– J’ai pris ma décision, déclara Roland d’une voix qu’il essayait de rendre très digne. Je vais suivre l’idée de votre écuyère, sire. Je n’ai pas envie d’abandonner maintenant.

À cette annonce, Jeanne baissa la tête pour regarder ses pieds. Le chef milicien afficha alors une mine surprise. Henri, lui, se contenta de soupirer doucement.

– Roland, je peux te parler seul à seul quelques minutes ? demanda-t-il.

– Heu, bien sûr, sire.

Le paladin fit signe à son écuyère de quitter la pièce. Elle le fit très rapidement, toujours tête baissée.

– À quel point ta décision a été motivée par l’envie de faire plaisir à Jeanne ? attaqua de suite Henri.

Mais à sa grande surprise, Roland ne parut pas étonné par cette question. Il répondit avec un air résigné :

– Je me disais bien que vous l’aviez remarqué, sire. Et j’en suis heureux. Car j’ai passé toute la nuit à me demander la même chose. J’essaye de me dire que le but de tout ceci est d’aider ma famille, mes amis et ma ville. Mais à chaque fois, il y a une petite voix dans ma tête qui me dit que c’est faux. Que je fais tout cela égoïstement, juste pour impressionner une jolie fille qui a l’air de s’intéresser à moi. Et le pire c’est que je pense que cela pourrait être vrai. Des conneries pour attirer l’attention, j’en ai déjà fait.

– Que tu te fasses cette réflexion est d’une grande sagesse, lui répondit Henri, impressionné. Se remettre en question sans tomber dans le désespoir est quelque chose de très difficile.

– Mais à la fin…je ne sais toujours pas ce qui me motive réellement. Sire, on dit que les paladins savent quand les gens mentent. Est-ce que vous ne pouvez pas lire dans mon esprit pour voir si je mens en disant agir pour le bien de ma ville ?

– Non. Désolé Roland, mais ça ne marchera pas. Ce que ce pouvoir permet de détecter, c’est si une personne ment de façon consciente sur un point où il connaît la vérité. Mais si tu te mens à toi même, je ne le verrai pas.

– Alors, comment puis-je être sûr que j’agis pour une bonne raison ? demanda le jeune homme.

– Déjà, dis-toi que le fait que tu veuilles continuer par désir d’aider les habitants de ta ville n’enlève rien au fait que tu puisses aussi vouloir le faire pour impressionner Jeanne. Les deux ne sont pas incompatibles. Et tu n’es quelqu’un d’égoïste que si tu fais cela uniquement pour la dernière raison. De toi à moi, beaucoup de paladins apprécient énormément le fait d’avoir de belles armures de plaque et de pouvoir faire briller leurs yeux de manière impressionnante, moi y compris d’ailleurs. Ça n’en fait pas des mauvaises personnes pour autant.

– Je n’avais pas pensé à ça, dit Roland. Pour le coup, je me sens bête.

– Quand nous sommes sous pression, nous avons tendance à rater des choses évidentes, lui dit Henri.

– Oui…je n’ai pas eu une semaine facile.

– Personne ne dira le contraire. Ceci dit, j’arrive à mon second point.

Henri prit une voix sérieuse pour entamer la suite de son discours :

– Cette question que tu te poses, Roland, c’est à toi d’y répondre. Pas à moi ou à quelqu’un d’autre.

Il regarda le milicien dans les yeux avant de poursuivre :

– Dans la vie, nous sommes souvent poussés par des forces extérieures et, parfois, nous ne pouvons contrôler nos propres sentiments. Mais là, tu es dans une situation où tu as la chance de pouvoir décider par toi-même pourquoi tu veux agir. Comprendre ce qui se passe dans ta tête te donne ce droit. Celui de te définir. Et d’agir en conséquence.

Ensuite il tourna son regard vers la carte de la ville. Il acheva son discours d’un ton plus léger, mais toujours sérieux :

– Ceci dit, je pense toujours que l’idée de Jeanne n’est qu’un pari excessivement risqué. Ne pas vouloir la suivre serait une décision tout à fait compréhensible. Et cela ne ferait pas de toi quelqu’un de mauvais.

– Je le pense aussi. Mais je ne vais pas revenir sur ma décision. Je n’ai pas envie d’abandonner.

Henri le regarda avec tristesse.

