Alors qu’Henri commençait à reprendre conscience, il se rendit compte qu’il reposait dans un lit. La consistance du matelas lui était familière. Il se trouvait au Grand Krak des paladins.
Ses blessures avaient été pansées et ne le faisaient plus du tout souffrir. Quelqu’un l’avait habillé de vêtements, dont le contact était bien moins rude qu’un gilet de matelassé pressé par une armure de plaques. Henri se sentait reposé et détendu. Il ouvrit les yeux.
La première personne qu’il vit était Marie, en train de l’observer d’un air attentif.
– Ha ! fit-il en sursautant de peur.
Cela fit froncer les sourcils de la paladine.
– Est-ce qu’on en est vraiment arrivés là, Henri ? demanda-t-elle. A un point où tu as peur rien qu’en me voyant ?
Elle portait une très simple chemise de lin assortie d’un pantalon de cuir. À cela s’ajoutait un pendentif : un morceau de marbre rouge taillé en forme de goutte de sang. Son physique n’avait pas changé depuis les événements de Maxaberre.
– Heeee…commença Henri, très gêné. C’est que…mes derniers souvenirs…blessé…quasiment mort…te voir maintenant…
– Arrête de te chercher des excuses, tête de pioche, répondit-elle.
Cela fit taire le paladin qui se mit soudainement à regarder le plafond. Mais Marie ne prit pas la parole pour autant. Un lourd silence s’installa dans la salle. Il dura plusieurs minutes.
– Heu…que s’est-il passé depuis que je suis tombé inconscient ? demanda finalement Henri.
– Ton écuyère t’a prodigué les premiers soins avant de t’amener au Grand Krak. Là, on a pu s’occuper plus sérieusement de tes blessures.
– Et heu…pourquoi es-tu ici ?
– Pour te sauver la vie.
– C’est toi qui m’a…
– Soigné ? Oui. Je suis rentrée au Grand Krak deux jours avant ton « arrivée ». Et lorsque celle-ci s’est produite, les prêtres ont estimé que, au vu de notre relation, c’est moi qui pourrait utiliser le plus efficacement mes pouvoirs de soin sur toi. Cela a visiblement très bien marché.
Un nouveau silence s’installa. Mais cette fois il dura moins longtemps avant que le paladin ne le rompe de nouveau :
– Pourquoi es-tu restée ? demanda-t-il avec plus de calme.
– Je n’en ai pas le droit ? répondit-elle.
– Richard t’avait parlé après que je t’ai…abandonnée. Il était prêt à m’ordonner d’aller discuter avec toi, pour mettre notre relation au clair. Mais tu as refusé. Si tu voulais me forcer à une confrontation, tu aurais pu le faire bien avant. Alors pourquoi maintenant ?
– Parce que tu as failli mourir, bougre d’idiot ! explosa-t-elle finalement.
Elle se leva, dominant de sa haute taille un Henri alité.
– Lorsque tu as disparu du jour au lendemain, poursuivit-elle, j’ai hésité à partir à ta poursuite pour te prendre par la peau du cou et te forcer à me donner des explications. Mais je me suis retenue. Parce que je ne voulais pas te traiter comme je traite les vulgaires criminels. Je me disais que tu méritais mieux que ça.
Henri baissa la tête.
– Alors je t’ai laissé partir t’exiler pendant un an dans la pire région de ce pays, poursuivit Marie. Tu semblais avoir besoin de temps. Mais apparemment le problème est bien plus grave que ça. Il semble que tu aies carrément perdu goût à la vie !
– Pardon ? demanda le paladin, estomaqué.
– Tu pars t’en prendre à une Maison marchande tout seul ?! Mais, par le Messager, qu’est-ce qui t’est donc passé par la tête ?! À Maxaberre on était quatre et cela a à peine suffi ! Et toi, tu tentes le coup en solitaire ?! N’aurait été la prévoyance de ton écuyère, tu serais mort à l’heure qu’il est !
