– Après ça, elle nous a emmenés à la capitale. Raimund a aussitôt été pendu. J’ai essayé d’expliquer ce qui s’était vraiment passé. Mais Albine a proposé à un général de prétendre qu’il l’avait lui-même engagée pour capturer Raimund. Et, étrangement, ce général est tout à coup devenu extrêmement préoccupé par ma santé. Au point de me consigner trois jours dans un hôpital, sous prétexte que j’avais souffert durant ma captivité, conclut Henri.
Il se trouvait dans le jardin du Grand Krak, assis sur un banc de pierre avec Marie. Les deux étaient détendus et portaient de simples vêtements de laine.
– Entre temps, tout ce qui était important avait déjà été réglé et Albine a reçu le grade de colonel. Mais au moins je suis en vie, conclut-il.
Il essayait de paraître enjoué. Mais sa voix sonnait tellement faux que ça en était pathétique.
– Et pour Fernand Vanelle ? demanda Marie, inhabituellement douce.
– Il a gagné, admit Henri. Amable est sans doute dans un autre pays à l’heure qu’il est. Je doute qu’il revienne un jour en Josaria. Et même si Georgine a abattu le démon, cela n’a pas empêché sa magie d’opérer. La matriarche de la maison Flavie a été déclarée morte il y a quelques jours. Arrêt du cœur soi-disant. Ses enfants se disputent déjà la tête de la Maison. Pendant ce temps, Fernand en profite pour récupérer tout ce qu’il a perdu lors de ce conflit commercial.
Le paladin baissa la tête tout en continuant à parler sur le même ton :
– Au moins, la victoire contre les bandits a permis à Roland de faire survivre sa milice et sa popularité. Mais j’ai dû lui dire de cesser toute action contre Fernand. Il n’y avait pas d’autre solution. C’est le moindre mal.
Il poussa un long soupir avant de continuer :
– Bien sûr, mon écuyère le vit horriblement. Elle n’arrête pas de se dire qu’elle aurait dû mieux anticiper, agir autrement, se montrer plus efficace…et j’en passe. J’essaye de lui expliquer que ce n’est pas sa faute. Mais elle ne veut rien entendre. Je crois que c’est la première fois qu’elle est confrontée à un tel échec. Cela va la marquer.
– Et toi, comment le vis-tu ? demanda la paladine.
– J’ai l’habitude maintenant. Cela permet de relativiser… Mais jamais totalement. Je suis toujours un peu blessé par ce genre d’échec. Surtout quand tant de gens sont morts.
– Chaque fois que tu doutes, débuta Marie d’une voix redevenue dure. Remémore-toi le visage de ce meurtrier arrogant et dis-toi « plus jamais ça ».
Henri eut un sourire triste :
– Cela marche peut-être pour toi, Marie. Pas pour moi. Mais…merci.
Il savait que c’était le mieux qu’elle pouvait faire pour le réconforter. Mais il n’avait pas besoin de paroles. Ses pouvoirs lui permettaient de percevoir les sentiments de sa compagne. Cela lui suffisait.
– Tu ne m’en veux pas d’avoir failli mourir encore ? demanda-t-il, plaisantant à moitié.
– Bien sûr que non, tête de pioche. Les circonstances le justifiaient. Georgine était effectivement la seule à pouvoir abattre ce démon aussi vite. Se sacrifier pour sauver des vies, ça n’a rien à voir avec tenter de se suicider en se lançant dans une lutte impossible.
– Tu sais, tu peux dire que tu aurais été triste si j’étais mort, sans que cela nuise à ta réputation de dure à cuire.
Elle le gratifia d’un coup de coude et il éclata de rire. Puis les deux restèrent silencieux quelques minutes, savourant l’instant présent.
– Henri… dit Marie, parlant comme si elle allait demander quelque chose de très sérieux.
Mais elle n’alla pas au bout de sa phrase.
– Qu’y a-t-il ? demanda le paladin.
– Ce n’est pas le bon moment pour en discuter, déclara finalement Marie.
– Tu aimerais savoir pourquoi je ne veux pas avoir d’enfant ? demanda-t-il d’un ton très doux.
– Oui. Tu me dois ça, affirma-t-elle, déterminée. Mais je comprendrais que tu veuille prendre un peu de temps pour te remettre des derniers événements, ajouta-t-elle plus gentiment.
– Merci, Marie. Mais je pense que je t’ai fait suffisamment attendre. Vois-tu, vu l’état actuel du pays je ne…
– Le monde est dans un état catastrophique et tu es déprimé, le coupa-t-elle. Ça va, je l’ai compris. Mais il n’y a vraiment rien d’autre ?
– Si, dit Henri très doucement.