– Soit, dit-il simplement.

Il se tourna vers la porte et dit en avançant :

– Je vais chercher Jeanne.

En sortant de la pièce, il aperçut son écuyère debout, dans un coin, regardant ses pieds avec un air honteux.

– Doux Messager, dit Henri.

Il s’approcha de la jeune femme.

– Je ne sais pas si tu as vraiment un don pour deviner les actions futures des gens. Mais ce qui est sûr, c’est que tu en as un pour te punir inutilement, lui dit-il.

Cela la fit sursauter.

– Nous avons déjà dit hier que ce n’était pas ta faute, enchaîna le paladin. Alors, arrête de te comporter comme si.

– J’aurais dû…

– Si tu me sors « j’aurais dû le prévoir », je jure que je te fais renvoyer de l’Ordre.

– Vous n’en avez pas le droit ! s’exclama-t-elle.

– Bien sûr que non, je n’en ai pas le droit, dit Henri. J’ai dit cela pour te faire sortir de cette stupide torpeur. Maintenant, arrête de faire cette tête et viens nous donner les détails de ton plan.

– Cela veut dire que…

– Oui, ça veut dire que nous le ferons. Mais ne montre pas trop de joie. Je continue de penser que c’est une idée dangereuse.

Jeanne hocha la tête puis entra dans la salle des cartes.

Henri la laissa avancer et resta quelques secondes dans le couloir.

– Marie m’a donné ses mauvaises habitudes, marmonna le paladin pour lui-même, avant de rejoindre les deux autres.

Jeanne était déjà en train d’observer la carte de la ville, très concentrée sur cette tâche. Elle se détourna finalement et prit un autre document, une carte de la région cette fois. Puis elle leva la tête pour donner ses conclusions :

– Si Roland le provoque aujourd’hui, Fernand Vanelle tentera de négocier demain. Et si cela échoue, il fera engager un nouvel assassin d’ici une semaine. La rencontre aura lieu dans son entrepôt, finit-elle en montrant l’emplacement sur la carte.

– Qu’est-ce qui te fait affirmer tout cela ? demanda Henri.

– Vanelle est en conflit commercial avec les Flavie, qui sont la plus puissante des Maisons marchandes. Il n’aura pas envie d’ajouter à ses adversaires un paladin et une milice remontée. D’où sa tentative de négocier. Pour le délai d’une semaine, c’est le temps de faire un aller-retour d’ici à la capitale, la seule ville des environ où il sera possible de recruter un assassin digne de ce nom. Quant à l’entrepôt, c’est le meilleur endroit pour une rencontre discrète.

– Une auberge me paraît aussi un bon endroit, tout comme sa résidence.

– Dans les deux cas, il y aurait des personnes qui seraient présentes, même de nuit. Des domestiques pour les deux lieux. Des clients dans l’auberge. Et d’autre membres de la famille Vanelle dans sa résidence. Qu’une de ces personnes se perde, soit un peu curieuse ou oublie le « ne me dérangez sous aucun prétexte » et la réunion pourrait être découverte. Il n’y a pas ce genre de risque dans un entrepôt.

– Bon. De toute manière nous avions déjà décidé de miser sur ta capacité à tout deviner. Alors je ne vois pas trop l’intérêt d’en discuter plus longtemps.

Jeanne et Roland restèrent silencieux après cette remarque. Henri reprit alors la parole :

– Tu devrais aller te préparer pour ton discours de ce soir, dit-il au milicien. Quant à toi Jeanne, nous allons profiter de ce temps libre pour t’entraîner au combat.

Les deux opinèrent de la tête et le groupe se sépara là.

Après quelques discussions, Henri et Jeanne obtinrent le droit de s’exercer sur le terrain d’entraînement des miliciens.
Ce fut pour le paladin l’occasion de voir ce que valait Jeanne l’épée en main. Comme Richard le lui avait dit, elle était très douée, dépassant allégrement le niveau d’un écuyer standard. Mais Henri était lui-même un maître en la matière et il avait beaucoup à enseigner.

Ils passèrent ainsi quelques heures à s’exercer. Le paladin constata avec agacement que Jeanne continuait à se mettre dans tous ses états pour la moindre faute qu’elle commettait.

– Il va falloir que tu admettes que l’apprentissage passe par des erreurs, lui dit-il à un moment.

