— Tétaklac ! Où es-tu ? appela une voix aux accents chantants.
Une jolie naine, dont les tresses blondes retombaient jusqu’aux hanches, fouillait du regard les bas-côtés du chemin. Elle se tourna vers son compagnon qui cherchait dans les buissons opposés.
— Le vois-tu ? demanda-t-elle d’une voix où commençait à poindre une once d’inquiétude.
Padebol fit signe que non. Moins alarmé que Sahalors, il scrutait les bas-côtés plus pour rassurer sa femme que par crainte d’avoir perdu leur fils.
— Tu sais, ma douce, à entrer dans son jeu ainsi chaque fois qu’il se cache, il continuera encore et encore. Allons tranquillement au village, il va nous suivre et nous y rejoindre.
Sahalors n’aimait pas cette idée, et fronça les sourcils
— Et s’il est blessé, comment feras-tu ? Non, on doit le trouver !
Elle fit volte-face et mit ses mains en porte-voix pour crier plus fort cette fois-ci.
— Tétaklac, sors de ton trou et viens ici tout de suite, tu entends !
Au même instant le petit farceur surgit d’un buisson tout près de sa mère en lançant un grand « bouh » qui la fit sursauter. Elle porta vivement une main à son cœur, le visage blème. Tétaklac sans se rendre compte de la frayeur de sa mère, éclata de rire et tourna autour d’elle en sautillant, tout content de son effet de surprise.
L’épaisse tignasse rousse du gamin, parsemée de brindilles et des feuilles accrochées, était aussi dépenaillée que ses vêtements tout maculés de traces de mousses et de terre, vestiges de son incursion dans les sous-bois. Sahalors inspira lentement pour reprendre ses esprits et fit une grimace en observant son fils. Elle était déçue qu’il n’ait su garder ses habits propres au moins jusqu’à leur arrivée au village, même si personne ne s’en formaliserait, Tétaklac étant égal à lui-même.
Tétaklac s’arrêta devant Sahalors et leva vers elle des yeux marrons, vifs et joueurs. Il adorait faire des tours à ses parents, surtout à sa mère qui se faisait toujours surprendre. Tant pis s’il était corrigé par la suite — ce qui n’arrivait pas souvent heureusement — mais c’était trop amusant.
Padebol, dont Tétaklac était la copie conforme, le saisit fermement par le bras, d’un air faussement contrarié, un sourire au coin des lèvres.
— Vas-tu arrêter ses enfantillages un jour ?
Il était fier de la façon dont son fils parvenait à complètement disparaître dans la végétation. « A n’en pas douter, quel bon chasseur il fera plus tard» pensa-t-il.
— Tiens-toi tranquille un instant, fit-il tandis qu’il tentait de remettre un peu d’ordre dans la chevelure indisciplinée de Tétaklac. Puis il le poussa vers Sahalors.
— Excuses toi auprès de ta mère, sinon elle ne te fera plus de tarte aux myrtilles.
Tétaklac prit un air contrit et enroula ses petits bras autour de la taille épaisse de Sahalors pour lui faire un câlin. Remarquant sa pâleur, il s’en voulait un peu. Sans rancune, elle le serra contre elle. C’était un bon gamin, même s’il était facétieux. Il ne rechignait jamais aux besognes confiées et était poli avec les anciens. Il savait également très bien embobiner les taverniers, pour obtenir de la crème de marrons au lait d’avoine. Un brin charmeur, il avait au fond des yeux la petite étincelle de gaieté héritée de son père que Sahalors aimait tant.
Sans lâcher Tétaklac, elle sourit à Padebol, heureuse de l’avoir pour mari. Son compagnon était lumineux, jovial et aussi incorrigible bavard. Il était surtout le nain de ses rêves et chaque jour à ses côtés était un pur bonheur. En pensées, elle remerciait souvent ses parents de l’avoir laissée rejoindre le lointain village de Tholville pour qu’elle l’épouse, elle qui vivait au pied du pic des Roches-Argents, de l’autre côté du versant. Elle se rappelait le long trajet qu’il lui avait fallu parcourir pour franchir le col, en redescendre et traverser la vallée pour rejoindre enfin Tholville. Elle ne regrettait rien du tout et surtout pas cet enfant turbulent qu’elle adorait.
