Haïp aida Tiago à monter l’escalier de service qui donnait sur une trappe ancrée dans le sol. Elle réussit à la soulever en courbant le dos et en la poussant tant elle était lourde. Ils se retrouvèrent au milieu de la zone technique, et découvrirent une multitude d’armoires électriques, de tableaux de contrôle et les accès aux immenses réservoirs d’eaux potables creusés dans la roche. Tiago referma la trappe avec le pied et observa son environnement pour écarter le seul risque qu’ils avaient en étant là, croiser des techniciens ou des robots de maintenance. Ils commencèrent à progresser, se faufilant le plus discrètement possible entre les armoires électriques.
— Il faut marcher normalement, fit Tiago, en grimaçant de douleur. Il faut que les caméras nous confondent avec des techniciens.
— Ce sont celles qui ne détectent que les comportements suspects… Comment rejoint-on Bratva ?
— Nous avons tout de même un problème de taille.
— Tu parles de l’astroport qui se situe à l’autre extrémité du cube, ou peut-être au fait que l’on ne sait pas par où sortir d’ici ?
— Sortir d’ici n’est pas le plus dur, et ce n’est pas ce qui m’inquiète le plus !
— Ah ? Parce qu’il y a autre chose ?
— Il faut traverser un cube sous domination russe, donc, accessoirement rempli de beaucoup de gens qui ont pu avoir pour consigne de nous retrouver.
— Que suggères-tu ?
— Pour l’instant, le temps de la réflexion. Parce que là, je n’ai pas d’idée !
Ils progressèrent au milieu de tout ce lieu très encombré d’électronique, et trouvèrent un accès menant au cube de vie, un couloir étroit et sombre. Les respirations fortes et saccadées de Tiago résonnèrent traduisant une douleur devenant lancinante. Au bout de quelques centaines de mètres, ils arrivèrent à la jonction des lieux de vie de Bratva et Podolsk.
— Plan A, on fait une prière et on traverse le cube en espérant que personne ne nous reconnaisse, plaisanta Haïp.
— Tu crois encore au père Noël ? Ta tenue ne passera pas inaperçue, et encore moins avec ton arc.
— Tu as un plan B ?
— Oui, Sergueï.
— Qui est Sergueï ?
— Un ami qui tient un commerce, il est à quelques rues d’ici.
— Si vous avez Viktor en ami en commun, je préfère que l’on réfléchisse à un plan C !
— Il me doit une tonne de service ! Je suis sûr qu’il nous aidera.
— Alors, faisons une prière pour les trois rues à traverser !
— Il faut que tu m’attendes là.
Tiago remarqua immédiatement le regard réprobateur d’Haïp à l’idée qu’ils se séparent.
— Ne prenons pas ce risque, supplia la jeune femme. Et je te rappelle que tu as une balle dans le bras. Il n’est pas question que l’on se sépare !
— Je te fais de l’effet à ce point-là ?
— Tiago, une autre fois, tu veux bien ?
— Je préfère que tu m’attendes ici, fit-il, plus sérieusement. Je te ramène de quoi te changer. Nous ne ferons pas trois pas dans ce quartier sans se faire repérer si tu te montres dans cette tenue. Et ne t’inquiète pas pour mon bras, c’est supportable.
— Et que fais-tu si la balle explose ?
— J’appelle au secours !
— Tiago !
Il put lire une grande inquiétude dans ses grands yeux verts si particuliers. Il aimait bien se plonger dedans, ils avaient une telle profondeur. Il fut intimidé, et c’était bien la première fois. Elle n’était vraiment pas emballée par l’idée de se retrouver seule dans cet endroit, mais lui fit finalement un signe approbateur de la tête, ne cachant pas son inquiétude de le voir partir blessé, seul dans ces rues.
— Je reviens te chercher ! Ajouta Tiago, en la regardant dans les yeux. Je te le promets !
Haïp regarda avec anxiété Tiago se mêler à la foule piétonne, en tentant de ne pas se faire écraser par un des nombreux engins circulants comme ils le voulaient. Elle le vit disparaître dans une rue commerçante remplie de friperie et autres commerces de tous styles, puis se recula et se cacha dans les entrailles de ce tunnel, voulant refouler son angoisse. Tiago passa devant plusieurs stands et prit à la volée une veste posée sur un cintre. Il l’enfila tant bien que mal pour cacher sa blessure, et arriva devant la devanture d’une blanchisserie. La rue était bondée. Il regarda autour de lui, vérifiant qu’il n’avait pas été reconnu. En poussant la porte avec son épaule saine, il fut accueilli par une femme au physique négligé et à l’embonpoint prononcé qu’il ne connaissait pas. Elle leva à peine la tête de l’animation de la télévision lorsqu’il se présenta devant le comptoir. Derrière elle, des vêtements sous plastiques étaient suspendus.
