Chapitre 4
— Franchement ! Tu aurais pu choisir quelque chose d’un peu moins sinistre !
Lamia esquissa un sourire sadique.
— Pardonnez-moi, ma dame, minauda-t-elle. J’ai pensé que cela convenait mieux à la situation…
Au comble de l’exaspération, la pupille leva les yeux au ciel avant de les poser à nouveau sur le reflet que lui renvoyait le miroir mural de l’antichambre du tribunal des Chambrières. Le même miroir dans son dos lui renvoyait une image de celui-ci. Procédé établi depuis des lustres pour que les convoqués n’aient aucune excuse au cas où ils ne présenteraient pas une tenue irréprochable.
Le Conclave était un ordre séculaire qui rassemblait proches conseillers du Roi, intendants et toutes personnes ayant un certain pouvoir en Irile. Bien heureusement ou non, il s’en trouvait fort peu… Quoi qu’il en soit, les membres du Conclave étaient à la fois conseillers, administrateurs et juges. Bien qu’ils aient chacun un titre et des fonctions distinctes, il n’empêchait que toutes les grandes décisions se prenaient en ce lieu avec la majorité. Quel que soit le domaine auquel elles appartenaient.
— La situation ? grinça Clare. Nous n’allons pas à un enterrement que je sache !
Face à elle se trouvait une jeune femme blonde habillée d’une longue robe noir cintrée, revêtue d’une cape toute aussi noire dont l’immense capuche lui couvrait une partie de sa chevelure dorée. Encadrés de cette noirceur, ses yeux en étaient encore plus impressionnants. Brillants d’une lueur inquiétante dans ces profondeurs. La longue traine achevait ce tableau des plus sinistres.
— Pas dans l’immédiat…,
répondit Lamia d’un air mauvais.
Celle-ci portait un costume de servante également noir mais mêlé de blanc que Clare lui avait immédiatement soupçonné d’avoir réarrangé. Et pour cause ! Certes, Lamia était pourvue d’atouts physiques indiscutables mais jamais, au grand jamais, elle n’avait vu d’uniforme de soubrette à la jupe aussi courte et au décolleté aussi affriolant. Le Conclave n’allait pas apprécier…
Sur un signe non visible ou un son inaudible, les deux gardes décroisèrent leurs hallebardes, permettant alors le passage aux deux jeunes femmes. Celles-ci s’avancèrent sans se presser, Lamia devant pour ouvrir à sa maîtresse comme il convenait. Mais pour la domestique, il s’agissait plus d’une manœuvre sécuritaire car elle entra la première pour ensuite se positionner près de l’entrée, la tête baissée, mimant à la perfection la soumission. Les lèvres de Clare frémirent, esquissant un imperceptible sourire qu’elle effaça prestement. Inspirant profondément, elle entra à son tour, avança de quelques pas puis ôta sa large capuche.
La pupille laissa ses yeux s’habituer à la pénombre régnant dans la pièce. Le tribunal des Chambrières était une sorte d’hémicycle coupé en deux par une allée centrale dans laquelle elle finit par s’engager. Sans même jeter un regard aux silhouettes sombres réparties, sans logique apparente, dans les rangées qui l’entouraient, elle se dirigea vers le feu brûlant dans l’âtre, à l’extrême opposé. Lorsque la proximité fut suffisante pour que la chaleur, déjà étouffante de la pièce, devienne insoutenable, elle tendit sa paume droite vers le bûcher avant de prononcer la phrase rituelle.
— Que ce qui soit dit au sein du Conclave y perdure.
Inspirant de nouveau, elle tourna le dos au feu, fit deux pas et prononça les mots d’usage :
— Moi, Clare Vaughn, répond à votre requête. Je jure de ne pas dissimuler la vérité ni la déformer car du Conclave dépend le royaume et du royaume dépend ma vie.
— Tachez de ne pas l’oublier, répliqua une voix fluette sur sa droite.
Elle appartenait à la rectrice du royaume. Il s’agissait d’une petite femme boulotte et antipathique à l’attitude généralement mielleuse qui cachait bien mal le couteau qu’elle avait toujours l’intention de vous planter dans le dos. Son petit visage rond, maquillé à outrance, affichait régulièrement un détestable sourire de convenance qui faisait, pour le moins, froid dans le dos. À la tête de la magistrature d’Irile, dispensant la justice au nom du Roi, et chargée des Affaires étrangères, elle, plus que tout autre, prenait main avec un zèle déroutant voire dangereux, de toute affaire touchant à l’intégrité du Royaume.
— Allons, allons… Une première approche agressive n’est pas chose judicieuse, ma chère Ronda. Nous devons permettre à cette charmante personne de s’expliquer par elle-même. Elle est la pupille du Roi et de ses mots nous viendra une analyse claire de ce qui a pu amener à cette situation…
Le chancelier Graham Horace s’était exprimé d’une voix douce et posée. Comme s’il reprenait un enfant dans la faute. Plus haute autorité du Saint Siège, il avait été auparavant en charge de la justice et des affaires étrangères. Cependant, la Guerre de la Chair avait changé cela et le roi, dans un de ces rares moments de sobriété, avait été contraint de séparer ces institutions de la religion. Ronda Sadis avait alors été nommée rectrice et les fonctions de l’évêque Graham Horace en avaient été réduites aux simples affaires religieuses.
