Chapitre 6

— Ils commettent une erreur monumentale ! On peut difficilement être aussi obtus !

Leati s’exprimait avec une hargne que Cormack lui avait peu souvent vue. Rares étaient les fois où elle avait pu se mettre dans pareil état. Les poings serrés et la mine rougissante d’indignation.
Il aurait trouvé la scène cocasse si lui-même n’avait pas été aussi abattu.

— Le secrétaire Noguet ne s’en sortira pas si facilement, tu peux me croire ! J’irai, moi-même, voir le chevalier Roland s’il faut en arriver là.

Cormack sourit tristement face au débordement de colère de son amie. Sa compassion et son amitié étaient comme un baume appliqué sur son cœur meurtri. Lorsque la fureur s’emparait d’elle, sa comparaison avec un astre lumineux prenait tout son sens. Brûlant jusqu’à faire fuir les ténèbres qui tourmentaient les âmes par crainte d’être réduites en cendres fumantes.

— Je ne pense pas qu’aller voir le chevalier Roland y changera quoi que ce soit, intervint le Rolf.

Roland Bane était le chef de la chevalerie de l’Ilir et le général de la Reine. Sans avoir jamais fait preuve de méchanceté envers Cormack, il ne lui avait jamais porté attention non plus. Etant l’un des combattants contemporains de la Guerre de la Chair, la vue du Rolf devait lui rappeler des souvenirs qu’il préférait sans doute oublier.
Leati allait répliquer mais il la devança :

— Je suis Rolf, Leati. Et la Guerre de la Chair est encore trop récente. Ce n’était rien de plus qu’un rêve inaccessible pour moi malgré tous mes efforts. Un Rolf dans la chevalerie de l’Ilir… Il sourit pauvrement en secouant négativement la tête. Comment ai-je pu seulement être aussi naïf ?
— Tu n’es pas naïf, contre-attaqua son ami. C’est le secrétaire Noguet qui fait preuve de la plus incommensurable bêtise ! La confrérie aurait tant à gagner avec un membre de ta valeur…
Elle secoua la tête à son tour. Tu dois me prendre pour une idéaliste mais c’est justement ce dont Maître Cène parlait ce matin. Notre jeunesse… Nous sommes l’avenir de ce royaume et cela commence par imposer notre vision des choses et abattre les frontières que se sont créées nos aînés !
— Et après, Ezéquiel dira que je suis celui qui crie aux armes, soupira Cormack.

La jeune brune lui adressa un regard furibond qui le fit s’écarter en levant les mains.

— Il existe des choses précieuses pour lesquelles on doit se battre, oui ! affirma-t-elle sans ciller. Je suis devenu aspirant chevalier pour bien des raisons et faire perdurer un système et une façon de penser désuets, même dangereux, n’en font pas partie !

Elle s’arrêta brusquement avant de plonger ses grands yeux verts dans le regard du Rolf, qui stoppa à son tour.

— Je ne compte pas brandir les armes mais exprimer ma pensée avec le plus de violence possible. C’est nous, la jeunesse d’Iliréa, qui aurons la charge de diriger ce royaume dans les années à venir.

Sa voix s’était radoucie mais la force que reflétait son regard et ses paroles n’auraient pas pu avoir plus d’impact dans tout déchainement de fureur.

— Et ce n’est pas quelqu’un comme le secrétaire Noguet qui y aura son mot à dire, asséna-t-elle, implacable. Tu devrais en discuter avec la Reine, à défaut d’en parler avec le chevalier Roland.

Le Rolf baissa les yeux et ses épaules s’affaissèrent.

— Ezéquiel pense que le secrétaire Noguet n’a rien eu à voir dans cette décision. Qu’il n’est qu’un messager. Un Bavie en plus important, comme il dit.

Une lueur d’impuissance traversa les prunelles de la jolie brune avant qu’elle ait le temps de la dissimuler de ses paupières aux longs cils gracieusement recourbés. Détournant la tête, elle se remit à marcher, Cormack sur ses talons.

