’un mois pour rejoindre notre planète, autant pour en revenir et, honnêtement, je ne sais pas combien de temps dureront les… disons, les formalités administratives.
Rage sentit comme une tension et vit Kelvin qui se mordait la lèvre ; il y eut un bref échange – un regard, mais sans doute plus – entre lui et Florianne, puis le silence retomba.
***
— Flo, qu’est-ce que tu nous caches ?
Rage la regarda droit dans les yeux ; depuis le temps, il avait appris à apprivoiser son regard si vaste, si peu humain. Il ne cilla pas.
— Nous avons une personne – non, deux – à récupérer avant de partir.
— Et c’est tout ?
— C’est potentiellement dangereux.
— « Potentiellement » ?
— D’accord. C’est dangereux. Ce sont des nôtres, qui sont poursuivis par des mercenaires ; il faut qu’on les embarque avec nous.
— Et tu ne veux pas que Matt et moi venions ?
— Nous avons besoin de vous pour ramener le matériel et… gérer l’après.
Rage hocha la tête. Il était un peu déçu, mais il comprenait : c’était leur problème, pas le sien. Il s’avança et la serra dans ses bras.
**Break a leg !**
Florianne sourit. C’était la première fois que Rage s’essayait à la télépathie directe ; elle avait reçu le message. Il sourit en retour.
***
— Berlin ! hurla Sally. Nous reviendrons !
Elle salua, avec Arel, Kelvin et Florianne ; ensemble, pour un au revoir, devant cinq cents personnes hystériques. Au moins, si ce devait être mon tout dernier concert…
Elle refusa de continuer sur ce fil de pensée, se contentant d’absorber les hurlements et les sifflets. Sally Wilde se retourna, une dernière fois, dans la pénombre et lança au public un signe de « cornes », qu’elle illumina d’une brève couronnes de flammes. Comme une promesse.
Il était déjà près de minuit et ils avaient de la route à faire jusqu’au point de rendez-vous.
Environs de Oranienburg, 7 août 2015
— Tu en connais tant que ça, des cabanes en forêt ?
Philip eut un bref rire.
— Tu admettras que, pour les planques discrètes, c’est quand même pratique.
Irina haussa les épaules, mais même dans l’obscurité, Philip pouvait voir son sourire. En trois jours, leur relation s’était considérablement adoucie, surtout quand elle avait compris que, non, il ne couchait pas avec ses clientes, d’autant moins quand elles professaient une préférence envers la compagnie féminine. À vrai dire, Irina prospectait des deux cotés de la barrière, mais elle avait eu beaucoup plus d’expériences négatives avec ses compagnons qu’avec ses compagnes. De toute façon, ses tendances de geekette asociale étaient les premières responsables du désastre qu’était sa vie affective.
Soudainement, elle vit Philip faire un geste. Elle se raidit ; le signal signifiait « danger imminent » et un pistolet était apparu dans son autre main. Il resta tendu un instant, puis se relâcha.
— Ils arrivent, dit-il.
— Qui ? demanda Irina, inquiète.
— La famille, répondit-il avec un sourire. En avant, nous avons encore un peu de marche jusqu’au point de rendez-vous.
***
Le camp de vacances de Dameswalder était désert ; il était surtout en réfection – oh, depuis bien dix ans et une faillite retentissante. Arel arrêta la voiture de location à la barrière, Kelvin sortit pour la lever, le temps que la vieille berline passe et s’engage dans l’allée de gravier. Le ciel était dégagé et permettait une navigation lente, mais en évitant les divers trous et autres panneaux de chantier.
Ils s’arrêtèrent sur la place centrale du camp, où une hampe affichait son absence de drapeau au milieu de diverses piles de matériaux de construction.
— Charmant, lâcha Max.
— Tout à fait le taudis de mes rêves, compléta Sally. Des nouvelles de Philip ?
— Il arrive, confirma Kelvin.
— Oui, le voila, dit Arel, dont les yeux s’étaient habitués à la semi-clarté.
Deux silhouettes sortirent effectivement de la forêt, l’une agitant le bras dans un signe amical, avant de s’effondrer brusquement.
Il y eut un cri et c’est à ce moment que les projecteurs s’allumèrent.
***
— Fonce, bordel !
— Si t’es pas content, t’avais qu’à prendre le volant !
Pour foncer, Rage fonçait. Seulement, il n’avait pas l’habitude de conduire, surtout un van chargé à la hâte, sur des chemins forestiers illuminés par la seule lueur de ses phares – et, à l’instant, par une débauche d’halogènes.
Ils avaient embarqué à la suite d’une caravane de véhicules plus ou moins militarisés, qui était arrivée une heure après la fin du concert et avait dégorgé une palanquée de mercenaires, qui avaient commencé à poser plein de questions très indiscrètes sur le groupe qui venait de jouer, avant de partir sur les chapeaux de roues. Il n’avait pas fallu dix secondes à Matt de convaincre Rage de les suivre.