— Bonjour, fit Tiago. Sergueï est là ?
La femme ne tourna même pas la tête, et l’ignora, tout simplement. Tiago comprit le problème et lui posa la même question en russe. Elle donna l’impression de faire un effort surdimensionné en se tournant dans sa direction. Tiago remarqua un jeune garçon à peine sorti de l’adolescence dans un recoin de l’entrée, regardant l’agitation de la rue sans faire le moindre geste. La femme de l’accueil et Tiago échangèrent quelques mots en russe. Elle le dévisagea, finit par se lever et partir vers le fond du magasin.
La douleur de la blessure irradiait tout son côté droit, le faisant transpirer à grosses gouttes. Son bras et sa main commençaient à s’engourdir, et des tremblements intempestifs débutèrent. Après quelques minutes de patience, un petit homme à l’allure insignifiante sortit de la réserve et s’approcha du comptoir sans dire un mot. Il n’hésita pas à lorgner Tiago de la tête aux pieds. Ce n’était pas Sergueï. Ils commencèrent à se parler en russe, mais la conclusion du petit homme ne se fit finalement pas dans sa langue natale.
— Sergueï est mort, finit-il par dire. C’est moi qui ai repris les affaires.
— Je connaissais bien Sergueï. C’était un bon ami. Il me devait des services, et là j’en aurais besoin.
— Si c’était un ami, tu saurais qu’il a disparu l’année dernière. Je ne peux rien faire pour toi ! Sors d’ici !
Tiago n’insista pas et sortit de la blanchisserie. Il se réfugia dans un recoin de la rue, à l’abri des regards indiscrets, prit quelques instants de réflexion puis remarqua ce petit magasin de vêtements au coin de la rue. Il devait absolument trouver une solution, car la tenue d’Amazone d’Haïp ne passerait pas inaperçu. Il partit regarder au travers de la vitrine, et localisa deux vendeurs à l’intérieur. Il s’appuya contre un mur en grimaçant, tentant de se persuader que sa blessure n’était pas grave.
— La douleur n’est qu’une information, chuchota-t-il.
En serrant les dents, il reposa son émetteur dans son oreille et interpella son driver avant d’entrer.
— D-v, met en route le programme n° 3.
— Programme n° 3 activé… le système de surveillance est paralysé.
Il entra dans le magasin, et en ressortit au bout de quelques minutes un sac sur le dos. À l’intérieur, le premier vendeur avait été surpris par l’attaque silencieuse de Tiago qui l’avait assommé en lui infligeant un coup bref sur le cou. Sa connaissance poussée en sport de combat, comme le Krav-Maga, lui permettait d’assigner des coups précis à certains endroits, sans nécessiter beaucoup de force. Il suffisait de savoir viser. Il avait appris ces coups-là en arrivant sur Eris, quand il avait dû apprendre à se battre contre plus fort que lui. Il aperçut sous le comptoir, une trousse de secours et une poignée envoyant des ondes paralysantes. Quand la seconde vendeuse s’inquiéta de ne plus voir son collègue, elle s’approcha sans se méfier et reçut un projectile en forme d’étoile sur le front, ce qui l’endormit instantanément. Il se saisit de la trousse et mit des affaires dans un sac avant de quitter le magasin.
Il repartit d’un pas rapide et remarqua qu’un homme, devant un restaurant, le fixait particulièrement. Ne parvenant à tenir son équilibre que grâce à la bouteille de vodka qu’il tenait dans sa main, Tiago ne prêta pas plus attention à lui, et marcha vers le tunnel où il avait laissé Haïp. En s’engageant dans l’obscurité, il ne la vit pas et s’en inquiéta immédiatement.
— Haïp !
— Je suis là !
Elle sortit de l’obscurité avec un large sourire, visiblement heureuse de son retour. Il lui tendit le sac de vêtements, en s’appuyant contre le mur de la galerie. Sa blessure continuait à lui faire de plus en plus mal.
— Tiens, trouve ton bonheur là-dedans, et après on y va ! On va éviter de trop traîner ici !
Haïp ouvrit le sac et prit les affaires choisies par Tiago. Il se tourna et la laissa se changer. Il tenta de retirer son haut maculé de sang, mais se rendit à l’évidence qu’il n’arrivait plus à lever le bras. Une fois changée, elle se mit à ses côtés en tenant les cheveux en l’air. Il ne comprit pas tout de suite le problème.