Henri essaya de se retenir. Il le fit sincèrement, en y mettant beaucoup d’effort. Mais il n’y parvint pas. Il commença par un petit rire étouffé, qui gagna en force de plus en plus jusque à devenir un franc fou rire.
– L’ironie de la situation ne m’échappe pas non plus. Mais ce n’est pas drôle ! cria Marie.
– Ce n’est pas seulement le fait que, de nous deux, j’étais le type prudent et toi, celle qui fonçait dans le tas, répondit le paladin se calmant peu à peu. C’est aussi le fait, qu’en vérité, c’est mon écuyère qui avait proposé ce plan et moi qui était…
– Tu sais quoi ?! Je m’en fiche ! Tu discuteras de tout ça avec Richard ! Mais si tu as décidé de mourir, alors au moins aie la décence de m’expliquer ton départ avant que cela arrive ! Je mérite au moins cela !
Une expression de honte passa sur le visage d’Henri. Mais cela n’attendrit pas Marie qui pointa sur lui un doigt accusateur :
– Nous vivions ensemble depuis six ans Henri ! Six ans ! Nous faisions nos missions ensemble. Nous partagions le même lit. Ce n’était qu’une question de temps avant le mariage. Et toi tu pars du jour au lendemain et demandes une affectation en solitaire.
Sa voix perdit un peu de force, la rage laissait la place à de la tristesse. Alors que ce changement de ton se faisait sentir, la paladine se rassit sur la chaise de la pièce.
– Si nous n’avions été ensemble que quelques mois, j’aurais pu mettre ton départ sur la cause de mon mauvais caractère. Cela n’aurait pas été la première fois que je faisais fuir un homme à cause de ça. Mais toi, non. Tu t’étais adapté à cela. Mes sautes d’humeur te passaient au-dessus de la tête comme un oiseau au-dessus d’une forêt. Et quand j’allais trop loin, tu savais comment m’apaiser et débuter un dialogue. Mais là, tu es juste parti. Pourquoi, Henri ? Tu sais que ce n’est pas la bonne façon d’agir.
Elle tenta de le regarder dans les yeux mais il fuyait son regard.
– Je sais, dit piteusement le paladin. La plus vertueuse manière de faire aurait été de discuter avec toi. Pas de m’enfuir.
Les yeux de Marie se remplirent d’espoir à ces mots.
– C’est bien que tu le reconnaisses, dit-elle, d’une voix soudainement devenue gentille. Maintenant, dis que tu es désolé, reprit-elle d’une voix plus autoritaire. Et résolvons ensemble ce qui te tracasse.
– Je ne le veux pas, Marie.
On aurait dit que la paladine avait reçu un coup de marteau sur la tête.
– Pourquoi ? demanda-t-elle une première fois d’une voix faible et brisée. Pourquoi ?! redemanda-t-elle juste après, avec force et rage.
– Je ne veux pas résoudre ce problème. L’affronter me fait peur et, pour ce cas-là seulement, je préfère céder à la lâcheté. Oublie-moi Marie, je ne suis pas l’homme qu’il te faut.
Son interlocutrice se releva. Elle se rapprocha de lui, jusqu’à ce que leurs visages ne soient qu’à quelques centimètres l’un de l’autre.
– Ce n’est pas le genre de chose que tu peux imposer, dit-elle en posant son index sur son torse.
Elle fit pression avec son doigt tout en continuant à parler :
– Maintenant tu vas te préparer à tout me raconter du début jusqu’à la fin, parce qu’il est hors de question que je te laisse quitter cette forteresse sans avoir reçu des explications dignes de ce nom.
Elle retira son doigt, et ce faisant, se redressa.
– Tu me consignes dans ma chambre ? demanda Henri, dans une pathétique tentative d’humour.
– Non, mais je suis sûre que Richard acceptera de le faire, répondit Marie en quittant la pièce.