— Et quand on arrive, on fait quoi ?
— On fonce dans le tas, répondit Matt.
Rage aurait dû s’y attendre : demander des conseils tactiques à un ancien punk, c’était s’exposer à ce genre de réponse.
D’un autre côté, il n’avait pas vraiment d’autres idées.
***
Dans son véhicule de commandement, Raspoutine contempla la situation. Il y avait sept cibles, que Watcher avait confirmé comme étant toutes légitimes, ce qui simplifiait les choses. Au moins l’une d’entre elles était armée et dangereuse, mais il avait réussi à la blesser dès le départ – le blesser, pas le tuer, remarqua-t-il avec amertume. Elles s’étaient retranchées dans un bungalow en rondins. Il n’avait plus de lance-roquettes, mais suffisamment d’hommes en armes et de grenades pour transformer l’endroit en cure-dents.
Il n’allait prendre aucun risque.
— Noir zéro à tous, encerclez le bâtiment et n’ouvrez le feu qu’à mon signal.
— Bien reçu, répondirent les sections, dans un bel ensemble.
— Ici Rouge deux, bruit de moteur en approche.
— Quoi encore ?
La caméra montra deux phares arrivant à grande vitesse, puis la caméra s’éteignit.
***
Rage serrait les dents si fort qu’il en avait mal. La douleur était bienvenue pour oublier qu’il roulait sur des personnes et que d’autres personnes lui tiraient dessus. Fort mal, parce qu’ils devaient aussi gérer un Matt déchaîné qui, depuis l’arrière de la camionnette, arrosait tout ce qui bougeait avec des répliques d’accessoires de film, bien plus efficaces depuis que Max avait réussi à bricoler des « chargeurs » à l’aide d’une imprimante 3D et de batteries de caméra.
Une demi-douzaine de mercenaires mordirent la poussière, arborant un air stupéfait sur leur visage ; un nombre équivalent s’éparpilla pour éviter les roues vengeresses de la camionnette et les autres répliquèrent avec une efficacité réduite par la surprise.
Pour ne rien arranger, le bungalow s’enflamma brusquement et violemment, semant la confusion parmi ceux équipés d’amplificateurs de lumière. Les tirs cessèrent un instant et tout le monde en profita pour sortir de la cabane en feu et s’entasser sans grâce dans la camionnette.
Rage écrasa la pédale d’accélérateur et traversa la place, laissant derrière lui beaucoup de chaos et de poussière. Il n’avait même pas remarqué le shrapnel qui lui avait traversé la cuisse.
***
Les véhicules étaient lancés à plus de quatre-vingts kilomètres/heure sur le chemin vicinal. Bientôt, ils sortirent de la forêt et virent leur cible à une centaine de mètres à peine. La camionnette n’était pas prévue pour rouler sur ce genre de terrain ; elle semblait danser d’une ornière à l’autre et ses poursuivants gagnaient sur elle.
Raspoutine ouvrit l’écoutille, déploya la mitrailleuse lourde et visa posément. S’il n’avait pas été aussi concentré, il aurait peut-être pu remarquer l’ombre qui passait au-dessus de lui, mais il avait la cible dans sa ligne de mire. Il posa le doigt sur la queue de détente et son véhicule de commandement accomplit une sorte de saut périlleux avant.
Les moteurs et les phares de tous les autres véhicules poursuivants s’arrêtèrent, les uns après les autres.
***
Kelvin regarda les tout-terrains hostiles qui s’arrêtaient, certains en percutant d’autres ou partant dans le décor, l’un s’envolant même un bref instant avant de retomber dans une gerbe d’étincelles. Il sourit ; rien de tel qu’une volée de projectiles magnétiques à très haute vélocité pour calmer les ardeurs véhiculaires, même blindées. Faire appel au Derithen et à son escouade de choc avait été une riche idée, même si Rina avait renâclé et Maën râlé très fort.
Il lâcha sa réplique-neutralisateur ; tout le monde était à bord, il ne restait plus qu’à évacuer. D’une façon pas vraiment prévue au programme, mais baste ! Ce n’était pas la première fois qu’un de ses plans de bataille ne survivait pas au premier contact avec le terrain.
Malgré les cahots, il parvint jusqu’au siège avant de la camionnette ; il s’y harnacha tant bien que mal et regarda Rage. Ce dernier était blanc, mais il avait le regard fixé sur la route. Kelvin tenta un contact, aussi doucement que possible. Son esprit enregistra ce que celui de Rage ne percevait plus : la perte de sang qui menaçait de la faire sombrer dans l’inconscience. Le jeune humain ne fonctionnait plus qu’à l’adrénaline.
Tant bien que mal, il tenta de diriger les pensées du conducteur vers la rampe qui s’ouvrait devant lui. Rage eut l’impression qu’un énorme avion descendait devant lui pour une manœuvre de récupération digne d’un film d’action d’avant sa naissance. Il eut tout juste le temps de se dire que l’avion n’avait pas d’ailes avant de perdre connaissance.
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