— La fermeture derrière a un problème, tu peux la remonter en manuel ?
Tiago se mit à transpirer quelques secondes, et là ce n’était pas la balle. Elle lui offrit une jolie vue sur son dos nu, et oublia sa douleur l’espace d’un instant pour apprécier ce bref moment. Il lui remonta la fermeture à glissière de son haut avec son bras sain, et en la regardant, il se fit la réflexion d’avoir très bien choisi les affaires !
— Pour passer inaperçu, c’est raté ! Ironisa-t-il.
— Pourquoi ? Répondit-elle. Ça ne va pas ?
— Oh si !
Elle avait gardé ses bottes, et enfilé un pantalon noir moulant. Quand elle se tourna vers lui, elle avait un haut marron au décolleté plongeant plutôt agréable à regarder. Ne s’attardant pas sur ces détails, elle aida Tiago à retirer son tee-shirt, et enleva le morceau de tissu qui comprimait sur la plaie. Il offrait une jolie musculature avec une grande partie de son torse taché par le sang de sa blessure. Elle sortit des compresses, un désinfectant de la trousse et commença à le soigner. Elle sentait un regard insistant sur elle.
— Ça va ? Demanda Haïp.
— La forme !
Après un bref silence, il reprit,
— Pourquoi acceptes-tu cette règle stupide ?
— Laquelle ?
— Celle de vous imposer le refus d’être amoureuse ?
— Pourquoi cette question ? Je veux dire, là, maintenant ?
— Si je te pose une question, c’est pour avoir une réponse, par pour que tu m’en reposes une !
— La fondatrice des Amazones n’était pas amoureuse du bon garçon. Et cela lui a été fatal. Cela a été un vrai traumatisme, et cette règle a été imposée juste après.
— Je le sais déjà. Que s’est-il passé ?
— Tu es curieux ! Fit-elle, en commençant à lui faire un nouveau bandage.
— J’essaie de comprendre !
— Ce garçon faisait partie d’un gang très puissant et très influent. Mais elle ne l’a pas su tout de suite. Quand elle a découvert de quel homme elle était amoureuse, elle a voulu le quitter. Il n’a rien voulu savoir et l’a tuée.
Elle resserra le lien du pansement et trouva une seringue remplie d’un antalgique universel dans la trousse de secours.
— Ça devrait te soulager la douleur le temps que l’on rentre, fit Haïp.
Elle sentait qu’il la fixait continuellement avec un regard devenant vitreux, et lui fit délibérément une piqûre douloureuse dans l’épaule pour le stimuler. Il serra les dents, et sentit le produit faire effet instantanément. Haïp tendit un haut propre à Tiago et rangea les affaires.
— Allez, debout ! Fit-elle. On ne va pas coucher là !
Il se leva, enfila son nouveau haut quand elle mit son sac contenant sa tenue d’Amazone sur son épaule. Ils ressortirent dans la rue et commencèrent à traverser les différents quartiers. L’antalgique fit effet, mais Tiago se sentait vaciller. Haïp le soutenu dans sa marche en entourant sa taille. Sortie de Bratva, qui ressemblait à un regroupement de commerçant, elle découvrit Odessa, une banlieue dépravée, tombant en ruine. À peine avaient-ils passé le panneau de changement de rue, qu’une main vint se poser sur l’épaule de Tiago. Il se retourna et reconnut l’homme qui le fixait devant le restaurant quelques minutes plus tôt.
— Tiago ! Fit-il, sur un ton joyeux.
Un moment de flottement s’installa, car le mercenaire ne reconnaissait pas du tout cet homme qui empestait l’alcool à plein nez. Il avait laissé sa bouteille, mais son équilibre était assez précaire et sa diction très mâchonnée. Les tics de sa bouche traduisaient une prise récente de drogue.
— Tiago, tu ne me reconnais pas ? L’année dernière, vers Podolsk, j’ai fait avec toi le transport de quelques marchandises !
— Mais bien sûr ! Répondit Tiago.
Malgré tous ses efforts, il ne rappelait absolument pas de cet homme. Des protections de chargement délicat, il en avait fait des tas, et souvent entouré de gens différents.
— Ça fait un bail que l’on ne t’a pas vu ! Tu reviens aux affaires ?
— Je reviens bientôt, oui.
— Ah, c’est une bonne nouvelle ! C’était cool de bosser avec toi !
— Bon, alors, à bientôt, peut-être ! Abrégea Tiago.