Derrière son ton calme et tranquille se cachait une profonde aversion pour la rectrice qui l’avait dépossédé de ses pouvoirs. Cela n’échappait à personne et surtout pas à la concernée.
— Allons, allons, cher Evêque, minauda celle-ci. En tant qu’investie des pouvoirs de justice, tout jugement finit par m’incomber. Tout jugement propre aux affaires des hommes, je dis bien !
Le chancelier se raidit. Son gros corps obèse se redressant imperceptiblement. Son double menton trembla. Un tremblement accentué par la lueur des flammes, alors qu’il reprenait difficilement la maîtrise de ses émotions.
— Oh, évitons ces… ces fichues quer… querelles et venons-en aux f…faits ! J’ai tout un banquet à orr… ganiser et tant de cho… ses encore !
Albert Corvin était un homme de petite taille et rachitique dont le bégaiement chronique rendait son franc parler plus ou moins cocasse. Efféminé et nerveux, il était toujours en mouvement. Plus que méticuleux, voire totalement maniaque de l’ordre, il se trouvait être le grand chambellan du Roi.
De ce poste honorifique, qualifiant des fonctions de valet, découlait que Albert Corvin était le garde du sceau secret du Roi. Il recevait hommage en son nom et faisait prêter serment lorsque celui-ci se trouvait indisposé. C’est-à-dire plus que régulièrement. Mais le chambellan Corvin avait surtout juridiction sur mercier et métier de vêtement et c’était lui qui organisait tout évènement: fête, banquet, discours et autres cérémonies. Son perfectionnisme et son bon goût en faisait le plus grand et renommé des hôtes.
Cependant, ces fonctions n’avaient pas grande utilité au sein du Conclave qui réunissait des gens de pouvoir, à la tête des plus puissantes institutions d’Irile. La présence du chambellan Albert Corvin était donc dans le but d’informer le Roi Orikh de tout ce qui pouvait être dit en ce lieu séculaire.
— De nouvelles festivités à grands frais, marmonna Romilda Templeton à l’encontre du chambellan. Encore et toujours ! Ces loisirs onéreux n’en finiront-ils donc jamais ?
Secrétaire générale d’Irile et habile gestionnaire du royaume depuis des temps que l‘on aurait pu croire immémoriaux, Romilda Templeton était une femme sèche et acariâtre dont l’âge avancé était inconnu de tous. Qualifiée de pingre pour la plupart, incorruptible pour d’autres, elle incarnait l’équité aux yeux de tous et la confiance qu’on lui portait en matière de gestion des finances était incommensurable. Dans son esprit, tout se convertissait en chiffres, en revenus possibles ou en déficit. Son jugement était basé sur l’expérience et non sur des probabilités hasardeuses. Nul doute qu’elle voyait le banquet à venir comme une perte de temps et d’argent. De même que le professionnalisme du chambellan comme rien de plus qu’un investissement dans la débauche et à la lapidation du budget dont elle avait la charge.
Une multitude de tics nerveux parcoururent le visage tiré d’Albert Corvin.
— Vous… n’êtes pas en posi… tion pour critiquer les activités liées à mes fonctions, Madame la Se… crétaire. Le Roi, lui-même requiert mes… services. Vous me critiquez moi, vous le… critiquez lui ! Si seulement vous n’étiez pas aussi coincée, vous sauriez jouir de… de mes fêtes !
La trésorière haussa un sourcil tout en conservant un regard aussi glacial que celui de Clare elle-même.
— Il n’y a nulle jouissance à payer vos factures, répondit-elle sèchement.
Avant que le chambellan n’ait pu répliquer, une nouvelle voix s’éleva, ramenant les autres au silence. Clare leva les yeux vers la rangée la plus haute et éloignée de l’hémicycle sur sa gauche. Vers un personnage aussi détestable que la rectrice. Quoique, plus dangereux.
— Les problèmes en matière de justice des hommes, divines ou encore de budget sont secondaires en ce jour où nous avons de plus gros démêlés sur les bras, articula lentement Roy Narcisse de sa voix grinçante et au plus haut point désagréable.
Il s’était exprimé en accentuant le plus grand nombre de syllabe possible, détachant bien chaque mot comme à son habitude. S’assurant que chaque membre ici présent ait bien entendu et compris ses paroles. Et comme la voix de Roy Narcisse provoquait une sensation identique à celle de l’écoute d’un crissement d’ongles sur un tableau noir, il n’y avait aucun doute là-dessus. Mince et anguleux, le connétable Narcisse était un personnage flegmatique aux longs cheveux noirs huileux encadrant un visage dénué de la moindre émotion si ce n’était le mépris. Chef de la garde d’Irile, il n’avait rien d’un soldat et tout d’un politique. De sa position, seul son profil droit était éclairé par les flammes. Comme si la partie la plus sombre de lui-même restait cachée dans les ténèbres.
