Il faisait nuit, la brume était froide et le mur de brique derrière son dos ruisselait d’humidité. Il était des endroits où il ne faisait pas bon se trouver, surtout lorsqu’on avait une tête d’aristocrate et une fâcheuse tendance à gagner un peu trop souvent aux jeux d’argent. Ce qui devait arriver arriva donc et la lame mordit profondément dans la chair. Elias Cordell cria.
— Putain Owen, jura-t-il, tu viens de m’enfoncer ton poignard de fillette dans l’épaule.
L’autre, un grand blond au nez épaté, le dévisagea d’un air amusé.
— Quel sens de l’observation, Elias. Non, sérieusement, ça ne te fait pas trop mal ?
Et il commença à remuer le couteau dans la blessure. L’aristocrate hurla de plus belle et empoigna le bras de son agresseur.
— Écoute, je te jure que je n’ai pas triché. Je suis même prêt à te rendre ton argent.
Il avait le souffle court, son sang se rependait rapidement sur ses beaux habits. La douleur était insupportable et Owen le savait.
— Ah, je crains que cela ne suffise, soupira ce dernier en feignant d’être désolé.
En temps normal, Elias lui aurait simplement brisé la nuque. Mais là, à six contre un dans une ruelle assez large pour laisser passer deux hommes, c’était s’assurer une mort lente et douloureuse. Cette fin de soirée s’annonçait merdique.
Il regarda autour de lui. Cinq dockers nourris à la baston de rue depuis tout petit le fixaient avec cette étincelle de haine dans les yeux. La haine du riche, la haine du nanti qui ne fait rien d’autre de sa vie que de jouir des privilèges que lui accorde sa classe sociale. L’un d’entre eux cracha par terre en soulevant sa barre de fer.
— Vous voulez qu’on fasse quoi de lui, patron ? demanda-t-il.
Le concerné fit mine de réfléchir.
— Elias fait partie de la famille, on s’accordera tous là-dessus.
L’autre écarquilla les yeux.
— T’es sérieux, trou-du-cul ? C’est comme ça que tu traites les membres de ta famille ?
Un bon crochet au ventre lui rappela les règles de civilité minimums qu’un gentilhomme se devait de respecter. Owen le retint pour ne pas qu’il bascule en avant.
— Tu crois vraiment que t’es en position de jouer les durs ? déclara-t-il en souriant. Un mot à mes gars et tu finis en morceaux.
L’aristocrate déglutit avec peine, cet enfoiré savait cogner. Encore deux ou trois coups comme ça et il lui faudrait voir un médecin de toute urgence. Quelle idée aussi d’aller tricher dans un tripot autant surveillé que le Chat-d’Ancre, se réprimanda-t-il. Owen avait beau n’être qu’un mafieux de seconde zone, il saurait le retrouver. La faute à son addiction au jeu, la seule chose lui procurant l’adrénaline nécessaire pour supporter sa vie ennuyeuse au possible. Tout le monde le connaissait à Tanum, dans chaque arrière-salle enfumée où l’on pouvait venir perdre son argent. La seule chance qu’il lui restait, c’était de passer un marché.
— Qu’est-ce que tu veux, Owen ? demanda-t-il. Du fric ? Je peux t’en donner.
L’autre lui mit une main ferme sur l’épaule.
— Tu vas me rendre ce que tu m’as volé, ça oui. Mais ce ne sera pas suffisant. En venant m’escroquer dans ma maison, c’est mon honneur que tu as souillé. Tu comprends ?
— Écoute, je suis désolé. Je ne voulais pas…
Un second crochet venait de lui pocher l’œil droit. Il grogna, maintenant à moitié aveugle et la sensation d’avoir la tête qui avait doublé de volume. Avant qu’il n’ait le temps de se ressaisir, le mafieux retira violemment la dague plantée dans son épaule. Il pressa ensuite le tranchant de la lame sur le coup d’Elias et souffla à son oreille, la mâchoire serrée :
— Voilà ce qu’on va faire. On va retourner gentiment à l’intérieur, on va s’asseoir à une table, rien que toi et moi, et on va jouer. Mais à la loyale cette fois. Tu triches, t’es mort. T’essayes de partir, t’es mort. Tu me laisses gagner, t’es mort. Compris ?
Le concerné secoua vivement la tête. C’était bien plus que ce qu’il avait espéré. Néanmoins, il y avait de grandes probabilités qu’il ne voie pas le prochain lever de soleil. Un pari risqué. Un pari forcé surtout, pensa-t-il, amer.
Les hommes d’Owen lui confectionnèrent un bandage rudimentaire qui lui permettrait de tenir jusqu’à l’aube. Passé ce délai, la défaite ou la victoire n’auraient plus grande importance, car sa blessure se serait infectée.
Alors qu’il s’apprêtait à franchir les portes du Chat-d’Ancre, Elias jeta un regard sur les docks de Tanum. On y chargeait encore des cargaisons malgré l’heure avancée de la nuit. De solides gaillards disparaissaient à l’intérieur des entrailles d’énormes bateaux à vapeur tout en jurant et maudissant des dieux de tous évidences sadiques.
Les eaux noires de la mer grondaient dangereusement, mais ne parvenaient pas à impressionner les robustes bâtiments de la marine marchande. Ceux-ci se dressaient tels des monstres d’acier nourri au charbon et capable de braver les plus féroces des océans. La nature n’avait aucune emprise sur eux, elle ne pouvait que subir leur puissance et pester contre les singes trop savants qui les avaient conçus. Ainsi allait le monde, le progrès effaçant lentement des millions d’années de sélection naturelle. Ce n’était plus les forts qui survivaient, mais les plus rusés. Ou peut-être était-ce ainsi que cela avait toujours été ?
Ce qui était sûr, en revanche, c’était que les ennuis ne faisaient que commencer.
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