Haïp enlaça Tiago et joua l’amoureuse impatiente. L’homme fit un clin d’œil complice, et les lorgna avec un air cireux quand ils s’éloignèrent. Tiago apprécia les talents de comédienne d’Haïp, et se mit à bénir la balle qu’il avait dans l’épaule, tant elle se collait à lui pour le maintenir debout. Au bout de plusieurs minutes, ils traversèrent une avenue habitée d’une rangée de maisons lugubres avec une odeur fruitée et citronnée typique de la production de drogue locale baptisée la « Pacadorine », et reconnaissable à la première inspiration.
— Tu te rappelles quand je te disais que le métro était un no man’s land ? Dis-toi que c’est le pays des nounours à côté d’ici !
— Je vais peut-être pouvoir régler ma dette en te sauvant la vie…
Toutes les fenêtres étaient calfeutrées, codées par des couleurs en fonction du type de plante cultivée et hantées par des ombres furtives. Le sol, taché parfois de sang séché, était jonché de bris de verre ou de déchets contenant des pipes et des seringues. Plus ils avançaient, plus Haïp sentait que les gouttes de transpiration de Tiago imbibaient son tee-shirt. Son visage devenait blanc, livide. Il fermait les yeux et avançait comme il le pouvait, l’antalgique commençait, déjà, à ne plus faire effet. Les rues étaient vides, et seul l’immense bateau échoué faisant office de jeux pour enfants réunissait quelques familles. Elle tenta d’accélérer le pas quand elle vit un groupe d’adolescents chahuter sur un des balcons avec une musique de hard rock pour ambiance de fond. La fumée qui se dégageait de leur étage paraissait les transcender, il valait mieux ne pas traîner.
— On va prendre la ruelle à droite, souffla Tiago. Elle est calme.
— Tu m’as l’air de bien connaître le quartier.
— Tu vois la maison délabrée du bout de la rue, avec les deux carreaux cassés ?
— Oui.
— J’ai vécu là pendant deux ans. Il y fabrique les friandises bourrées de Pacadorine. Ça marche super fort !
— On dirait un quartier fantôme…
— Tous les propriétaires ont été virés pour que les logements deviennent des serres…
— Toutes ces maisons contiennent des plantations ? Fit Haïp, consternée.
— Il y a de quoi fournir la planète entière !
Elle sentait son poids se reposer de plus en plus sur son avant-bras, pourtant elle ne voulait, à aucun moment, s’arrêter. Tiago la guida dans plusieurs ruelles vides, interminables, sombres, sentant la mort quand des rires virils se firent entendre à quelques mètres devant eux. Tiago la poussa de tout son poids vers un muret retenant un tas de poubelles et une odeur insupportable provoqua chez Haïp un haut-le-cœur.
— Milice locale, marmonna Tiago.
Ils se cachèrent autant qu’ils le purent. Tiago se mit dos à la rue et elle l’enlaça en voulant faire semblant de l’embrasser. Mais il ne simula pas, et lui fit un baiser sulfureux qui dura le temps que le groupe passe. Seul l’un d’eux les remarqua, et afficha un sourire pervers en les voyant. La milice passa, et le baiser fut interrompu par l’étourdissement de Tiago qui faillit s’évanouir. Un peu distraite, Haïp le soutint et vit le groupe tourner au coin de la rue.
— Ne simule jamais ! Fit Tiago, en reprenant ses esprits. Ici, quand on a un doute, on tire, et on voit après.
— Non, pitié, fit Haïp avec un grand sourire. Pas la leçon de morale pour excuser un baiser gratuit.
— C’est aussi antidouleur !
Ils sortirent de leur cachette et avancèrent en espérant ne plus croiser personne. Elle vit, avec soulagement, la façade de l’astroport d’Odessa apparaître au bout de la ruelle suivante. Ils entrèrent au milieu d’une foule dense, Tiago avait désormais la vue floue, et ne put que deviner, de loin, « Féranie » stationné. Mais il discerna également deux hommes dont le faciès ne lui inspirait pas confiance à l’entrée. Il ne préféra pas s’aventurer aux alentours.
— Alors ? Demanda Haïp. On reprend « Féranie » ?
— Je pense qu’il ne vaut mieux pas ! Fit-il, en désignant difficilement les deux hommes.
— Il faut trouver un autre moyen de transport.
— Et espérer que le programme de Lys fonctionne !
— Ais confiance !
— Pourquoi je n’y arrive pas ! Plaisanta-t-il.
Ils s’avancèrent dans l’allée qui menait aux navettes les plus petites, et Haïp n’hésita pas une seule seconde en insérant la carte de son driver dans le terminal qui contrôlait les passerelles. Le programme de Lys le dupa sans aucune difficulté, ce qui ne surprit pas Tiago. Beaucoup des marchandises de contrebande passaient par ici, ce n’était pas pour rien !