Elle se tourna vers le village dont elle apercevait déjà les toits de chaumes en contre bas du chemin. Une atmosphère paisible et joyeuse s’en dégageait. Ses amis s’y trouvaient et les attendaient déjà sûrement. Heureuse, elle sourit. Elle aimait vivre dans cette communauté particulière qui l’avait adoptée dès son arrivée. Elle se sentait bien à Tholville et espérait ne jamais quitter le village.

Niché dans une vallée entre la montagne creuse de Tholnia et le pic de Roches-Argent, Tholville offrait une vue imprenable sur la vallée depuis les plus hautes maisons accolées à la roche de gré rose ambré. Articulé autour d’une place centrale où les habitants aimaient se retrouver le soir, le village avait cet air de bourg jovial et accueillant où il faisait bon vivre. Il n’était pas rare d’ailleurs d’entendre des rires fuser de part et d’autres des maisonnées.
Durant la journée seuls les femmes, les enfants et les anciens s’y trouvaient, les nains valides et en âge de travailler officiant dans les mines ou bien aux forges situées au sud de Tholville, suffisamment à l’écart pour éviter que les odeurs de fer chauffé à blanc, du feu des forges et de minerai n’envahissent le village. Parfois lorsque le vent se levait, les familles percevaient alors les chœurs de chants des maîtres forgerons et de leurs apprentis, le grincement des chariots qui revenaient de la mine à intervalles réguliers et le choc des marteaux sur les enclumes. Le souffle ronflant des forges apportait également un fond sonore puissant et rassurant.
Les maîtres forgerons de Tholville, uniques façonneurs du fer-argenté, étaient détenteurs d’une méthode unique et ancestrale d’extraction et de transformation du minerai de la montagne creuse. Transmis de génération en génération ce savoir-faire leur avait assuré une tranquillité absolue et un appui inconditionnel du Haut-Directoire, les mages-régnants prisant ce métal rarissime. Nul ne pouvait causer du tort à Tholville sans encourir les foudres des mages, les couloirs du Labyrinthe Glacé raisonnant des lamentations des malheureux ayant contrarié le Haut-Directoire.
Cette instance, composée de mages puissants, contrôlait tout le territoire des paisibles, régulant les conflits et assurant la sécurité de ses habitants. Sans délai ni recours, toute infraction était sévèrement sanctionnée selon une table de lois. Chaque espèce de paisible y était représentée par au moins un mage-régnant. Cependant certaines catégories, comme les humains, plus aptes à magner la haute-magie, y étaient plus nombreux que d’autres. Toutefois, la règle qui imposait un ambassadeur minimum de chaque espèce de paisibles excluait les ogres, communément appelés chez les paisibles crougwals, qui d’une part ne pratiquaient pas la haute-magie mais causaient plus de dégâts qu’ils ne contribuaient à la paix. Cependant lorsque de grandes décisions s’imposaient concernant tout le territoire, le roi des crougwals, Gnul, était convié sous escorte des guerriers-centaures, ceux-ci s’assurant que la délégation affamée ne collationne pas en chemin.
Ainsi, le savoir-faire si particulier des maîtres forgerons avait placé leur village sous haute protection et avait épargné les nains de Tholville de tout conflit, ce qui n’avait pas toujours été le cas, notamment à une époque lointaine où les nains étaient considérés comme une race inférieure et relégués à des tâches ingrates.
Tholville avait été fondé par une petite communauté mixte, uniquement composée de familles mi-naine-mi-humaine, qui avaient fui les persécutions dont elles étaient la cible. A l’époque, leur métissage avait posé quelques difficultés au Haut-Directoire qui classait chaque habitant dans une catégorie bien distincte.