Affichant un rictus méprisant, il se tourna vers la dernière personne siégeant au conclave et qui n’avait pas encore dit mot.
— Ce cher témoin des guildes nous fera-t-il l’honneur de nous faire part d’un problème secondaire à son tour ?
Les yeux de Gilibert Longuet s’écarquillèrent de surprise alors que le connétable s’adressait si soudainement à lui. Son regard fuyant se porta sur les autres membres du Conclave puis s’attarda quelques instants sur Lamia pendant lesquels il la reluqua sans vergogne. Il croisa enfin le regard glacial de Clare et eut un hoquet avant de secouer précipitamment la tête pour toute réponse.
Roy Narcisse le dévisagea encore un moment, conscient de mettre le témoin des guildes au bord de l’apoplexie. Gilibert Longuet représentait, comme son titre l’indiquait, l’ensemble des guildes d’Irile. Des tisseurs aux forgerons, passant par les brasseurs et aubergistes. Ces guildes de commerçants, bien conscientes qu’elles ne pourraient toutes être représentées, avaient décidé d’un commun accord d’intégrer un unique représentant pour tous au Conclave. Évidemment une escalade à la corruption de cet homme, pour qu’une guilde puisse prendre le pas sur les autres, était exclu car bien trop coûteux. Toutes s’étaient donc assurée son inefficacité au sein de cette assemblée pour toute décision ne concernant pas l’ensemble des guildes et son rapport quant aux décisions qui portaient sur tout autre sujet.
Le témoin des guildes Longuet était donc l’homme de la situation. Inexistant et incompétent, il n’était rien de plus qu’une oreille traînante bafouant la principale règle du Conclave: rien de ce qui y était dit ne devait en sortir. Bien qu’il soit loin d’être le seul dans ce dernier cas.
— Nous pouvons donc commencer, poursuivit enfin le connétable en reportant son attention sur Clare. Clare Vaughn, savez-vous pourquoi nous avons requis votre présence en ces lieux ?
L’interpellée détourna son regard du visage inexpressif du chef de la garde pour le fixer sur la porte d’entrée devant laquelle se tenait toujours Lamia. Celle-ci gardait la tête baissée mais conservait son sourire machiavélique.
Clare soupira discrètement. Elle n’était pas censée être au courant des missives du duc et devait donc jouer la carte de l’ignorance.
— Je l’ignore, connétable Narcisse. Cela a-t-il à voir avec le banquet de ce soir ?
— Et pourquoi, diable, cela aurait-il à voir avec le banquet de ce soir, dame Clare ? sourit le connétable dont le regard restait toujours aussi inexpressif.
Je ne sais pas, pensa-t-elle. Peut-être à cause des suggestions dont vous allez finir par me faire part quant au choix de mon futur époux. Juste après vos récriminations sur le bordel que risque de provoquer la lettre d‘un abruti fini…
— À vous de me le dire, répondit-elle d’une voix égale tout en faisant taire ses incontrôlables pensées.
— Oh ! À nous de vous le dire… ! intervint Ronda Sadis de son petit ton fluet. Exécutons nous dans ce cas… Avant votre retour, il y a peu, nous avons reçu missive bien inquiétante, du duc d’Ellot, annonçant un divorce à venir…
Clare se raidit à l’attaque de la rectrice qui gardait son petit sourire aussi malsain que mielleux. Elle s’était attendue à ce que celle-ci entre si vite, à tambour battant, dans le vif du sujet. Malgré son air de grenouille de bénitier aux allures de mégère délicate, cette haute fonctionnaire ignorait tout de la finesse et ne pesait pas ses mots. Quitte à proférer des accusations avant même qu’une réelle plainte ne fut établie.
— C’est regrettable, répondit prudemment Clare. Puis-je savoir en quoi cela me concerne ? Voilà un motif bien étrange pour réclamer ma venue ici…
Les yeux de la rectrice s’étrécirent alors que sa prétendue victime rivait son regard dans le sien. Elle ouvrit la bouche mais la jeune femme blonde ne lui en laissa pas le temps.
— Ou alors, insinueriez-vous que j’ai quelque chose à voir dans cette histoire ? Des avances de ma part envers le duc d’Ellot en personne peut-être ?
Le visage de Ronda Sadis perdit des couleurs face à cette franchise directe. Bien que ses inquiétudes ne soient pas vraiment en rapport avec une telle possibilité, il était certain qu’elle aurait aimé qu’un doute tel que celui-ci puisse entacher la pureté de la pupille du Roi.
Jouer cartes sur table était la technique préférée de la rectrice pour désarçonner ses adversaires. Femme de pouvoir dispensant la justice, elle aimait à bousculer ses accusés déjà acculés et arrivait la plupart du temps à ses fins. Cependant, lorsque cette méthode lui était retournée, nul doute qu’elle s’en sortait aussi mal que ses victimes…
— Allons, allons…, dame Clare, intervint le chancelier. Je suis persuadé que notre chère rectrice, ici présente, ne pensait pas à une telle chose. Malgré son manque de finesse évident pouvant porter à confusion, ne doutez point que les intérêts majeurs du Royaume lui portent à cœur…
La jeune femme blonde riva ses yeux sur lui. Le chancelier venait de sauver la rectrice d’une situation délicate pour la décrédibiliser lui-même. Un moindre mal par rapport à ce qu’il aurait pu advenir sans son intervention. Bien consciente de cela, Ronda Sadis afficha un sourire de circonstance frémissant d’indignation et si le chancelier le remarqua, il n’en montra pourtant rien.