*
Sur Hauméa, Lys rejoignit Aman dans le bureau de Zeian dans une ambiance pesante. Eve était encore remontée auprès d’Haïp, et attendait avec impatience son retour. Lys entra discrètement tandis que Belhène, toujours habillée avec élégance, était visiblement perdue devant un Zeian rongé par le stress. Aman était concentré à boire son grand gobelet de thé, et affichait une sérénité qui tranchait avec cette atmosphère lourde. Lys s’installa un coin de la pièce, ne souhaitant pas couper cette conversation.
— As-tu de leurs nouvelles ? Demanda Belhène.
— Rien du tout, répondit Zeian. Je suis très inquiet.
— J’ai confiance, je sais qu’ils vont revenir, fit Aman. Le seul bémol est que Tiago aime travailler seul. Avoir quelqu’un dans les pattes a dû lui faire bizarre !
— L’armée est en chemin, fit Belhène. Ils seront là d’ici peu.
— J’espère juste qu’ils n’arriveront pas trop tard, répondit le chef Smith.
— Les Amazones sont là, je ne suis pas inquiète pour votre sécurité.
— Excusez-moi de changer de sujet, mais je n’ai toujours pas le retour de mes demandes concernant les dossiers des nouveaux colons natifs de Terre, intervint Aman.
— Le bureau des identités ne vous a rien transmis ? Répondit Belhène, étonnée.
— Nous recevons uniquement les antécédents des natifs de la ceinture de Kuiper.
— La pression est forte pour venir s’installer ici, intervint Zeian. Si en plus du tri imposé, l’administratif ne suit pas, cela va devenir plus dur ! Les autorités d’Eris et de MakéMaké sont ouvertement contre le blocus. Nous risquons de nous les mettre à dos, et ce n’est pas le moment ! Nous sommes très dépendants des importations.
— Ils vous ont donné un motif qui justifie cette absence de transmission ? Demanda Belhène.
— Lorsque j’arrive à les joindre, ils n’ont pas de temps pour moi, il y a toujours quelque chose, répondit Aman.
— Je vais m’y rendre pour savoir le pourquoi de ce blocage.
— Merci.
— Et toi ? Fit Belhène en s’adressant à Lys. Tu as des nouvelles ?
— Non. Mais pour en revenir au blocus, nous allons avoir des problèmes. Il y a une augmentation du nombre de nouveaux réfugiés sur MakéMaké, et les autorités ont annoncé que les structures allaient être saturées.
— De nouveaux crédits ont été alloués l’année dernière pour la construction des cubes. Ils ne peuvent pas être déjà pleins ?
— C’est la loi du 70/30 ! S’exclama Aman.
— Je vous demande pardon ?
— La loi du 70/30, c’est lorsque des crédits sont alloués à une planète, il y en a 30 % qui partent vers ce pour quoi ils sont faits, et 70 % partent pour des intermédiaires à l’appétit très vorace, si vous voyez ce que je veux dire… et quand on sait le prix de construction d’un cube, il ne faut pas s’étonner qu’il n’y en ait plus de neuf depuis longtemps !
— Eris est surpeuplé depuis longtemps, et n’accueille plus de réfugiés. Si MakéMaké connaît le même sort, il sera compliqué de continuer à imposer le tri.
— Il me semble qu’un émissaire est nommé chaque année pour suivre les travaux. Je vais aller à la pêche aux renseignements.
— Et dire que le Conseil ne voulait pas entendre de nouvelle colonisation ! Pesta Zeian.
Il se calma pour saluer Belhène avec égard, elle n’y était pour rien. Son hologramme s’estompa avec un regard lié à de l’incompréhension.
— Trevor annonce l’approche d’un vaisseau inconnu, intervint D-v. Les drivers de Haïp et Tiago se sont signalés.
— Bien, répondit Zeian en se redressant sur son siège. Laissez-les se poser sur l’astroport, mais envoyez des hommes. Je veux être sûr que ce n’est pas un piège.
— Oui, Monsieur.
— J’y vais, lança Lys, en quittant aussitôt le bureau.
Aman suivit Lys en courant dans les couloirs jusqu’à l’astroport. Elle courut à la même allure que la sienne, et il n’arriva jamais à la distancer. Lorsqu’ils arrivèrent avec des soldats dans le hall, ils virent la bulle se coller contre la navette inconnue. Lys reconnut immédiatement la silhouette d’Haïp en supportant une autre. Tiago s’écroula sur elle à moitié inconscient et lui murmura à l’oreille des mots qu’elle peinait à comprendre. Alors qu’elle tenta de le repositionner pour mieux le soutenir, ils échangèrent un regard troublant avant que Tiago ne vacille de nouveau.