– Pas pour moi sire, répliqua-t-elle. Je dois réussir du premier coup ou c’est que j’ai échoué.

– C’est une pensée très arrogante.

– Si j’exige moins de moi que ce que je peux donner pour remplir mon devoir, n’est-ce pas pécher ? Ne serais-je pas responsable des drames qui auraient pu être empêchés si j’avais fait plus ?

Henri soupira.

– Cela se défend, admit-il. Mais ce genre de raisonnement pousse souvent à entreprendre des actions risquées. Il faut aussi savoir admettre quand nous ne pouvons rien faire. Que le mieux est de se retirer, pour mener ensuite de futurs combats.

Jeanne ne répondit rien à cela et les deux reprirent leurs exercices. Deux heures plus tard, ils étaient fatigués et Henri décréta qu’ils s’arrêteraient là pour la journée. Aidé de Jeanne, il retira son armure, avant d’aller s’affaler sur un banc.

– Sire ? demanda Jeanne tandis que le paladin saisissait une gourde d’eau.

– Oui ? répondit Henri, juste avant de se mettre à boire.

– Vous m’aviez promis de m’expliquer comment les paladins utilisaient leurs pouvoirs.

Henri finit sa gorgée d’eau avant de reposer la gourde. Puis il répondit :

– C’est vrai. Je suppose que tu voudrais en parler maintenant ?

– Oui, sire.

Elle alla s’asseoir à côté d’Henri. Ce dernier reprit la parole :

– Une fois tes trois années d’écuyère achevées, tu effectueras une cérémonie spirituelle très importante. Il faut passer beaucoup de temps en méditation et il y a également un rituel menés par les prêtres. À la fin de cette cérémonie, si tu es jugée digne, tu recevras tes pouvoirs.

– Qui me jugera ? demanda Jeanne.

– Certains disent que c’est le Messager en personne. D’autres pensent même que c’est la force supérieure qui l’a envoyé dans notre monde. Des interprétations différentes estiment qu’en vérité, personne ne te juge. Le rituel te fait te contempler tel que tu es réellement. Et, à l’aune de cela, c’est toi qui décides si tu es digne de recevoir ou non les pouvoirs d’un paladin.

– Est-ce qu’il y a… ?

– Des échecs ? Oui, il y en a. Il est dit que durant la période la plus noire de la croisade jüstan, la moitié des écuyers ne réussissait pas à obtenir leurs pouvoirs, au point que cela n’était plus un facteur éliminatoire pour rester dans l’Ordre. Aujourd’hui, c’est de nouveau le cas.

A ces paroles, Jeanne afficha une mine inquiète. Henri poussa un soupir d’exaspération.

– Oh, doux Messager. Ne te tracasse pas pour ça. Déjà, cela ne sert à rien. Mais surtout je doute que tu échoues. Tu ne sembles pas manquer du désir de faire le bien. Tu en as même trop d’ailleurs.

– Cela ne me paraît pas être le genre de chose dont on peut avoir trop, sire, protesta-t-elle.

– Si, dans le cas où cela te rendrait imprudente.

L’écuyère resta quelques secondes à réfléchir.

– Je comprends, sire, dit-elle finalement.

– Bien, reprenons donc. Lorsque ce rituel sera terminé, tu sentiras une présence dans le creux de ta poitrine, d’où émanera une douce chaleur. Pour utiliser tes pouvoirs, il suffira de te concentrer sur elle et de penser à ce que tu veux que la magie réalise. Si la demande est acceptable et que tu penses réellement agir pour le bien, tes pouvoirs entreront en action. Dans ces conditions, la chaleur se répandra en toi tandis que le miracle s’accomplira. Au passage, cela fera briller tes yeux et parfois d’autre partie de ton corps.

– Qu’entendez-vous par « demande acceptable » sire ? répondit-elle.

– Ces pouvoirs ne permettent pas de faire certaines choses. Tu ne peux les utiliser de manière directe pour tuer, blesser ou faire souffrir. Nous pouvons seulement nous renforcer ou déstabiliser des adversaires. Le Messager nous laisse la responsabilité de tuer. Ou de ne pas tuer. Ensuite, tu ne peux pas agir sur l’environnement et les animaux, sauf pour les soigner.

– Mais pourtant j’ai entendu dire que les paladins étaient capables de dévier les projectiles tirés sur eux ?