Habile politicien qu’était cet homme d’église dont le talent à caresser ses adversaires dans le sens du poil n’avait d’égal que sa maîtrise à leur planter ses dagues dans leurs dos…
— Dame Clare, continua-t-il sur le même ton apaisant. Vous n’ignorez point que l’Équilibre, dans les duchés, est fragile. Voilà de nombreuses années que nous travaillons à ce qu’il perdure. À ce que la paix perdure… Vous, plus que nul autre, devez comprendre à quel point la Pérennité Maritale est importante.
Clare sourit froidement alors que ses yeux de loup dévisageaient le chancelier. La Pérennité Maritale était devenu l’un des fondements même d’Irile, le Royaume des royaumes. Elle avait été instituée par le Roi Orikh, lui-même, dans son obsession du rassemblement et avait consisté à rapprocher et établir des liens durables entre les duchés par l’entremise de mariages.
Cependant cette paix hypocrite cachait un plus grand dessein. Car chaque mariage devait avoir l’assentiment de la Cité d’Irile et par le plus grand des hasards, chaque nouvelle union ne donnait jamais la puissance nécessaire à un duché pour prendre le pas sur les autres. Et encore moins sur la Cité d’Irile…
Bien que souvent contestée, on ne pouvait que constater les bienfaits de la Pérennité Maritale. Les épées et les lances avaient laissé place aux négociations quant à la conquête d’un duché par l’entremise de fiançailles. Un nouveau genre de guerre où des batailles d’une toute autre nature faisaient rage. Bien entendu, pour assurer la pérennité d’un système pareil, il fallait des agents… Vous plus que nul autre, devez comprendre à quel point la Pérennité Maritale est importante… Clare n’aimait pas le double sens caché que pouvait avoir la phrase du chancelier. Et elle doutait qu’il ait dit cela seulement parce qu’elle était la pupille du Roi instigateur d’un tel fonctionnement…
Bien évidemment, elle ne pouvait répondre à ça aussi directement qu’elle ne l’avait fait avec la rectrice car Clare n’était pas censée être au courant du contenu de la lettre du duc d’Ellot. Lettre qui contenait des allusions quant à l’implication d’un agent de la Cité ayant mis à jour l’adultère de la duchesse Telma de Prunel.
— Je sais à quel point il est crucial que ce système perdure, répondit-elle sèchement. Comme nous tous, ici présent, d’ailleurs. Elle jeta un regard à la dérobée en direction de la rectrice. Bien que je ne voie pas clairement où vous voulez en venir, cher Chancelier. Voyez-vous, j’étais moi-même en séjour dans les duchés et je suis certaine que cela ne vous aura pas échappé…
Elle marqua une pause délibérée, son regard se teintant d’une fureur contrôlée en direction de Graham Horace qui se trémoussa sur son banc, soudainement mal à l’aise.
— Et je ne suis pas certaine d’apprécier la tournure que prend cet… interrogatoire, continua-t-elle. Car malgré vos récents dires, j’ai le sentiment que vous usez de la même… « finesse » que notre chère rectrice.
— Bien sûr que non ! s’empressa de placer le chancelier. Dame Clare, vous ne pensez pas !
— Alors veuillez tout de suite m’éclairer sur la raison de ma présence ici, Chancelier. Ou demandez-moi clairement si je me suis permis de faire des avances au Duc.
Elle n’avait toujours pas élevé le ton mais celui-ci était sans équivoque et le chancelier en perdit ses couleurs.
— Je…, commença-t-il.
— Merci de nous ôter ce doute, dame Clare, intervint le connétable qui empêcha, par là même, à Graham Horace de s’embrouiller dans de lamentables excuses.
Roy Narcisse avait joint ses mains sous son menton au teint cendreux que même la lueur de l’âtre n’arrivait à atténuer. Ses cheveux huileux encadraient son visage comme un rideau noir entrouvert sur le plus sombre des personnages. Ses yeux, tels deux puits noir, semblaient peu à peu aspirer le peu de clarté de la salle des Chambrières. Étouffant les flammes pourtant bien vivaces qui s’agitaient furieusement dans le dos de la jeune femme blonde.
Cet homme n’avait eu aucun scrupule à lui dévoiler ce qui, même en ce lieu, pouvait passer pour un outrage des plus préjudiciables. Ne serait-ce que soupçonner la pupille du Roi, elle-même, d’un comportement aussi indécent !