Homme ou nain ? Cela avait donné lieu à des discussions houleuses, voire haineuses, les humains refusant catégoriquement qu’ils leur soient rattachés et les nains s’offusquant d’un tel rejet, mais ne voulant pas plus les accueillir dans leur faction.
Cependant au fil du temps et des unions, ainsi que de la prédominance naine dans les gènes des tholvilliens, les mages-régnants avait pu finalement classer les villageois dans la catégorie naine, leur ascendance humaine s’estompant doucement. Cela convenait parfaitement aux nains de Tholville, eux que les humains avaient trop fait souffrir. Installés à flanc de coteaux de la montagne creuse, bien loin de toute civilisation, ceux-ci n’avaient guère quitté leur village, heureux tout simplement d’y vivre avec leur famille, entre amis et voisins, évitant tout contact déplaisant avec le monde extérieur pour se préserver. Bons vivants, pacifistes et rigolards, tous se connaissaient et partageaient un art de vivre où la convivialité prédominait.
Depuis plusieurs décennies les mentalités avaient évolué favorablement chez les paisibles, mais les tholvilliens préféraient se tenir à l’écart, même s’ils appréciaient grandement les visites, qui donnaient lieu à de nombreuses festivités, les habitants entretenant des liens sociaux très forts.
La vie était douce à Tholville ryhtmée entre labeur, entre-aide et festivités. Ainsi, épargnés des querelles du monde extérieur, et fort de la haute protection dont ils bénéficiaient, les villageois vivaient dans une sorte de cocon hors du temps et n’étaient guère préparés à affronter quoi que ce soit … surtout pas ce qui arriva ce jour-là.

Sahalors posa son panier au sol pour cueillir quelques baies agrémenter les plats qui seraient servis lors de la fête organisée par leur amis taverniers. Chuipôlà et sa femme Cématournée, célébraient, autour d’un grand barbecue, la naissance de leur futur enfant et avaient invité tout le village. Ils avaient décidé de prendre les devants afin que Cématournée puisse profiter de la soirée.
A l’évocation de la prochaine naissance, la Sahalors sourit intérieurement et posa une main sur son ventre : bientôt leur famille allait aussi s’agrandir. Elle était certaine tout au fond de son cœur que Tétaklac aurait une petite sœur qui mènerait, les deux hommes de la maisonnée, par le bout de son petit nez. Sahalors s’en réjouissait d’avance. Elle l’imaginait toute blonde, comme elle, avec les yeux et le sourire de son père et jouant sagement avec le fils de Cématournée car à n’en pas douter les taverniers auraient un garçon.
Padebol observait sa femme. Depuis un certain temps, il lui trouvait un air étrange. Que lui dissimulait-elle ? Il s’approcha doucement et entoura ses épaules de son bras. Il déposa sur sa joue rebondie un gros baiser sonore dont l’écho retentit à travers les arbres, vite suivi du rire de Sahalors. Tant d’amour brillait dans son regard avec ce petit quelque chose qui la rendait plus rayonnante que les autres jours. Padebol était intrigué.
— Que me caches-tu ma douce ? Je sais que tu as un secret.
— Que vas-tu chercher là mon chéri ? Ca ne se fait pas de questionner sa femme de la sorte. N’a ton pas droit à un petit espace à soi et rien que pour soi ?
— Rappelles toi que je suis l’adjoint du grand-apaiseur de Tholville, fit Padebol les mains sur les hanches, les jambes écartés et le torse bombé. Tu dois tout me dire, mignonette !
Tétaklac vint se poster entre ses deux parents et voulu chaparder la corne d’urgence qui pendait à la ceinture de son père. Padebol le repoussa vivement.
— Non gamin, défense d’y toucher sinon Chuipôlà m’interdira l’accès à la taverne durant un long mois si elle est abîmée.
Tétaklac baissa la tête, déçu. C’est qu’il aurait adoré arriver au village en soufflant dedans. Oui cela aurait été une bonne farce que de voir tous les nains sortir de leur logis alarmés. Mais il voyait que son père ne plaisantait pas cette fois-ci. Il donna un coup de pied dans une pierre qui finit sa course dans le talus et haussa les épaules. Tant pis, ce serait pour plus tard, se promit-il.