– C’est une mauvaise interprétation. Les projectiles ne sont pas déviés par nos pouvoirs. Nous les utilisons pour forcer un adversaire à abaisser son arme au moment où il tir. Nous n’avons pas la possibilité d’agir sur un morceau de bois et de métal. Mais nous le pouvons sur un humain.

Il marqua une pause avant d’enchaîner :

– Autre cause d’échec : le miracle que tu demandes sera parfois trop puissant par rapport à tes….hum…disons « capacités ».

– Comment pouvons-nous savoir si une demande est trop exigeante ?

– La présence et sa chaleur se feront ressentir plus ou moins fortement en toi, expliqua le paladin. Et plus tu les sentiras, plus il te sera possible de faire appel à des pouvoirs puissants. Déterminer ce qu’il est possible de faire est ensuite une question d’habitude.

– Et comment les ressentir davantage ?

– Il y a deux façons. D’abord, par l’équilibre spirituel : croire et comprendre les idéaux du Messager, être déterminé à faire le bien, avoir confiance en soi… Ne me demande pas de conseil sur ce point, je n’ai jamais été très fort à ce jeu-là. Mais si tu croise un jour mon amie Georgine, tu pourras lui en parler. Elle a toujours été à l’aise pour ça

Jeanne hocha la tête et continua d’écouter le paladin :

– La seconde méthode est beaucoup plus simple : si des mages noirs ou des démons sont proches, et que tu en as conscience, tes pouvoirs seront amplifiés. Plus la magie noire sera forte, plus tu seras renforcé. Les prêtres disent que le Messager veille à ce que nous puissions toujours triompher du mal.

– Est-il possible de perdre ses pouvoirs ?

– Oui. Mais c’est très difficile. Si un paladin se met à mal agir mais reste persuadé de faire le bien, il conservera ses pouvoirs. Pour qu’il les perde, il faudrait qu’il commette des crimes vraiment indicibles ou qu’il se rende compte par lui-même qu’il s’est égaré. Une autre solution est de lui faire passer de nouveau la cérémonie. Ses pouvoirs lui seraient alors retirés s’il n’en était plus digne. Mais ce n’est pas facile d’amener un paladin dévoyé à pratiquer de nouveau ce rituel. C’est pour cela que nombre de membres de notre Ordre conservèrent leur puissance surnaturelle lors de la Croisade jüstan. Ce qui eut surtout pour effet de faire croire à ces derniers que le Messager était un dieu mauvais et sanguinaire.

– Vous m’avez dit qu’utiliser vos pouvoirs vous fatiguait ?

– C’est un point très important. Beaucoup de jeunes paladins n’en tiennent pas compte et font preuve de trop d’enthousiasme dans l’utilisation de leurs pouvoirs. Souvent, ils finissent inconscients avant midi. Si ce n’est pire… Le fait est que chaque utilisation de ces pouvoirs nous fatigue en proportion de ce que nous leur demandons. Cela peut aller du muscle légèrement endolori à l’évanouissement pur et simple.

– Cela m’a l’air plutôt simple, conclut Jeanne.

– Il s’agit de pouvoirs surnaturels, Jeanne. Ce n’est jamais simple. Je peux t’expliquer quelques principes généraux. Mais la vérité, c’est qu’il est impossible de décrire cela de manière exhaustive. Si nous pouvions tout comprendre de ce phénomène, cela deviendrait une science et non plus de la magie.

L’écuyère fronça les sourcils de manière contrariée. Henri lui, poursuivait ses explications :

– Par exemple, des paladins arrivent à utiliser certains pouvoirs alors que d’autres non. Ou alors tu auras plus de facilité à soigner une personne si tu es proche d’elle au niveau relationnel. Et puis, nous sortons tous changés de la cérémonie. Parfois au point d’acquérir des capacités surnaturelles permanentes, qui varient totalement d’une personne à l’autre.

– Ah bon ? demanda Jeanne, intéressée. Quoi, par exemple ?

– Eh bien pour revenir à Georgine, cette dernière est capable de ressentir la magie noire proche, comme un sixième sens. Et quand j’étais son écuyer, Richard me disait qu’il était capable de détecter les jeunes prometteurs. Mais il plaisantait, poursuivit Henri en riant. A la vérité, il peut transmettre temporairement une partie de ses pouvoirs à un simple profane, juste en le touchant.