Albert Corvin et Romilda Templeton affichaient des mines scandalisées. A l’évidence, eux, n’avaient jamais pensé à l’éventualité d’une telle chose. La rectrice Ronda Sadis et le chancelier Graham Horace, par contre, détournaient le regard. Eux, l’avaient visiblement envisagé. Le témoin des Guildes, Gilibert Longuet, quant à lui, observait tour à tour les personnages présents comme s’il ne comprenait pas vraiment ce qu’il se passait. Ce qui était probablement le cas…
Le regard terrible de Lamia se posa sur le connétable Narcisse. Toute sensualité envolée, celle-ci évoquait l’image d’une tigresse prête à déchirer sauvagement l’homme qui venait d’insulter sa maîtresse. Dénouement possible sans l’avertissement discret de Clare à son attention.
— Vous m’en voyez ravie, connétable Narcisse, répondit-elle froidement.
Le sinistre personnage acquiesça sans se départir de son impassibilité. Le regard toujours fixé sur Clare, tel un prédateur guettant sa proie et ses éventuels faux pas. La jeune femme se força au calme, supportant sans ciller l’examen du connétable. Au bout d’un instant d’une anormale longueur, Roy Narcisse prit de nouveau la parole.
— Maintenant que ce point est éclairci, grinça-t-il. Sachez que, dans sa missive, le duc d’Ellot traite d’un fait plus qu’inquiétant… J’entends, par-là, l’intervention, d’un agent de la Cité et vous savez, tout comme moi, ce que ce terme peut bien désigner. Cet agent aurait découvert l’infidélité de la duchesse de Prunel, chose… Il marqua une pause et son visage se modifia, prenant la forme de l’expression la plus proche du scepticisme dont il fut capable… assez difficile à croire.
Clare haussa un sourcil sans que son visage ne trahisse la moindre émotion mais avant qu’elle ne puisse de nouveau prendre la parole, Albert Corvin la devança, sautant presque de son banc:
— Conn…étable Narcisse ! rugit-il. Après avoir accusé la pu…pille d’être fri… frivole, vous la soupçon…nez d’être un tourm…enteur ! C’est in…naceptable ! Même venant de vous !
— Je suis d’accord, acquiesça Romilda Templeton. Imaginer que dame Clare fasse partie des agents de la Cité est impensable. Bien qu’ils soient, j’imagine, des plus utiles pour la sauvegarde du Royaume, ils restent des assassins aux méthodes obscures. Une bonne raison pour préserver son anonymat.
L’idée même que la pupille du Roi Orikh fasse partie de leurs rangs est absurde ! Je vous suggère de ravaler vos accusations et de lui présenter vos excuses. Vous outrepassez vos fonctions !
Le connétable conserva un visage impassible face à ce déchainement d’indignation tout en continuant d’affronter le regard de Clare. Les mains toujours jointes sous son menton, il acquiesça comme pour lui-même.
— Même si cela était la pure vérité, reprit-il toujours aussi calmement. Je ne vois pas très bien ce que la Main du Roi aurait à gagner dans cette affaire au travers de ses agents. Que la Main ait pu envoyer un tourmenteur briser le mariage entre le duc d’Ellot et la duchesse Telma de Prunel est donc exclu. De même que s’il s’avérait que la pupille du roi soit réellement un tourmenteur et qu’elle ait agi de son propre chef, elle n’aurait, non plus, rien à gagner dans le cas où ce même duc d’Ellot s’amourachait d’elle… À moins d’un coup de foudre aussi incompréhensible que consternant et j’imagine que vous êtes loin d’éprouver ce genre de sentiment envers le duc, n’est-ce-pas dame Clare ?
— En effet, acquiesça-t-elle prudemment.
Sa voix avait conservé un ton ferme et son regard n’avait pas baissé d’intensité alors qu’elle dévisageait le conseiller. Cet homme était d’une intelligence remarquable et elle avait le très mauvais pressentiment que chacun de ses mots était choisi avec le plus grand soin. Alors que son regard impassible guettait le moindre impact que ceux-ci pouvaient avoir sur son interlocuteur.
Clare ne put s’empêcher de penser qu’il aurait dû être en charge des affaires de justice à la place de l’actuelle rectrice, et non connétable. Cet homme venait de soulever les interrogations du conseil pour les infirmer par la suite et ceci avec un aplomb étonnant, presque flegmatique. Oui, il venait de tout infirmer sauf peut-être une chose… Il n’était pas clairement revenu sur le fait que la jeune femme blonde qui lui faisait face puisse être un tourmenteur…
— Donc, nulle excuse à donner dans ce cas, reprit-il. Nous pouvons donc passer à la véritable raison de votre présence ici, dame Clare…
Celle-ci ne put s’empêcher d’échanger un regard avec Lamia. Un regard à première vue inexpressif mais qui en disait long. Elle s’était attendue à ce que le conseil soulève les points qui venaient d’être abordés et elle se doutait de ce qui allait suivre. La raison même du banquet de ce soir…
— Le Conclave va enfin me faire part de ce qu’il pense être le meilleur parti pour Irile…, lâcha-t-elle dans un souffle. Et pour moi, par voie de conséquence.
Elle se maudit intérieurement. S’étant préparée à ce moment et jurée de ne rien montrer. Elle n’avait pourtant pas pu empêcher sa voix de trembler en lâchant ces mots.