Padebol reporta son attention sur Sahalors et attendit qu’elle se décide à lui répondre. Elle voulait le faire attendre, mais elle ne tint pas et lui chuchota quelques mots à l’oreille. Tétaklac vit son père se mettre à trembler et perdre l’équilibre. Il s’écroula au pied de Sahalors qui sans aucune complaisance le laissa dans cette position, toute souriante. Le gamin ne comprenait pas pourquoi sa mère ne portait pas assistance à son père. Il se précipita vers ce dernier.
— Papa, çà va ? Tu as mal quelque part ? Tu as besoin de quelque chose, une herbe, du vin ?
Padebol le repoussa doucement pour se relever. Il avait des larmes dans les yeux ce qui affola Tétaklac.
— Papa ! Qu’est-ce qu’il y a ?
Il regarda sa mère qui les contemplait tranquillement.
— Mais Maman, papa va mal ! Il faut appeler les secours ….
— Du calme gamin, fit Padebol. Tout va bien.
Il regarda Sahalors et montra son ventre du doigt.
— Alors, c’est vrai ?
Elle acquiesça. Padebol éclata de rire, se relava et prit Sahalors dans ses bras pour la faire tourner dans les airs.
— Fiston, commença Padebol qui avait reposé Sahalors à terre, il va te falloir te comporter maintenant en homme et grandir.
— Ah bon ? fit Tétaklac complètement perdu par les réactions de ses parents.
— Tu vas avoir une petite sœur.
— Non je n’en veux pas, répondit Tétaklac, tout sérieux en fronçant les sourcils. Je préférerais un autre cadeau ou au pire un petit frère. Les filles, çà ennuient les garçons !
Les adultes pouffèrent, ce qui renfrogna Tétaklac un peu plus.
— Ca ne fonctionne pas comme çà, gamin. On prend ce qui arrive et on fait avec, luit dit son père en lui ébouriffant définitivement les cheveux.
Puis Padebol prit sa petite main et l’entraîna fermement vers le village.
— Viens on va annoncer la nouvelle à tout le monde. Et on va trinquer avec la bière de Chuipôlà, après tout je suis son adjoint. Il va être content pour moi.
D’un pas guilleret il entraîna Tétaklac et Sahalors vers le village.

Cématournée, jolie naine ronde et avenante à la chevelure si blonde qu’elle en était presque blanche, tenait son établissement avec son mari, Chuipôlà. Ce dernier, d’une belle prestance, avait une carrure impressionnante pour un nain, héritée de ses ancêtres humains. Il contrôlait la bonne tenue de la clientèle et avait également, au sein de la communauté, la fonction de grand-apaiseur. C’est à lui que la population s’adressait lorsqu’il fallait régler les litiges et notamment les problèmes de voisinage. Il pouvait également avec Padebol, son adjoint, rétablir l’ordre et arrêter tout contrevenant, mais cela ne s’était jamais produit, heureusement, car le bâtiment qui devait servir de prison avait été transformé en réserve à bière et hydromel. Il aurait été malvenu de tout déplacer pour y loger un pensionnaire, ce qui représentait beaucoup trop de travail pour une seule nuit. Chuipôlà préférait de loin sermonner le fauteur de trouble et lui interdire l’accès à la taverne durant un certain temps. Cette sanction, pire de toute pour un tholvillien, avait calmé plus d’un nain belliqueux.
Les aubergistes avaient, récemment, fait l’acquisition de jolies tables et bancs en chêne pour leur terrasse et étaient fiers du résultat. Au milieu des arbres et baquets de fleurs de la place centrale, l’effet était pittoresque et invitait à s’asseoir et consommer. Une estrade était installée, près de la fontaine, afin que les troubadours et autres saltimbanques de passage puissent faire leur œuvre devant un large public, pour le régal de tous. Régulièrement, comme ce soir-là, Tétenlair, le chansonnier, y prenait place pour divertir les villageois à la faveur de la fraîcheur tombante. C’était devenu un moment privilégié et sauf cas de force majeur, rares étaient les nains qui ne s’y rendaient pas. Avec grand plaisir, les familles lâchaient torchons et balais, enclumes, marteaux et pioches pour venir partager ce moment de convivialité.
