Milieu du XXIIe siècle.
Planète Hauméa, sur la ceinture de Kuiper.
Cela faisait à peine quatre ans que la planète Hauméa avait été colonisée par les humains, sous l’impulsion de Zeian Smith. À bientôt 60 ans, il était un homme qui inspirait sagesse et confiance. Ses cheveux avaient blanchi sur les tempes et ses traits avaient commencé à marquer son âge depuis ces cinq dernières années. Il n’aimait pas trop abuser de ses pilules qui redonnaient une jeunesse à la peau. Il préférait laisser parler la nature.
Zeian était un boulimique de travail. Il avait fait construire de nouveaux cubes de vie innovant sur cette planète. Ces gigantesques structures capables d’abriter la vie sur les astres les plus hostiles, recouverte d’une immense atmosphère bleue, non pas faite pour pouvoir respirer entre le cube et elle, mais pour les isoler des agressions extérieures d’une ceinture de Kuiper remplie d’astroïdes. Dans le grand cube qui abritait le premier gisement minier en activité, Zeian avait aménagé une chambre dans une ancienne réserve. Chaque matin, il se levait mécaniquement, sans réveil, et prenait un petit déjeuner rapide. Il s’habilla sans réfléchir, comme toujours, d’un tee-shirt avec un col en V gris et d’un pantalon noir assortit aux bottes à lacets qui remontaient jusqu’aux genoux. Une fois sa toilette du matin faite, il partait vers son bureau avec son grand gobelet, buvant son café archi-sucré en saluant tous les colons sous ses ordres. Il avait atteint son but, celui de devenir l’administrateur d’Hauméa, l’aboutissement d’une quête, d’un hommage pour sa défunte femme, Lilly. Elle était une scientifique spécialisée dans l’exploitation et la recherche sur les nouveaux minerais, et avait été l’instigatrice des premières fouilles sur Hauméa, car elle croyait beaucoup en son potentiel minier. Zeian se souvenait que Lilly avait eu toutes les peines du monde à rassembler une équipe pour partir la découvrir. Le Conseil de Sécurité estimait prématuré d’entamer des recherches sur une autre planète. La colonisation de MakéMaké et d’Eris était amplement suffisante à leurs yeux. Lilly l’avait quitté de façon tragique, cinq ans auparavant. Lors des prélèvements d’échantillons sur la petite planète, la moitié de l’équipe fut décimée à cause d’une erreur de manipulation. Un des techniciens de l’expédition mit en contact deux métaux qui fusionnèrent immédiatement, ce qui provoqua un souffle gazeux. Personne n’eut le temps de réagir, et le drame se joua en quelques secondes. Ce souffle arracha les tuyaux d’air des trois scientifiques qui se trouvaient à côté, dont Lilly. Après cette tragédie, pour rendre hommage à sa femme, Zeian se lança le défi de coloniser Hauméa. Il prit le pari d’investir toutes ses économies personnelles dans ce projet fou. Aucune banque n’avait voulu le soutenir, aucun particulier non plus, et il s’était retrouvé seul face à cette ambition à laquelle personne ne croyait. Mais ce pari fut plus que gagnant, et sa revanche sur la vie totale. Lorsque les premiers puits furent creusés, la planète révéla des ressources inconnues à exploiter. Les recherches effectuées auprès des nouveaux minerais promettaient une amélioration considérable des conditions de vie. Chaque coup de pioche dans son sol révélait des trésors.
Contrairement à Zeian, Lilly ne voulut jamais fonder de famille, elle aimait trop son métier et ne voulait rien lui sacrifier. Il aurait pu partir, la quitter, se faire une piqûre de ce produit qui arrêtait la sécrétion des hormones du sentiment amoureux pour aider à passer une séparation douloureuse. Mais il fit un choix, l’assuma, et par amour pour Lilly, il accepta ce renoncement. Même si les responsabilités de Zeian étaient devenues écrasantes, toutes ses pensées, tous les matins, allaient à sa femme, à tous les souvenirs affectueux qu’il gardait d’elle, à leur complicité ou leurs étreintes.