— Très… très perspicace comme tou…jours, Dame Clare, acquiesça le chambellan Albert Corvin.
— Bien entendu, voilà la principale raison de votre venue ici ! La seule même ! s’empressa de placer Graham Horace qui désirait visiblement se racheter aux yeux de la pupille du Roi.
— C’est évident, rajouta la rectrice, Ronda Sadis, faisant acte d’une mauvaise foi identique à celle du chancelier.
Le connétable Narcisse, quant à lui, roula presque des yeux à l’écoute de ce lamentable rachat. Penchant la tête sur le côté, il toisa Clare avec un superbe mépris:
— Je tiens à préciser qu’une simple « suggestion » de notre part, comme vous le dites si bien, reste un faible euphémisme…
Le cœur de la jeune femme blonde manqua un battement à l’avertissement du connétable. Inconsciemment, elle se raidit une fois de plus. Refusant de spéculer sur ce qu’il impliquait.
Ce changement d’attitude n’échappa pas au sinistre personnage qui, comme à son habitude, n’en montra rien.
— C’est évident, répéta la rectrice avec une mauvaise joie à peine contenue. Les décisions du Conclave prennent le pas sur toutes les autres. Il est de notre devoir de sauvegarder nos…
— Nulle question de cela, chère Rectrice, la coupa Roy Narcisse de son ton trainant. Une chose bien terrible que de prendre décision, en faisant une totale abstraction du cœur de la personne concernée… qui plus est, lorsqu’il s’agit de la pupille du Roi en personne. En temps normal, même notre Conclave ne se serait permis pareille liberté…
Clare inspira profondément, serrant les poings malgré elle et en proie à de violentes émotions qu’elle ne comprenait pas.
— Comme je l’ai insinué précédemment, poursuivit le connétable. Il est fort peu probable que les allégations du duc d’Ellot soient véridiques quant à ses preuves sur l’adultère de son épouse. Il serait plus perspicace de considérer qu’il ait agi dans le cadre de motivations plus… personnelles. Il pinça les lèvres en direction de Clare, pointant une cause plus qu’évidente. Chose que la Main du Roi, aussi omnisciente soit-elle, ne pouvait prévoir…
Comme le disait le chancelier Horace, ici présent. L’équilibre dans les duchés est fragile et l’idée même d’une union entre l’un d’eux et la Cité d’Irile est… ridicule. Nous aurions immédiatement une rébellion sur les bras, la Pérennité Maritale en deviendrait caduque et la paix serait compromise. Par ses motivations personnelles, le duc d’Ellot nous a placés dans une position difficile. De plus, il laisse planer la menace de rendre sa missive publique et je vous laisse imaginer quelles seraient les réactions des autres duchés.
Nous en sommes donc réduits à contre-attaquer dans le but de garder les duchés sous contrôle et vous en êtes le fer de lance, dame Clare.
Celle-ci inspira un grand coup alors que le connétable brossait un tableau réaliste du contexte actuel. Trop réaliste… Les duchés entourant la Cité avait toujours été difficiles à garder sous contrôle. Chacun désirant prendre le pas sur l’autre, sur la Cité elle-même. Allant jusqu’à se rebeller bien des années auparavant.
La Pérennité Maritale instituée par le Roi Orikh avait changé cela. Le but étant d’unir l’ensemble d’Irile. Il avait même placé sa pupille, qu’il considérait comme sa propre enfant, en porte drapeau de cette mascarade d’équité dans les pouvoirs. Bâtissant autour d’elle un conte pour enfant comme quoi elle serait libre de choisir son époux. Sans aucune distinction de rang… Le pseudo-but du banquet de ce soir.
Les conséquences dans le cas où cette affaire puisse s’ébruiter seraient des plus graves car les autres duchés y verraient possiblement le rapprochement déguisé entre Ellot et la Cité d’Irile. Et dans tous les cas, un réarrangement de la balance des forces entre les duchés par l’entremise du Palais des Pouvoirs.
Elle frissonna. Elle, en fer de lance… Une arme.
— Vous ne comptez pas unir la Cité à l’un des duchés, murmura-t-elle. En fait, vous avez déjà choisi mon futur époux. Ce parti ne viendra ni des Contrées Outremers, ni des Contrées Chantantes. De plus, je suis certaine de ne pas me tromper en avançant que Nérith est également à exclure.
Elle se reprit et releva la tête, balayant du regard l’assemblée la dominant. Les visages graves et peinés de Romilda Templeton et d’Albert Corvin lui apprirent qu’elle était dans le vrai. De même que le petit sourire gêné du chancelier ou encore la mine réjouie de Ronda Sadis.
La rectrice jubilait, c’était évident. Elle n’avait jamais caché son aversion pour la pupille du Roi, quelles que soient ses raisons. Ce à quoi Clare avait toujours répondu par une totale indifférence, sauf évidemment lorsqu’elle avait eu l’obligation de la remettre à sa place par le passé. Chose peu fréquente qui n’avait eu lieu qu’en cas d’absolue nécessité. Cependant, en ce moment même, le mépris de Ronda Sadis était palpable. La pupille en fer de lance. Une arme, un outil entre les mains du Conclave. Nul doute que la petite femme grassouillette attendait cet instant depuis longtemps…
— Toujours au… aussi perspicace ! déclara le chambellan qui affichait un triste sourire. Comme at…tendu de la pupille du Roi.