La bulle se déplaça, vint se coller contre la paroi du hall et Aman comprit à ce moment-là que Tiago était blessé.
— Il faut vite l’emmener voir Tao, fit Haïp, en sortant de la bulle. Il a reçu une balle dans l’épaule. Elle vient d’exploser pendant le vol !
Aman donna l’ordre à plusieurs soldats de porter Tiago, à moitié inconscient, et transpirant. Son tee-shirt et son pansement étaient, de nouveau, maculés de sang. En le transportant à petit trot, Aman tentait de réveiller Tiago, et reçut en retour un murmure qui le rassura un peu.
— Je déteste travailler en équipe ! Lança Tiago, entre les dents.
En arrivant au cabinet médical du sous-sol, Tao ordonna la dépose de Tiago sur la table d’opération. Aman remercia ses troupes et les congédia en promettant de leur envoyer des nouvelles dès que possible. De minuscules machines montèrent sur la table, et découpèrent l’ensemble des vêtements du blessé. Tao ordonna l’affichage de son rythme cardiaque et la pose d’une perfusion qui sédata Tiago dans la seconde. Une fois qu’il fut déshabillé, une coupole violette vint l’entourer et un scanner complet de sa blessure apparut devant le médecin. Il fit descendre les bras articulés du plafond et commença son intervention chirurgicale avec beaucoup d’aisance.
Zeian, qui voulait absolument savoir ce qui s’était passé, renonça à retrouver Haïp, occupée à rendre des comptes à Eve. Il assista à un échange vigoureux entre les deux femmes dans l’intimité du « Thémis », d’une virulence proportionnelle à la frayeur qu’avait dû avoir Eve de la savoir seule dans la nature.
— Ne me refais plus jamais ça ! ! ! S’exclamait Eve.
— Je suis désolée d’avoir enfreint les règles. Mais il fallait agir ! Et nous avons eu raison, car aujourd’hui nous avons des réponses.
— Ce genre de pari n’est pas toujours gagnant. Ne t’avise plus de recommencer !
— Je suppose que Jade sait.
— Je ne peux pas couvrir ça ! C’est trop grave Haïp ! Tu assumeras tes choix en rentrant.
Zeian préféra s’éclipser, et rejoignit Aman dans le cabinet médical. Un soldat vint déposer des affaires propres pour Tiago qui commençait à reprendre ses esprits.
— Alors ? Fit Zeian, en entrant.
— C’est bien la première fois que je prends une balle ! Râla Tiago.
— Mais à part ça, il va bien ! ! Ajouta Tao, avec le sourire. C’est une intervention banale, j’en faisais plein sur MakéMaké… J’aurais pu la faire les yeux fermés.
— Qu’est-ce qui s’est passé ? Demanda Aman, avec plus de sérieux.
— Il s’est passé que je suis dans la merde ! Répondit Tiago, en se mettant assis. On s’est battu avec les Russes. Viktor Pajarès, l’espagnol qui dirige les cubes sud, veut envahir Hauméa.
— Tu es sûr de toi ?
Aman tendit les affaires propres à Tiago qui ne sentait pas complètement son bras, et commença à se rhabiller avec des mouvements traduisant de l’agacement.
— Ils avaient des caisses remplies d’armes de guerre, et ce n’est pas pour le marché souterrain ! Répondit-il, en enfilant tant bien que mal son pantalon.
— Il faut continuer à préparer les hommes aux combats ! Fit Zeian.
— Il va falloir continuer sans moi !
— Quoi ?
— Je viens de me mettre à dos un clan russe ! Je ne peux pas rester ici, il faut que je règle ça, ou au pire, il faut que je me planque !
— Tu es en sécurité ici, et ton contrat court encore deux mois !
— Eh bien, je le casse !
— J’ai besoin de toi !
— Pas moi !
Zeian sortit du cabinet médical en fureur, alors que Tao rangeait ses instruments, voulant se faire tout petit. Aman attendit quelques secondes que Tiago se calme pour émettre une opinion plus objective.
— Tu sais où le trouver ? Demanda l’Indien. Tu sais où trouver Viktor ?
— Non. Mais il faut que je le retrouve ! Si ma tête est mise à prix, je ne suis en sécurité nulle part !
— Comment tu en es arrivé là ?
— Ils ont découvert que c’était une Amazone… Si je ne faisais rien, Viktor la tuait !