Ce soir là plus que tout autre, une bonne humeur générale régnait sur la place qui se mêlait au tintement des chopes célébrant à n’en plus finir le bonheur des futurs parents. Les enfants se chamaillaient et se pourchassaient simulant des batailles épiques sous l’œil bienveillant des matrones. Chuipôlà était posté devant le barbecue et surveillait les saucisses qui grillaient doucement auprès des côtes de porc, des brochettes et autres mets, alléchant les convives déjà affamés. Le bourgmestre, engoncé dans son habit bien trop pompeux pour ce genre d’événement, s’approcha de lui.
— Alors comment allez-vous l’appeler ce jeunot ?
Il regardait l’aubergiste d’un air important, sa bedaine proéminente en avant, les pouces accrochés à son gilet jonquille. Le chapeau de guingois — c’est qu’il avait déjà bien profité de la bière — il vacillait légèrement sur ses jambes arquées. L’effet rendu était loin de celui escompté. Chuipôlà de bonne humeur lui donna une tape dans le dos en riant.
— Mais, c’est trop tôt ! On ne sait même pas si c’est une fille ou un garçon. Il faudra attendre l’avis de l’enfanteresse pour le savoir.
Le bourgmestre haussa les épaules et s’éloigna en tanguant. Content, il avait fait sa part de relationnel électoral, maintenant, il pouvait retourner aux affaires sérieuses car sa chopine vide appelait à être remplie en urgence. Cématournée, qui avait suivi l’échange verbal de loin, s’approcha de son mari et désigna du menton le nain ventripotent.
— Il voulait quoi le bougre ? Parce que, si c’est encore pour se rincer le gosier à l’œil …
— Non ma douce, il faisait son bourgeois. Comment te sens-tu ? rétorqua le tavernier en caressant le ventre de sa femme.
— Oh arrête, trognon, fit-elle affectueusement en lui donnant une légère tape sur la main. Je ne suis pas malade, j’ai juste un p’tit nain dans l’escarcelle !
Chuipôlà enlaça sa femme et lui donna un doux baiser. Il était heureux par cette nouvelle, mais il s’inquiétait un peu. Il arrivait plus souvent qu’on ne le disait que des naines meurent durant leur grossesse et il ne pourrait supporter de perdre sa femme. Cématournée se lova dans ses bras, mais dû bientôt se détacher pour aller servir quelques assoiffés qui réclamaient leur bière à grands cris. Elle entra dans l’auberge, contourna le bar et s’engouffra dans la réserve. Chuipôla retourna les grillades, puis observa la place noire de monde. Il était hereux que tous aient répondu à son invitation, lui qui rêvait d’être père depuis de nombreuses années. Cette nouvelle ne méritait pas moins qu’un gigantesque banquet.
De loin, il aperçut Padebol qui venait d’arriver sur la place avec sa famille, et lui fit signe de le rejoindre. Son adjoint s’empressa d’approcher du barbecue pour humer les bonnes odeurs puis se tourna vers son chef pour faire son rapport de soirée. Il se plaça devant Chuipôlà et se mit au garde à vous, la main droite levée en un salut militaire. L’ensemble aurait pu être saisissant si son sourire n’avait pas gâché l’allure stricte qu’il simulait.
— Au rapport, chef ! Tout va bien chef ! Rien à signaler, tout roule ma pou…
— C’est bon Padebol ! J’ai compris. Stop !
Chuipôlà leva une main devant le visage de son adjoint pour arrêter son flot de paroles. Chaque fois, le comique prenait un malin plaisir à débiter toutes les expressions possibles et l’aubergiste n’avait pas le temps ce soir-là pour le laisser finir. Pour couper court, le tavernier préféra se baisser pour regarder un Tétaklac quelque peu boudeur.
— Que se passe-t-il mon grand ? Il est rare de te voir de cette humeur !