— Impressionnant, en effet, grinça le connétable.
Le seul à ne pas montrer son ressenti par rapport à la situation de Clare. Cependant, son regard s’était bel et bien étréci quant aux déductions de celle-ci.
— Vous avez effectivement vu juste, dame Clare, crût bon de renchérir de le chancelier Graham Horace dont le sourire jusqu’aux oreilles accentuait fortement les rondeurs de ses joues.
Romilda Templeton poussa un bruyant soupir d’exaspération tout en coulant un regard courroucé au gros homme. Visiblement, ce genre de flagorneries pleines de faussetés était loin d’être du goût de la trésorière.
— Un parti des Baronnies nous a paru le meilleur des choix, votre Altesse, s’engagea-t-elle en plongeant un regard honnête dans les yeux de son interlocutrice. Cet ensemble de royaumes forme aujourd’hui une véritable puissance. Bien plus importante que celle du temps du Baron Rouge car ils ont maintenant réussi à développer une réelle économie et génèrent énormément de bénéfices. Une alliance durable servirait à renflouer le trésor d’Irile… Elle jeta un regard en biais au chambellan qui laissa échapper un petit cri d‘indignation… et à garder les duchés sous contrôle.
— Cela nous permettrait aussi de garder à l’œil les activités des églises disséminées dans ce patchwork de royaumes, rajouta le chancelier avec un certain venin dans la voix.
La rectrice laissa échapper un ricanement mesquin.
— Les garder à l’œil ou les réunifier, cher Chancelier ? biaisa-t-elle en direction de Graham Horace qui s’empourpra sous le coup d’une soudaine colère due à cette attaque.
— Comment osez-vous ? éructa-t-il.
Mais la petite bonne femme continua sur sa lancée tout en ignorant superbement l’homme d’église.
— Nous nous concentrerons d’abord sur l’établissement d’un contrôle total de leurs multiples taxes et étudierons d’un œil avisé les zones d’ombre de leurs plaques tournantes… Je n’ose imaginer l’ampleur de l’économie parallèle qui y sévit !
— Voilà qui est plus facile à dire qu’à faire, rétorqua sèchement Romilda Templeton à l’attention de la rectrice. Aller mettre son nez dans les affaires de la pègre du Croissant, juste comme ça… Mais à quoi pensez-vous donc ?
Les petits yeux de fouine de Ronda Sadis se firent comme deux fentes alors qu’elle s’apprêtait à répliquer…
— Vous ne m’avez pas encore révélé le nom du parti que vous m’avez choisi que vous débattez déjà de la politique à tenir une fois le mariage consommé, lâcha Clare d’une voix calme, coupante et dangereuse qui ramena automatiquement le silence dans le Conclave.
Un intense malaise prit place alors que le terrible regard de la pupille du Roi balayait de nouveau l’assemblée. Cette fois, celui de Lamia, encore bien plus assassin, l’accompagnait.
— Veuillez excuser ce nouvel affront, dame Clare…, commença le chancelier Graham.
— Je ne l’excuse pas, coupa celle-ci sans toujours hausser la voix et consciente que ce ton allait mettre au plus mal la plupart des membres du Conclave.
Grand bien leur en fasse, elle n’en avait cure. Ces gens ne voyaient que leurs propres intérêts. Intérêts que certains, parmi eux, camouflaient bien mal derrière de prétendues valeurs propres à l’intégrité du Royaume des royaumes qu’était Irile.
— Les Baronnies donc, continua-t-elle comme pour elle-même mais en s’adressant à tous. De quel baron hériterais-je pour mari ? Le Roi a-t-il exprimé une préférence ou a-t-il délégué ce choix difficile à votre bon jugement ?
Un nouveau silence prit place. Silence que le connétable, homme détestant tourner autour du pot, rompit très vite après un semblant d’expression d’agacement:
— Voilà de cela plusieurs jours que le Roi, votre tuteur, nous a donné consigne de vous trouver le meilleur parti possible… Il pinça les lèvres alors que Clare haussait un sourcil… Nous nous sommes mis d’accord après de longues délibérations et avons choisi, pour vous, Lorain de Nabar. Le fils du baron de Nabar, lui-même.
Plusieurs murmures d’assentiment montèrent des tribunes de la salle des Chambrières. À l’évidence, tous les membres du Conclave s’étaient réellement mis d’accord sur ce choix.
— Lorain de Nabar, acquiesça la jeune femme tout en présentant un visage vide d’émotion. Je vois.