— Tu l’as défendu ? Fit Aman, stupéfait.
— Je savais qu’il fallait que je fasse ça seul ! ! !
— Calme-toi ! Tu me l’as dit toi-même, Viktor est protégé par quelqu’un, mais il est à peine respecté par le clan. C’est un Espagnol au milieu des Russes ! Tu vas leur rendre service, à lui mettre une balle entre les deux yeux ! Alors cool ! Je vois mal un des hommes de son clan venir te descendre ! Réfléchie et calme-toi ! Je ne t’ai jamais vu comme ça ! Tâte le terrain auprès de ceux en qui t’as confiance, trouve où il se cache, mais ça, tu peux le faire d’ici…
— J’ai confiance en personne ! Répondit Tiago en sortant du cabinet.
— Ça, je sais…
— C’est normal qu’il l’ait défendu, non ? Demanda timidement Tao.
— La seule personne qu’il a défendue un jour, c’était moi, et il m’a sur le dos.
— Peut-être qu’il l’aime bien…
— Je sais, et c’est ce qui m’inquiète.
*
Belhène ne perdit pas de temps et s’empressa de faire jouer ses relations pour savoir où en était le financement des cubes de la ceinture de Kuiper, mais personne ne savait tant le système était complexe, opaque. Elle se renseigna et apprit que le Conseiller Froshber, membre du Conseil de Sécurité, était indirectement responsable de ce dossier. Il était compliqué de le joindre sans rendez-vous, mais elle tomba sur un de ses secrétaires, très hautain, qui lui rit au nez lorsqu’elle lui apprit ses doutes sur l’arrêt des constructions. Il prétendit que chaque année, un émissaire allait constater l’avancée des travaux, et que ses rapports étaient disponibles aux archives. Belhène n’en trouva aucun.
Elle resta seule dans son bureau après une journée âpre de travail. Elle regarda par la fenêtre, et admira le grand parc qui trônait au milieu du pôle du Conseil, magnifiquement mis en valeur par les jeux de lumière de ce début de soirée. Ses pensées allaient dans tous les sens. Elle n’arrivait pas à comprendre la décision des Conseillers de limiter délibérément la présence d’une force armée sur Hauméa… Elle avait passé la journée à fouiner dans les archives du Conseil, pour retracer l’historique des résolutions prises en faveur de la ceinture de Kuiper. Elle n’avait rien trouvé de significatifs, mais jugeait plusieurs décisions antérieures très illogiques. À chaque fois, il y avait toujours un détail qui provoquait le moratoire d’un vote. Tous les projets imaginés par les instigateurs des premières lois sur l’exil étaient bloqués dans les cartons du Conseil. Quelqu’un trouvait toujours quelque chose à redire à chaque fois qu’une proposition était sur la table. De temps à autre, la Chambre des députés s’émouvait du statu quo engendré par cette politique, mais quelques communiqués rassurants suffisaient à faire passer le mécontentement. Elle n’avait pas parlé à Zeian de sa conversation avec le commandant Brown avant son départ, et de tous les détails qui la chiffonnaient. Dans peu de temps, il allait falloir qu’il se débrouille vraiment seul. Elle redoutait cet instant.
Elle retira la carte de son driver du pupitre, enfila son long manteau beige et sortit de son bureau. Lorsqu’elle passa la porte, la lumière de la pièce s’éteignit d’elle-même. Il était tard, mais c’était encore une fourmilière dans les couloirs, et chaque député se reconnaissait à son conciliateur le suivant comme une ombre. Elle se dirigea vers l’ascenseur et la lumière verte annonça l’arrivée imminente de la cabine. Elle sentit une présence s’arrêter à ses côtés. Un homme âgé d’une quarantaine d’années s’approcha, blond et habillé d’un costume noir et rouge, orné de son sigle étoilé. Elle mit quelques instants à se souvenir qu’il était aux débats lors de son intervention pour Hauméa, c’était Alexander Vivenski. Elle se souvenait de lui, car c’était le plus jeune du Conseil, et de loin. Si porter des lunettes se faisait toujours, il en aurait de toute petite et ronde, car il avait, pour Belhène, une tête d’intellectuel, accompagné d’une bonne corpulence. Elle se fit la réflexion qu’elle avait raison de mettre des hauts talons pour ne pas apparaître trop ridiculement petite à côté d’un homme si grand. Il entama la conversation le premier avec beaucoup de tact :
— Vous descendez ?
— Exact, répondit-elle, aimablement. Mon travail pour aujourd’hui est fini.
— Vous me permettez de vous accompagner ?