Le paladin se cala un peu mieux contre le lit et se remit à contempler le plafond, tout en se demandant comment il allait bien pouvoir gérer cette affaire.
Mais quelques minutes plus tard, ses réflexions furent interrompues par l’entrée dans sa chambre de Jeanne. Tandis que la jeune femme s’asseyait sur la seule chaise de la pièce, Henri put remarquer qu’elle arborait une expression inquiète et coupable.
– Sire, je suis tellement désolée, dit l’écuyère en guise de salutation.
– Laisse-moi deviner, tu estimes que tu aurais pu en faire plus et que c’est ta faute si j’ai failli mourir ?
– Oui sire. J’étais tellement stressée quant à la réussite de notre plan que j’ai oublié d’envisager qu’on nous attaque de nouveau. Je ne l’ai deviné que quand j’ai vu le lieu de l’embuscade, presque trop tard. Mais surtout, sire…
Sa voix chevrota. Elle était au bord des larmes.
– …lorsque je l’ai compris, je ne vous ai pas prévenu. J’ai pensé que vous ne me croiriez pas si je vous disais que nous serions attaqués. Que je devais agir seule. Mon manque de foi a failli vous coûter la vie.
Ceci dit, elle se mit à pleurer.
– Allons, allons, ça va aller, dit le paladin.
Il la prit gentiment dans ses bras, lui tapotant doucement le dos tandis qu’elle calait sa tête contre son épaule. Il resta ainsi, la laissant pleurer tout son soûl.
Henri savait que les derniers jours n’avaient pas dû être faciles pour la jeune femme. Elle avait dû subir l’angoisse de la question : survivrait-il ou non ? Pour quelqu’un de son âge, cela était bien pire que ce que lui-même subissait.
– Tu es une jeune femme très brillante, Jeanne, et une excellente écuyère, dit gentiment Henri. Ce qui est arrivé est entièrement de ma faute. Cela va te sembler drôle, mais…j’aurais dû prévoir cette attaque.
Elle rit faiblement, tout en continuant à pleurer. Cela arracha un sourire au paladin.
– J’avais déjà l’expérience de ce genre de mission, poursuivit-il. Et je suis censé avoir du recul sur les événements. J’aurais dû comprendre que cela arriverait et mieux m’y préparer. J’ai été insouciant.
Le ton apaisant d’Henri calmait progressivement Jeanne qui cessait petit à petit de pleurer.
– Il est vrai que tu aurais dû me signaler que tu pensais qu’une attaque aurait lieu, continua le paladin. Je ne peux pas te dire si je t’aurais cru sur le moment. Et je ne le saurai jamais. Mais que tu aies conscience de cette erreur prouve ta qualité. Et si on excepte cela, tu as été brillante pendant tout cette affaire.
Calmée, l’écuyère se sépara doucement d’Henri pour retourner s’asseoir.
– Nous n’allons pas abandonner maintenant, sire, n’est-ce pas ? débuta-t-elle d’une voix encore faible. Même si Amable s’est enfui, c’est toujours un criminel aux yeux de la loi, reprit-elle avec plus de force. Et si nous le retrouvons, nous pourrons remonter jusque à Fernand, acheva-t-elle, toute sa détermination revenue.
– Je ne peux pas te le garantir, dit Henri. Après un tel événement, décider de la poursuite de cette mission revient au hiérarque. Pas à moi.
Son écuyère baissa la tête, affichant une mine quelque peu énervée.
– Je comprends sire, dit-elle néanmoins.
Elle redressa son visage pour regarder Henri dans les yeux.
– Mais si on vous laissait l’opportunité, sire, vous repartiriez, n’est-ce pas ?
– Je suppose que oui, Jeanne, répondit le paladin d’une voix très lasse.
Le ton employé parut surprendre la jeune femme.
– Tout va bien, sire ? demanda-t-elle.