Zeian appréciait cette marche du matin vers son bureau, la considérant comme son moment de repos. Il s’interdisait de penser à ce qui l’attendait. La pression sur ses épaules était forte, car toutes ces découvertes donnaient un air de « ruée vers l’or » à tous les nouveaux habitants de cette ceinture. Le pouvoir central avait consenti, après d’interminables tractations, à attribuer à Zeian la responsabilité de la colonisation d’Hauméa. Il était donc bien décidé à mener les choses comme il l’entendait. Conscient que beaucoup d’erreurs avaient été commises par les autorités lors de l’installation des colons sur Eris et MakéMaké, il décida d’imposer un fort blocus aux nouveaux prétendants pour se laisser le temps de bien faire les choses. Et surtout, d’éviter le pillage des richesses.
Sur Hauméa, Zeian mit en place des règles simples, comme le regroupement interdit de population par communautés, responsable, selon lui, d’un nombre important de querelles chez ses voisins. Car sur Terre, toutes les populations avaient été séparées pour éviter les guerres, et les colons reproduisirent naturellement le même schéma. Sauf que sur Terre, la PEM était là pour veiller au respect des frontières et à la séparation des peuples, et la PEM n’existait pas sur la ceinture de Kuiper.
De cela, Zeian n’en voulait pas sur Hauméa. Son projet portait un nom : « Arragoa », une autre façon de désigner le creuset, ou melting-pot. Son pays d’origine, les États-Unis, avait dû relever le même type de défi pour ne créer qu’une seule entité. Même si ce concept était considéré comme dépassé, Zeian était un ovni, un partisan fervent du mélange des cultures qu’il estimait comme enrichissant, et un excellent moteur pour le progrès.
Après une courte marche dans des couloirs encore déserts, Zeian arriva dans le centre névralgique du premier gisement, l’amphithéâtre. Quand il entra, quelques mordus de travail étaient déjà là, à l’œuvre, habités par l’envie de faire vivre ce lieu. Zeian les salua chacun leur tour, félicitant cet engagement, et prit quelques instants pour admirer cet endroit encore vide. L’amphithéâtre, c’était surréaliste, unique. Il l’avait lui-même imaginé et créé en grande partie pour la gestion des futurs gisements. Les bureaux étaient sur des niveaux différents avec des pupitres inclinés en forme de vague. De grands écrans tactiles se dressaient devant chaque poste de travail, et les images projetées étaient en trois dimensions devant des sièges arrondis qui donnaient l’impression d’être confortables, de couleurs sobres et incitant à la réflexion. Tous les bureaux donnaient l’impression d’être dans des bulles pour éviter une trop grande cacophonie durant les discussions entre colons et leurs drivers, mais ça n’empêchait pas un bruit de fond permanent.
Zeian descendit avec panache les marches de l’amphithéâtre et arriva dans son bureau situé au centre. Sur son pupitre de travail clignotait déjà le nombre de demandes d’autorisation de visa, et il était encore en augmentation. Il s’installa, et valida la prolongation du délai de réponse obligatoire. Il savait que cela allait provoquer de la colère de ceux qui voulaient venir vivre sur Hauméa. Eris et MakéMaké vivaient dans une paix précaire, et malgré les pressions dont il faisait l’objet, réussir cette colonisation lui tenait particulièrement à cœur. Il ne voulait pas que la violence qui régnait chez ses deux voisines s’exporte chez lui. Tenir bon était son seul but. Ses nouvelles richesses étaient devenues l’objet de beaucoup de convoitises, et aiguisaient beaucoup d’appétit.
Zeian but la fin de son café, et admira la bannière étoilée des États-Unis qui recouvrait la porte d’accès à son bureau.
— Dommage qu’il soit interdit, il est joli, commenta Zeian.
La Terre n’avait plus qu’un drapeau, celui du Conseil. Les pays n’avaient plus qu’une seule fonction, celle d’un zonage des populations et des cultures. Afficher les anciennes couleurs de son pays d’origine fut sa première entorse au règlement du Conseil. Mais il avait bonne conscience, car tout le monde sur la ceinture de Kuiper aimait arborer les couleurs d’un drapeau national. Il rangea son gobelet, et consentit enfin à démarrer sa journée de travail. Elle s’annonçait, déjà, bien chargée !
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