— Peut-être Ezéquiel n’a-t-il pas raison cette fois-ci, tenta-t-elle sans grande conviction.
— Peut-être, oui…

Le colosse avait dit cela pour la rassurer mais pour l’un comme pour l’autre, le ton n’y était pas. Noguet n’était qu’un intendant après tout. Son pouvoir décisionnaire en ce qui concernait les nouveaux admis dans la chevalerie était quasiment inexistant.

— Je maintiens malgré tous mes paroles, soutint pourtant Leati. Que ce soit pour le secrétaire Noguet ou un autre. Les choses changeront et nous les forcerons à aller dans ce sens !

Cormack lui jeta un regard en coin, sa tristesse apaisée pour un temps. Observant le profil de son amie, son visage fermé et son expression butée qui faisait plaisir à voir. Il savait qu’elle se serait véritablement impliquée pour lui s’il lui en avait laissé l’occasion. Risquant sa place fraîchement acquise pour ce qu’elle considérait être une injustice.
Il allait devoir la tenir à l’œil car elle allait sûrement s’y investir quand même…

— De plus, reprit-elle en captant son regard. Pourquoi Ezéquiel a-t-il été convoqué en même temps que toi ? Connaissant son intérêt pour la chevalerie, il s’agissait certainement d’autre chose.

Le Rolf soupira avant de lui expliquer les doléances de Maurin Grosbaril au secrétaire Noguet et la menace qui pesait sur le Repenti. Lorsqu’il eut terminé, Leati rit de bon cœur.

— J’aimerais bien les voir essayer, tiens ! s’exclama-t-elle entre deux hoquets. C’est le fait de déclarer la guerre à Ezéquiel qui a conduit Grosbaril où il en est à ce moment. À aller jusqu’à quémander l’aide du secrétaire Noguet pour améliorer ses fins de mois !
— Enfin, il a quand même parlé de concurrence déloyale. Si la Reine venait à apprendre…

La brune l’arrêta d’un geste.

— Tu sais, comme moi, que Maurin Grosbaril n’est pas le meilleur des hommes. Bien au contraire ! Il lui est même arrivé d’utiliser des clients, incapables de rembourser les crédits qu’il leur avait octroyés, comme hommes de mains. Ceci dans le but de tabasser d’autres personnes qui se trouvaient dans la même position. Non ! Maurin n’a que ce qu’il mérite.

Cormack fronça les sourcils. Il était toujours étrange de voir Leati dire du mal de quelqu’un même si celle-ci estimait avoir ses raisons. Mais elle était entière et lorsque sa gentillesse laissait place aux griffes, celles-ci ne faisaient pas de cadeaux.

— Cela reste quand même de mauvais augure, grommela-t-il.

Malgré ce qu’il avait dit à son ami à la sortie de l’office, dans la matinée, Cormack ne voulait pas non plus qu’il lui arrive malheur. Il était certain qu’Ezéquiel tenait à ce bar et estimait son patron car dans le cas contraire, il ne s’y serait pas tant investi. Le Rolf regrettait déjà les paroles qu’il lui avait lancées. Il était juste bien trop bouleversé à ce moment-là.
Leati remarqua immédiatement son air soucieux et lui appliqua une douce pression de la main sur son épaule.

— Tu t’inquiètes du fait qu’Ezéquiel ait pu faire quelque chose de malhonnête ? demanda-t-elle doucement.
— Je sais qu’Ezéquiel joue selon ses propres règles, répliqua le Rolf. Tu le sais aussi bien que moi. Ce qui m’inquiète, c’est surtout la réaction en chaine que cela provoquerait si Noguet et Grosbaril se liguaient contre lui…
— Les voies de notre prince sont impénétrables, clama théâtralement Leati. Et son jugement… terrible !
— Oui ben, fort heureusement, il a d’autres chats à fouetter que d’annihiler le petit monde de Maurin Grosbaril.