Henri ferma les yeux, prit une grande inspiration, se força à sourire, rouvrit ses yeux et répondit :
– Jeanne, tu as de ces questions ! s’exclama-t-il. Je viens de frôler la mort et tu me demandes si je vais bien ? Allons, j’ai dit que tu étais brillante il y a quelques secondes. Ne me fais pas changer d’avis.
– Vous esquivez la question, sire, lui reprocha Jeanne.
– Que tu es maligne ! répondit Henri.
– Est-ce qu’il y a quelque chose que je pourrais faire pour vous ? demanda très sincèrement l’écuyère.
Cela fit perdre son ironie au paladin.
– Je crains que non, Jeanne. Mais c’est gentil de proposer, répondit-il.
Elle hocha calmement la tête.
– Je vais vous laisser vous reposer, dit-elle poliment.
Jeanne se leva et, après qu’ils se furent salués, quitta la pièce.
Henri se repositionna dans son lit et essaya de dormir. La guérison magique l’avait considérablement aidé. Mais son corps était encore faible et toute ces émotions n’avaient rien arrangé. Il tomba rapidement dans le sommeil.
Il fut réveillé par quelqu’un qui toquait à la porte.
– Entrez, dit le paladin.
La porte s’ouvrit pour laisser apparaître Richard, vêtu de simples habits de lin et de cuir et portant un plateau de bois. Sur ce dernier se trouvait un repas très simple, constitué d’un ragoût de viande complété de pain. Le tout était accompagné d’un pichet de terre cuite, assorti d’un verre de la même matière.
– Bonjour, Henri, dit le hiérarque. Je t’ai apporté ton déjeuner.
– Merci, dit le paladin en se redressant pour pouvoir manger.
– Bien, par quel sujet veux-tu que nous débutions cette conversation, demanda Richard en s’asseyant, juste après avoir posé le plateau près d’Henri. Ce qui t’est arrivé à Audelle ou ta relation avec Marie ?
– Quel choix ! s’exclama Henri, tout en se servant un verre d’eau. Et si tu me disais plutôt comment cela s’est passé avec la troupe de bandits flostenniens que tu traquais ?
– Pas aussi bien que je l’aurais espéré, dit le hiérarque sans changer de ton. Ils étaient plus nombreux que ce qu’avaient signalé nos éclaireurs. Cela nous a empêché de tous les neutraliser. Beaucoup ont été tués ou capturés mais un grand nombre à également pu s’enfuir, dont Raimund Axel. Je crains qu’ils ne causent beaucoup de troubles dans les jours qui vont suivre.
– Ah, dit Henri, surpris qu’on lui réponde. Je suppose que tu as prévu un plan par rapport à cela ? demanda-t-il, juste avant de boire son verre d’eau.
– Bien sûr. Mais tu ne détourneras pas plus longtemps la conversation avec ce sujet, ajouta Richard.
– Très bien, dit le paladin en soupirant doucement, va pour Audelle.
Il approcha le bol de ragoût.
– Je te faisais confiance pour estimer les risques, Henri. Tu m’avais dit que tu savais ce que tu faisais. Et tu finis aux portes de la mort, sauvé de justesse par ton écuyère.
Le ton du vieil homme était toujours très doux. Il n’était pas en train d’accuser, mais de chercher à comprendre.
– J’ai fait une erreur, répondit simplement le paladin en avalant une bouchée de viande. Cela arrive.
– S’il n’y avait que l’embuscade que tu n’as pas pu prévoir…Mais comment la meilleure épée de l’Ordre a-t-il pu laisser un adversaire s’approcher, l’immobiliser et lui porter par trois fois un coup avec une dague de miséricorde ? D’autant que d’après Jeanne, une seule ennemie portait une telle arme.
– Je vieillis, dit laconiquement Henri, en se prenant un morceau de pain.
– Nous vieillissons à chaque seconde qui passe. Mais tu n’as même pas encore trente ans. Tu ne peux donc pas utiliser cette excuse. La mercenaire était-elle plus douée que toi ?