La porte s’ouvrit, et Belhène répondit d’un geste de la main approbateur. Ils pénétrèrent dans l’ascenseur, et entamèrent leur descente.
— Votre intervention pour soutenir la ceinture de Kuiper était très convaincante, lança-t-il. Je suppose que vous êtes satisfaite du vote de la résolution pour la protection d’Hauméa ?
— Conseiller Vivenski, je me trompe ? Dit-elle, sèchement. « Satisfaite » est un bien grand mot, je regrette que cette résolution soit si vague… j’en ai rarement lu d’aussi imprécise…
— Ne soyez pas trop exigeante. L’important, c’est l’envoi de cette armée, n’est-ce pas ? Et puis, cela fait tout de même plus de 60 ans que des colons ont investi ce système. Il faut être réaliste, l’autonomie devient inévitable…
Avec tout ce qu’elle avait découvert sur l’historique des résolutions du Conseil, cette phrase sonnait désormais pour elle comme un non-sens, une tromperie, une tartuferie, elle n’avait pas de mot assez fort. Le sang de Belhène commença à bouillir, elle avait assisté à leur débat long, dégoulinant de malhonnêteté et apprit cette seconde lecture qui avait modifié les volontés de la présidente Sørensen. De quoi être agacée, mais elle respira profondément et arriva à se contenir. Elle enchaîna le plus calmement possible, sur ce qu’elle pensait être un terrain moins glissant :
— Si vous les incitez à prendre leur autonomie, je pense que vous serez d’accord pour dire les lois actuelles sur l’exil vont devoir largement être revues…
— Tout est déjà prêt, dit-il d’un ton léger.
— Alors qu’attendez-vous ?
— Quoi ?
Belhène appuya sur le bouton « stop » de l’ascenseur et lui fit face. Elle le regarda avec des yeux remplis d’exaspération et d’incompréhension, ceux qu’elle aimait afficher quand un interlocuteur pouvait donner l’impression de se payer volontairement sa tête. Son air insolent lui était insupportable. Elle se planta devant lui, comme pour tenter de l’impressionner. Malgré cette différence de taille notable, il ne lui faisait pas peur.
— Qu’attendez-vous ? Lâcha Belhène. Pourquoi ne lancez-vous pas le grand chantier de l’indépendance dans les cartons depuis plus de 50 ans ? Cette campagne militaire est complètement financée et ne coûte rien à l’institution, il va même rester de l’argent. Pourquoi n’avez-vous pas envoyé plus d’hommes, et plus longtemps ? Pourquoi les assemblées démocratiques de cette ceinture, prévues depuis plus de 50 ans, sont-elles toujours inexistantes ? Pourquoi ? Vous prônez l’indépendance et vous freinez tout ce que vous pouvez pour cela n’arrive pas ! Pourquoi ?
Cette avalanche d’arguments prit de court le Conseiller qui ne s’y attendait pas. Il la fixa et ne laissa rien transparaître. Sa forte carrure lui donnait un avantage physique certain, qu’elle ne craignait visiblement pas. Son rictus énervant avait disparu.
— Je pense que vous devez retrouver votre calme, dit-il, paisiblement.
— Et moi, je pense que je dois trouver ce que le Conseil cache. Car tout cela n’est pas normal.
Un hologramme du gardien du bâtiment apparut devant la console, et vint interrompre cet échange musclé.
— Il y a un problème ? Demanda l’agent, avec courtoisie. Votre ascenseur est signalé bloqué.
Belhène continua de le défier. Elle n’était pas intimidée et jaugeait chaque réaction de son interlocuteur.
— Non, répondit Vivenski. Il n’y a aucun problème.
Il avait les mains moites, mais voulait paraître aussi indifférent que possible face à cette femme. L’odeur douce du parfum floral qu’elle dégageait tranchait radicalement avec l’ambiance soudainement tendue entre eux. Elle se retourna et appuya d’un coup bref sur le bouton. L’ascenseur repartit, et le seul bruit de la descente meubla un silence pendant quelques secondes.
— Le Conseil n’a rien à cacher, dit-il, sèchement.
La porte s’ouvrit. En sortant, Belhène ne se retourna pas.
— Nous verrons bien ! Répondit-elle, déterminée.
Le jeune Conseiller sortit de l’ascenseur et regarda Belhène s’avancer vers la sortie du bâtiment d’un pas pressé. Toute la foule allait dans le même sens que le sien, en direction de la sortie. Il avait espéré un autre résultat pour ce premier contact, et commanda une communication à son driver.
— Appel vocal en code Bravo 9-2-1… … …C’est Vivenski, je crois que l’on a un problème.
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