– Et vous sire ?

– Mon empathie naturelle a été accrue par le rituel, répondit le paladin d’un ton triste. Je suis capable de ressentir les émotions qui des personnes autour de moi, comme si c’était les miennes.

– C’est un don formidable sire, dit Jeanne, impressionnée.

– C’est possible, continua Henri, toujours triste. Mais cela peut aussi causer beaucoup de souffrance. Il est douloureux de ressentir la peur, la colère ou la tristesse d’individus proches de toi. Surtout quand ils sont nombreux. Encore plus quand il s’agit d’un être cher…

Son regard se perdit dans le vide tandis que son visage affichait regret, honte et tristesse. Surprise de cette réaction, Jeanne ne dit rien. Ils restèrent ainsi cinq bonnes minutes, ne disant rien et contemplant le ciel.

– Roland doit être prêt pour son discours, dit finalement Henri. Nous devrions y aller.

– Bien, sire.

Les deux se levèrent, reprirent leurs équipements et se dirigèrent vers la place centrale du quartier.

Ils trouvèrent Roland entouré d’une demi-douzaine de ses soldats, non loin d’une imposante foule d’ouvriers.

– Pas trop le trac ? demanda Henri en guise de salutation.

– Un peu, comme toujours avant de m’adresser à autant de monde. Mais cela disparaîtra dès que je me mettrai à parler, acheva le jeune homme avec un air confiant.

– Bien, dit le paladin. C’est une bonne chose d’avoir un peu peur. Mais il ne faut pas se laisser dominer par elle.

Puis il remarqua que son écuyère était de nouveau en train de regarder ses pieds en affichant une mine honteuse.

– Doux Messager, murmura le paladin.

Il s’écarta de Roland pour s’approcher de la jeune femme et lui murmura :

– Non Jeanne, remercier quelqu’un qui accepte de risquer sa vie en suivant ton plan, ce n’est pas le manipuler froidement. En revanche rester à regarder tes pieds sans lui parler est très malpoli. Et cela te donne un air idiot.

Il laissa passer un court silence avant d’ajouter :

– Mais vraiment très idiot.

Elle rougit, redressa la tête et croisa le regard d’Henri. Cela la fit un peu plus rougir.

– Allez, va lui parler, ajouta le paladin.

Jeanne prit une dizaine de secondes pour recomposer son visage. Puis elle s’approcha de Roland, qui finissait juste de discuter avec un milicien.

– Merci beaucoup d’accepter de faire cela, dit-elle d’un ton un peu artificiel.

Cela donna à Roland un air heureux.

– Merci, dit-il. Tu sais, j’espère vraiment que ton plan va marcher.

Il se tourna pour regarder la foule proche qui était en train de s’assembler.

– Pendant longtemps, j’ai cru que je ne pourrai jamais changer quoi que ce soit. Que j’étais trop pauvre et bête. Que cela me dépassait. Maintenant, que je me rends compte que c’est faux, cela m’effraie. J’ai peur de mal agir. Mais j’ai aussi peur que ne pas agir me fasse perdre une opportunité. C’est rassurant d’avoir l’aide de gens comme Henri et toi.

– Tu as très bien agi jusque-là Roland, répondit Jeanne, d’une voix beaucoup plus assurée. Il ne faut pas que tu aies peur ou que tu sous-estimes ton potentiel. Tu es capable de faire de grandes choses.

Cette fois ce fut le chef milicien qui rougit. Mais il souriait aussi très largement.

– Merci, dit-il.

Il jeta un coup d’œil sur le côté. Il n’y avait plus beaucoup de mouvement. La foule semblait complète.

– Il faut que j’aille leur parler.

Jeanne hocha la tête et recula pour se placer près d’Henri. Roland lui, s’avança et monta sur des caisses disposées là à son attention.

– Je me souviens, commença-t-il d’une voix forte et charismatique, qu’il y a quelques mois, nous étions tous réunis ici, lorsque nous avons décidé de créer cette milice. Avec le recul, je me dis qu’on devait avoir l’air d’une bonne bande d’imbéciles.

Cela déclencha quelques rires dans la foule. La voix de Roland était vraiment assurée et ferme. Ce n’était plus le gamin terrifié par la mort de son ami qui parlait, mais un chef confiant et plein de charme.