Henri soupira. Il cessa de manger et se redressa pour faire face à Richard.
– Est-ce que ce n’est pas assez clair dans mes réponses que je n’ai vraiment pas envie d’en parler ? demanda-t-il.
– Cela est très clair, Henri. Et je comprends que davantage de temps aurait pu t’aider à t’exprimer plus facilement. Mais ta mission n’est pas terminée. Des gens sont morts pour te sauver, un suspect s’est enfui et on a tenté de te tuer. Justice doit être rendue. Et cela exige des efforts de la part de tout le monde.
– Très bien, dit Henri, davantage en colère. Je vais donc te répondre : non, la mercenaire n’était pas plus douée que moi. Je l’avais d’ailleurs déjà battue. C’est celle qui a tué Léon à Maxaberre.
– Alors, comment se fait-il que cette fois, c’est elle qui ait eu l’avantage ?
– Elle était plus déterminée que moi. Sa résolution à me vaincre se sentait dans chacune de ses attaques ainsi que dans sa façon d’endurer mes coups.
Henri serra le poing de rage en prononçant ces paroles. Sa colère ne faisait qu’augmenter.
– Comment cela est-il possible ?! demanda-t-il à Richard. Ce n’est qu’une mercenaire qui se bat pour l’argent ! Moi, je défends des idéaux de justice ! Cela n’est-il pas censé me donner une volonté cent fois supérieure à la sienne ?! N’est-ce pas ce qu’on m’a enseigné ici même ?
– Je suis désolé Henri, mais cela n’est pas le cas, dit Richard.
Il parlait toujours de manière compatissante mais une grande tristesse était perceptible dans sa voix.
– Le bien n’est pas plus fort que le mal, poursuivit le hiérarque. Combattre pour une juste cause ne garantit pas d’être plus déterminé que ceux qui se battent pour une mauvaise. Si cela était le cas, jamais l’empire d’Achéma n’aurait pu s’étendre autant, ni durer aussi longtemps. Il n’est que trop commun que la cupidité et la soif de pouvoir ne donnent à certains la volonté de triompher.
Tandis que Richard parlait, Henri s’était affaissé. La colère laissait place à la tristesse.
– Le mal n’est assuré de sa défaite, continua le vieil homme, que lorsqu’il entre dans sa forme la plus extrême. La plus destructrice. La plus folle. A un point tel, que tous les humains prennent conscience qu’ils n’ont plus le choix qu’entre combattre, mourir ou subir une vie de misère et de peur. Mais face au mal ordinaire, à celui qui suscite l’indifférence ou l’admiration, la victoire n’est pas assurée. C’est alors à toi de trouver dans nos convictions la volonté de vaincre. En vérité, Henri, j’ai l’impression que c’est là qu’est ton problème. Que tu n’as plus autant foi en notre cause. Et que cela diminue ta volonté, au point d’affecter tes capacités martiales.
– Qu’est-ce qui te fait dire ça ? répondit le paladin.
– J’ai envisagé cette hypothèse dès que l’on t’a ramené, vaincu et inconscient. J’en ai parlé à Pierre, pour voir s’il avait noté quelque chose sur ton état. Il a d’abord refusé de me parler, estimant que révéler les confessions que tu lui faisais serait trahir ta confiance.
– Pierre, quel brave type, dit le paladin.
– Son comportement est en effet des plus admirables, admit Richard. Mais étant donné les circonstances, j’ai dû lui ordonner de me dévoiler ce qu’il savait. Depuis quand as-tu perdu foi en l’humanité, Henri ?
Le visage du paladin n’affichait plus de lassitude, de tristesse ou de colère. Rien que de la résignation…et un peu de soulagement.
– Cela ne s’est pas fait en un coup, bien sûr. Chaque échec ou semi-échec subi érodait un peu plus ma détermination. Et le Messager sait combien il y en a eu, ces sept dernières années. Mais l’événement qui m’a fait basculer… C’était il y a deux ans. Marie et moi étions de retour à Maxaberre. Cela était dû au hasard : la ville n’était qu’une étape sur notre chemin. Mais j’étais curieux de voir comment elle avait évolué depuis l’arrestation de Gaston Aristide.