En elle, une tempête de sentiments des plus contradictoires faisaient rage. Le plus facile à déchiffrer était la colère. Une colère sourde qui prenait possession de son cœur aussi sûrement que son destin était scellé. Elle avait envie de hurler, de hurler à la face de ces gens de pouvoir qui lui faisaient face et la toisaient du haut de leurs tribunes. Parmi eux, pis encore que Ronda Sadis, celui qu’elle abominait le plus en ce moment restait Roy Narcisse. Derrière son masque d’impassibilité, elle ne doutait pas que le connétable se réjouissait de ce qu’il lui infligeait. Elle ne croyait absolument pas à ce sérieux apparent, à cette mine de circonstance qu’il affichait quant à la prétendue gravité de la situation. L’homme avait bien précisé que le Roi n’était que le tuteur de Clare. Le Roi Orikh… En ce moment même, elle le détestait aussi. Ce vieil ivrogne qui l’avait prise sous son aile pour la vendre bien des années plus tard et assurer ainsi le bien de son Royaume…
Elle étouffa ses récriminations dans l’œuf, noyant soudainement ses sentiments comme lorsque l’on souffle une bougie. Que lui arrivait-il ? Il s’agissait de son devoir ! Elle avait toujours su que ce jour arriverait… Lorain de Nabar… Sans avoir jamais vu le personnage, elle en avait pourtant entendu parler. Un simplet plus soldat que dirigeant. Il était cependant le fils de l’homme ayant le plus de pouvoir dans les Hauts Royaumes et le plus proche d’avoir le contrôle de tout le territoire des Baronnies.
Avec cette union, les Contrées Marchandes…
— Un parti digne d’Irile, sourit-elle enfin en direction des conseillers qui affichèrent tour à tour une palette d’expressions suite à ce compliment.
Surprise, incrédulité et soulagement chez le chambellan et la trésorière; consternation, scepticisme, déception pour la rectrice et le chancelier; incompréhension dans le cas de Gilibert Longuet qui avait brillé par son effacement tout au long de cette épreuve. Enfin venait Roy Narcisse qui s’était juste contenté de lever un sourcil puis de hocher la tête pour montrer que l’affaire était entendue.
— B… bien, acquiesça Graham Horace. Nous en sommes ravis !
La rectrice Ronda Sadis esquissa un sourire poli en direction de la jeune femme blonde mais ne dit mot. Visiblement, elle ne s’attendait pas à ce que celle-ci le prenne aussi bien. L’idée que l’outil du Conclave puisse se satisfaire de son sort lui restait en travers de la gorge. Cependant, Clare comptait bien restait indéchiffrable. Elle ne leur donnerait certainement pas ce plaisir.
— Qu’en est-il du banquet de ce soir ? lança-t-elle à l’adresse du chambellan qui sursauta à cette question directe. Ne devais-je pas y rencontrer mes possibles futurs partis ?
— Hum… À… à vrai dire, tout se déroulera com…me prévu, votre Altesse.
— Il est impératif que nous sauvegardions les apparences, dame Clare, renchérit le connétable Narcisse. Bon nombre de partis des duchés et de Nérith seront présents et espèrent trouver grâce à vos yeux. Nous devons entretenir l’illusion le plus longtemps possible et dissimuler toute entremise de la part du Conclave. Si cela se savait, les duchés crieraient au scandale et toutes nos précautions en deviendraient inutiles… Lorain de Nabar sera également présent et votre rapprochement devra se faire le plus naturellement possible.
Vous êtes la pupille du Roi et cette désignation a toujours visé à ce que le monde extérieur reste persuadé que le Roi Orikh vous passe tous vos caprices. Tous doivent continuer à croire que vous menez la danse et que vous restez la seule et unique décisionnaire dans cette affaire.
— Un banquet d’apparence…, murmura la jeune femme.
Un banquet d’apparence pour un royaume d’apparence. Ce Royaume des Masques que se trouvait être Irile, où rien n’était laissé au hasard. Où chaque geste était calculé avec soin. Où les véritables intentions étaient toujours camouflées…
— Bien, dit-elle en se dirigeant vers la porte et vers Lamia. Je vous remercie de vos lumières et ne peux plus attendre d’être à ce soir. Je m’en vais, de ce pas, me préparer à cet effet.
Sa domestique gardait les yeux baissés en direction du sol et Clare était persuadée qu’il ne s’agissait pas de son habituelle imitation de la parfaite attitude servile. Comme elle, Lamia ne désirait rien montrer au Conclave et elle restait bien plus lisible que sa maîtresse. Ouvrant la porte, la servante attendit patiemment que Clare passe la première. Chose encore inhabituelle mais pour elle, le danger n’était pas à l’extérieur de cette pièce.
Alors que la jeune femme blonde allait parvenir à l’antichambre, la voix du connétable se fit de nouveau entendre, la forçant à s’arrêter sur le seuil.
— J’oubliais, dame Clare, grinça-t-il de sa voix ô combien désagréable. En vue du banquet de ce soir, je vous prierai de présenter une tenue plus… appropriée ou devrais-je dire, plus en accord avec l’enthousiasme que vous procure l’imminence d’un tel évènement.
Un sourire se dessina enfin sur les lèvres du sinistre chef de la garde d’Irile. Acquiesçant simplement de la tête, Clare prit congé et la porte si sobre menant à la salle des Chambrières se referma toute seule, laissant aux ténèbres les six silhouettes sombres constituant le Conclave.
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