Le sourire de la brune disparut subitement, laissant place à une moue désapprobatrice.

— Oui, comme utiliser ses deux seuls amis en ce monde comme larbins !
— C’est exactement ce terme-là que j’ai employé, acquiesça farouchement Cormack. Il n’a en tête que ses pertes quant aux commandes qu’il a passées en prévision du séjour de la caravane à Palem.
— Le Marché des Sons ? Ils sont bigrement en retard, cette année !

Le colosse hocha de la tête alors qu’ils entraient justement dans le plus grand village d’Iliréa. Les maisonnées espacées de boutiques diverses se succédaient, bordant la rue principale menant à la Grand-Place. De jeunes enfants jouaient en son plein milieu, en cette fin d’après-midi marquant la fin des cours. Lorsqu’ils aperçurent Cormack, ce fut la débandade alors qu’ils couraient comme des dératés dans leur direction.

— Cormack, viens jouer avec nous !
— Cormack, tu avais promis !
— Leati, dis-lui !

Celle-ci éclata de rire alors que les bambins s’attroupaient autour d’eux, tirant leurs vêtements, les yeux brillants d’adoration. Ils vénéraient Cormack, l’admiraient encore plus que les membres de la chevalerie eux-mêmes. Chevalerie dont pratiquement tous ces enfants espéraient un jour pourtant faire partie.

— Vous espériez vraiment que le valeureux Rolf que je suis ait le temps de s’amuser avec d’affreux morveux comme vous ? s’exclama le colosse en prenant l’air faussement hautain.

Les morveux en question se tordirent de rire.

— D’habitude, t’as l’temps, fit remarquer l’un d’entre eux, l’air malicieux.

Le Rolf lui ébouriffa sa tignasse bouclée en soupirant.

— D’habitude, oui, acquiesça-t-il. Mais pas aujourd’hui car je suis en train d’inventer un nouveau jeu qui me prend tout mon temps !
— Un nouveau jeu ?! s’exclama une petite fille aux joues rondes, rosissant sous l’effet de la surprise.
— En effet, fit gravement Cormack. Bien que je me demande… Son regard se porta vers des horizons lointains alors que, les poings sur les hanches, il prenait la posture d’un héros des temps anciens… si vous serez à la hauteur lorsque je vous le montrerai…

Leati leva les yeux au ciel tout en secouant la tête mais les enfants ne le remarquèrent pas. Pendus aux lèvres de Cormack, la bouche béante, ils ne voyaient que lui. L’un d’eux, un blondinet, leva une main tremblante et déglutit péniblement alors que le Rolf, d’un signe de tête, l’encourageait à parler.

— Il… sera prêt bientôt ?
— Demain, lui fut-il brusquement répondu sans même un temps de réflexion.

La stupéfaction accueillit l’affirmation de leur idole. Tous échangeaient des regards avides mais craintifs. Ils raffolaient des jeux de Cormack, aussi ingénieux qu’originaux et en avaient généralement pour leurs comptes. Demain…, murmuraient-ils entre eux, encore abasourdis par la nouvelle. Nul doute qu’ils espéraient vraiment être à la hauteur et ne pas décevoir leur grand ami.
Apparemment satisfait, Cormack les contourna pour continuer son chemin, Leati le talonnant et adressant des sourires à leur auditoire encore sous le choc.

— Demain ? chuchota-t-elle alors qu’ils avaient dépassé l’attroupement de quelques mètres. Tu es bien sûr de toi pour une esquive habile… Ils te pardonneront difficilement une défection.

Le Rolf eut un sourire suffisant.

— J’ai toujours quelques jeux d’avance en réserve pour des occasions comme celle-là. Je suis quelqu’un de prévoyant. Il rit, visiblement content de lui-même tandis que son amie secouait de nouveau la tête. Maintenant, voyons voir la quantité de travail qu’Ezéquiel a prévue pour nous…

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