Le petiot jeta un œil à son père ne sachant que dire. Sahalors s’était dirigée directement près de l’estrade pour rejoindre ses amies qui l’appelaient, et Padebol s’était détourné pour inspecter de plus près les grillades.
Tétaklac prit un air conspirateur et murmura :
— On va recevoir un prochain colis et je n’ai pas envie.
— Un colis ? Et çà ne te plaît pas ? demanda le tavernier.
— Oui un colis …. Et maman dit que ce sera une fille. Moi, si je devait choisir, je prendrais un petit frère pour jouer avec lui dans la boue, mais une fille ! Ca pleure tout le temps !
Chuipôlà sourit.
— C’est une bonne nouvelle tu sais et puis ce ne sera peut-être pas une fille. D’ailleurs moi aussi j’ai un secret.
— Ah oui ? C’est quoi ? demanda Tétaklac soudain intéressé.
— Et bien figure toi que nous allons aussi recevoir un …. hum, colis, chez nous. Et peut-être que ce sera un garçon avec lequel tu pourras jouer si tu écopes d’une petite sœur.
— Vous croyez que ce peut être possible çà ? demanda le gamin rayonnant, soudain plein d’espoir. Vous avez commandé un garçon pour que je joue avec lui . Rien que pour moi ? C’est génial. Merci Chuipôlà !
Tétaklac se jeta au cou du tavernier et lui colla un bisou sonore sur la joue. Le tavernier lui caressa la joue.
— C’est bon, va voir la patronne à l’intérieur et demande lui une double crème de marron de ma part, dit-il avec un clin d’œil complice. Et ne lui parle pas de notre accord, elle ne comprendrait pas. C’est un secret d’homme à homme !
Tétaklac, de nouveau joyeux, courut rejoindre Cématournée. Padebol qui s’était rapproché de son chef, regarda le petiot s’engouffrer dans la taverne, faisant claquer contre le mur les battants de la porte.
— Tu le gâtes de trop.
— Il faut bien, le pauvre est tout dépité par la future arrivée de sa sœur.
Le tavernier sourit puis reprit sérieusement
— Si tout est en ordre, tu es libéré de tes obligations Padebol. Vas t’amuser. La soirée est douce et toi aussi tu as de quelquechose à célébrer.
Padebol lui fit autre un salut militaire pour s’amuser.
— Oui chef ! Ce sera fait comme vous voulez chef !
Chuipôlà soupira.
— Ne cesseras-tu jamais tes pitreries ?
Le nain éclata de rire en s’éloignant pour rejoindre Tétaklac, mais avant qu’il n’atteigne le perron de l’auberge, Chuipôlà l’interpela :
— Au fait, comment va Sahalors ? Son adjoint eut un grand sourire et se demanda subrepticement si un jour il cesserait de le faire tant il était heureux.
— Il n’y a qu’à la regarder. Elle respire le bonheur.
Sur ces mots, Padebol se détourna et allait pousser la porte pour libérer Cématournée de tétaklac et ses sempiternelles questions, quand Chuipôlà le rappela de nouveau.
— N’oublie pas de déposer la corne d’urgence sous le comptoir. Je n’ai pas envie de te voir souffler dedans comme la dernière fois. Si tu te rappelles bien, nous nous y sommes pris à trois pour te décrocher et te faire taire.
Padebol pouffa : quel bon souvenir ! Il était alors complètement saoul et était persuadé qu’il devait avertir toute la population d’un danger. Il avait alors soufflé de toutes ses forces dans l’entonnoir, faisant un bruit d’enfer. Au final, il avait été privé de bière durant tout un long mois.
— Ok chef ! Cinq sur cinq. Pigé …
— Padebol! rugit le tavernier
— J’y vais, assura le farceur. Promis j’arrête ! Et il disparut dans l’établissement.
Chuipôlà songea que le père et le fils ne pouvaient se renier tant ils se ressemblaient par le physique et le caractère. Il songea que Sahalors devait être dotée d’une grande patience et retourna les cotelettes.