– Et alors ?
– Rien n’avait changé, Richard. Une autre Maison marchande avait tout simplement pris la place des Aristides et commettait les mêmes abus contre le peuple. Nous avions juste remplacé des criminels par d’autres avec un nom différent.
– Je comprends, répondit le vieil homme Cela doit être très décourageant de voir qu’une victoire, obtenue avec un si lourd coût, n’a pas eu de résultat définitif.
– Je me suis demandé à quoi cela servait. Faire tant d’efforts, se battre, voir un ami mourir…pour rien.
– Pourtant tu as continué de servir ces deux dernières années. Tu as aidé ton prochain, combattu des criminels et suivi la voie du bien. Qu’est-ce qui te pousse à persévérer ?
– Parce que je ne sais rien faire d’autre, dit Henri avec fatalité. Parce qu’il faut bien que quelqu’un le fasse. Qui protégera la société du pire si ce n’est des bonnes poires comme nous ?
– Donc, tout cela n’est pas vain ?
– Non, admit le paladin. Nous sauvons des innocents et prévenons des crimes. Pas tous. Mais cela serait pire sans nous.
– Mais rendre le monde meilleur est hors de notre portée ?
– Non…je ne sais pas.
– J’imagine que ce pessimisme ne doit pas être pour rien dans ton refus de discuter avec Marie.
– Très belle façon de changer de sujet, commenta Henri, une pointe de son humour habituelle revenue.
– Merci, répondit Richard, totalement insensible au sarcasme. Maintenant réponds-moi s’il- te-plaît.
– Je suppose que cela doit être le cas.
– Tu as conscience que le fait que le monde soit mauvais n’est pas une excuse pour agir soi-même de façon mauvaise ?
– J’en ai conscience, dut admettre Henri.
– Bien. Que cela te donne la volonté de discuter avec elle tout le temps qu’il faudra et malgré la douleur que cela causera à vous deux.
– Je suppose que c’est un ordre ? demanda le paladin, résigné.
– Oui. Je te laisse le reste de cette journée et la nuit pour finir de te remettre. Et demain, tu iras lui parler et lui expliquer pourquoi tu veux mettre fin à votre relation. Ensuite, tu repartiras à Audelle. J’assigne également Georgine et Myriam sur cette mission, en guise de renfort.
– Très bien, répondit simplement Henri.
Richard se leva, ce qui surprit grandement le paladin :
– Tu ne me donnes pas un conseil pour retrouver ma détermination en notre cause ?
– Il n’y a pas de remède miracle pour cela, Henri, déclara avec tristesse le vieil homme. Tu as été formé comme novice. Tu as lu les livres sacrés. Tu as été mon écuyer. Un simple serviteur pourrait dire manquer de conseils pour trouver de la détermination. Tu n’as pas cette excuse. Il n’y a plus rien que les connaissances de l’Ordre puissent faire pour toi.
– Et Richard, pourrait-il faire quelque chose pour moi, lui ?
Cette petite pique arracha un sourire triste au vieil homme :
– Tu sais plus que n’importe qui que mon principal défaut est d’être défini par nos principes, au point d’être parfois aveugle à d’autres voix. C’est le problème lorsqu’on est le fils de deux paladins, eux- même descendant de paladins.
Son ton reprit sa douceur habituelle tandis qu’il poursuivait :
– Mais tu peux toujours demander à tes amis ce qui leur donne, à eux, de la détermination. Peut-être connaître leur point de vue pourra-t-il t’aider. Mais je crains que cela ne soit un problème que tu ne doives résoudre seul.
Sur ces paroles, le vieil homme salua poliment et quitta la pièce, laissant le paladin avec ses doutes.
1