– À quel point l’alcool influença notre décision, ça on ne le saura jamais. C’était une idée folle. Mais ça a marché.

Il y eut quelques marques d’approbation parmi la foule.

– Nous avons nettoyé les rues de la ville ! cria Roland avec force. Et nous avons découragé les indésirables de venir ici nous chercher des noises ! enchaîna-t-il sur le même ton.

Des vivats et des cris de joie lui répondirent.

– Elle n’était pas si folle cette idée finalement ! enchaîna Roland, suscitant les mêmes réactions.

Il reste ensuite silencieux une poignée de secondes, attendant que la foule autour de lui se calme.

– Je comprends mieux pourquoi il est devenu le chef de cette milice, murmura Henri à son écuyère.

– Je vous avais dit qu’il avait du potentiel, répliqua Jeanne, murmurant elle aussi, d’un ton de reproche.

– Oh, ça va, dit le paladin.

Roland, lui, avait repris son discours :

– Mais est-ce que tous nos problèmes sont réglés ? Est-ce qu’il n’y a plus personne pour venir pourrir nos vies et nous menacer ?

– Non ! répondit la foule avec force.

– Non ! répéta Roland. Il y a encore Fernand Vanelle et sa clique !

Des huées se firent entendre à l’évocation de ce nom.

– On se brise le dos à travailler pour lui des heures durant pour un salaire de misère ! Et comme si ça ne suffisait pas, il nous oblige à continuer notre besogne alors que le soleil est couché et que notre famille nous attend. Ceux qui refusent sont bastonnés par ses brutes !

Les huées redoublèrent d’intensité.

– Si un commerçant veut s’installer sans son autorisation, il fait brûler sa boutique ! Si des gars comme nous veulent se mettre à bosser pour leur propre compte, il fait disparaître leurs outils et ils sont bientôt réduits à crever de faim ! Et comme si ça ne suffisait pas, maintenant des personnes disparaissent de ses manufactures !

Cette fois, c’était une atmosphère de colère qui émanait de la foule, tandis qu’on évoquait les torts qu’elle subissait.

– Alors nous avons commencé à répliquer pour mettre fin à ça ! Nous avons témoigné pour dévoiler tout le linge sale de Vanelle ! Et comme par hasard, quelques jours après, un type tente de m’assassiner…et David meurt, conclut sombrement Roland.

Alors que jusque-là, il s’était exprimé de plus en plus fort, il avait pour sa dernière phrase parlé presque à voix basse. Son expression avait aussi changé. Pendant un moment, il ne semblait plus que c’était le leader charismatique qui s’exprimait, mais de nouveau le jeune homme effrayé et dépassé par les événements.

La foule, de son côté, s’était calmée au rappel de ce triste épisode. Un mort ou une disparition n’était pas chose inhabituelle dans le quartier. Mais le sacrifice de David rendait l’événement particulièrement marquant.

Un lourd silence s’installa sur la place.

– Est-ce qu’on va pour autant continuer à se laisser faire !? hurla alors Roland avec rage.

– Non ! répondit la foule, tout aussi fort.

– Il tente de nous intimider ! Il tente de nous faire taire ! Il veut qu’on rampe à ses pieds et qu’on subisse sans se plaindre ! Mais ça ne va pas se passer comme ça !

La foule poussa des vivats et des cris d’assentiment. Le bruit sur la place était revenu à son maximum.

– Nous allons continuer la lutte ! Jusqu’à ce que se salopard cède et aille pourrir en prison comme il le mérite ! Jusqu’à ce que tous nos voisins disparus soient retrouvés et ramenés à leur famille !

Le charisme de Roland était presque palpable. Même Henri était impressionné. Jeanne de son côté, regardait le jeune homme avec un mélange de fascination et de ravissement.

– Est-ce que vous êtes avec moi ?! hurla le chef de la milice.

– Roland ! Roland ! Roland ! scanda la foule.

– Bon, je pense que cela correspond bien à la définition de « provoquer », murmura Henri à son écuyère.

– Oui sire, répondit celle-ci, également à voix basse. Je vous assure que tout va se passer comme prévu.

– Pour le bien de tous ces gens, j’espère que ce sera le cas, Jeanne. Je l’espère vraiment.

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