C’est à ce moment que les villageois perçurent un tremblement. Tout d’abord indistinct, ils se regardèrent sans comprendre. Puis le tremblement se reproduisit, à peine plus fort, mais rien d’inquiétant, sans doute un éboulement de l’autre versant de la montagne, comme il en arrivait parfois.
Tétenlair monta sur l’estrade, accompagné par un tout jeune gamin timide. Ce dernier se posta près de la balustrade cherchant à rester aussi discret que possible. Il avait un air si malheureux que des naines, alertées, se précipitèrent vers lui. Tétenlair voulut s’approcher du petiot mais fut vivement repoussé.
— Oh qu’il est mignon ! fit la première.
— Il a une mine affreuse toutefois, lui répondit sa sœur.
— Mais qu’est-ce que tu fais là ? demanda sérieusement une autre naine en fronçant les sourcils.
Le petiot se contracta et ne répondit pas. Il chercha du regard Tétenlair. Toutes les matrones d’un seul tenant se tournèrent vers le pauvre nain qui se tenait en arrière. Elles se placèrent devant lui les bras croisés sur leur large poitrine.
— Il n’est pas à toi, Tétenlair, on le saurait si tu étais père !
Le musicien ôta son bonnet et se gratta derrière l’oreille, tic qu’il avait chaque fois qu’il était nerveux. Curieux d’entendre les explications du barde, tous s’étaient attroupés le long de l’estrade. Chuipôlà dut repousser quelques concitoyens pour atteindre le petit groupe. Il se posta devant le barde et attendit sa réponse d’un air sévère.
— Le petiot, c’est Tourneboule, le fiston de mon frérot. Il y a eu une épidémie de choléra chez eux et pour le protéger de la maladie, il me l’a confié. Il resté en quarantaine pour vérifier qu’il n’était pas infecté, puis je l’ai gardé en attendant, trouvant des nourrices ici et là, mais quand …
Tétenlair ne put aller plus loin. Il essuya ses yeux et se moucha bruyamment dans un mouchoir. Tourneboule qui avait tout entendu se mit à pleurer. Une des matrones présentes près de lui le prit dans ses bras pour le consoler. Chuipôlà devinant la suite, posa une main compatissante sur l’épaule du chansonnier.
— Ils sont morts ? demanda-t-il doucement.
Tétenlaire hocha la tête tristement.
— Il ne me reste plus que lui, le petiot, je veux dire. Mais il est trop jeunot pour me suivre. Je pensais pouvoir le confier ici à une bonne âme pour quelques temps, histoire de m’organiser.
Tout de suite Sahalors leva la main pour attirer l’attention, mais avant que, toute attendrie, elle se propose, un nouveau tremblement se produisit. Plus fort cette fois. Puis un autre, suivi d’un sinistre craquement d’arbre.
Tous se figèrent, alertés. Le bruit se rapprochait à grande vitesse maintenant, devenant assourdissant. Les femmes partirent en courant récupérer leurs enfants, vite rejointes par leur époux. Sahalors fut bousculée et vivement séparée du groupe par la foule affolée. Chuipôlà poussa Tourneboule vers son oncle et les pressa de rejoindre la taverne pour se mettre à l’abri, puis recula derrière un arbre pour guetter ce qui venait vers eux. Cématournée était remontée de sa cave alertée par les premiers tremblements et s’était postée à la fenêtre pour observer, mais ne vit rien de plus que des nains qui se pressaient en tous sens. La place résonnait de cris de peur mêlés d’incompréhension. Qu’est-ce qui pouvait faire un tel raffut ?
Maintenant les nains ressentaient dans leur corps les vibrations de la cadence des pas qui se dirigeaient vers eux. Puis tout d’un coup, un grondement affreux et sinistre se fit entendre en même temps qu’une ombre gigantesque recouvrait la place. Des maisons furent renversées et une grosse main commença son funeste balai saisissant au hasard des villageois. La foule fut saisie d’horreur.
— Un crougwal !!! hurla-t-on soudain.
Ce fut la débandade.

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