Il n’était absolument pas fâché de l’interruption de sa compagne. Depuis le temps, il avait l’habitude.
– Tu connais mon ennuyante histoire, poursuivit-il. Le fait que je suis entré dans l’Ordre plus par hasard que par réelle motivation.
– Et tout le monde te répète depuis des années que tu n’aurais pas été admis si tu n’avais pas le potentiel pour devenir un bon paladin, répondit Marie.
– Sans doute pouvais-je le faire. Mais voulais-je le faire ? C’est une question que je me suis rapidement posée quand j’ai vu l’état de l’Ordre à l’époque. Ce n’est pas seulement que cette forteresse était alors à moitié en ruine et occupée par à peine une centaine de personnes. Il y avait aussi une telle défiance à l’égard des paladins. Les gens nous regardaient comme des assassins et des bouchers.
– Le souvenir de la croisade jüstan était encore frais.
– Oui. Mais moi je venais d’un petit village, isolé et tranquille. Ce qui se passait dans le reste du monde ne nous atteignait pas. Cela m’a offert une enfance agréable. Mais, en contrepartie, j’étais sous-informé. Je ne savais pas que l’Ordre était dans une telle situation. L’enfant naïf que j’étais croyait que la purge avait tout arrangé. Tu imagines ma déception. J’ai sérieusement envisagé de quitter les rangs des paladins.
À cette affirmation, Marie fronça légèrement les sourcils.
– Qu’est-ce qui t’a fait rester ? demanda-t-elle.
– Richard. Il a perçu les sentiments qui m’habitaient et c’est pour cela qu’il m’a pris comme écuyer. Pas parce que j’avais un haut potentiel comme le pensent certains. C’était tout le contraire en fait.
– Donc, tout est bien qui finit bien non ?
– Non. Richard m’a certes montré les bons côtés des paladins et des idéaux du Messager. Mais…il y avait aussi une sorte de chantage affectif. J’avais été choisi par le hiérarque en personne pour être son écuyer. Comment pouvais-je justifier de quitter l’Ordre dans ces conditions ? Cela aurait été…pas bien. Et j’ai toujours été un gentil garçon.
Marie fronça encore plus les sourcils.
– Tu penses vraiment que Richard aurait été prêt à employer ce genre de stratagème pour garder une recrue ?
– Oui, dit Henri, sans hésiter une seule seconde. Il aime l’Ordre plus que tout et, à l’époque, chaque novice comptait. Aussi, il ne m’a jamais offert d’alternative. Bien sûr, je ne pense pas qu’il m’aurait interdit de quitter l’Ordre. Mais il ne m’a jamais proposé de le faire. Alors que, pendant un moment, il était clair que j’en avais envie. Et lorsque on est jeune et influençable comme je l’étais…et bien, comment aurais-je pu dire au hiérarque que je souhaitais quitter sa confrérie ? Que je n’allais pas dédier ma vie à rendre le monde meilleur, malgré la corruption qui ravageait le pays ?
– Tu ne pouvais pas, admit Marie. Il aurait dû te proposer ce choix. Cela aurait été la meilleure façon d’agir.
Elle resta silencieuse une petite minute avant de lâcher d’un ton dépité :
– J’aurais pensé que Richard était au-dessus de ce genre de défaut.
– Nous sommes plus vertueux que la majorité. Mais nous restons humains et donc pas encore parfaits. Il reste encore beaucoup de chemin à parcourir avant cela.
– Est-ce que tu lui en veux ?
Henri porta son regard au loin, tandis qu’il répondait d’une voix triste :
– Je le considère comme un second père. C’est un des individus les plus intègres qu’il m’ait été donné de rencontrer. Il a sauvé l’Ordre de la destruction à une époque où celui-ci était au plus bas et où la majorité de ses frères avaient succombé à la corruption. Puis-je lui en vouloir d’avoir influencé un gamin un peu perdu pour en faire un paladin plutôt que de lui avoir laissé le choix de son avenir ? Je ne pense pas. Ce n’est qu’un tout petit péché.
Il baissa la tête, regardant le sol :
– Mais je me demande souvent comment ma vie aurait pu tourner si je n’étais pas devenu paladin. Et parfois je regrette d’avoir suivi cette voie plutôt qu’une autre.
Henri tourna alors son visage vers Marie, la regardant dans les yeux :
– Voilà pourquoi je ne veux pas avoir d’enfant et que, de la même façon, j’ai toujours demandé à ne pas avoir d’écuyer. Je ne veux pas être responsable du destin de plus jeunes que moi pour ensuite me rendre compte que je les ai mal guidés et qu’ils ont souffert à cause de cela. Si même Richard n’a pu être parfait sur ce point-là, comment le pourrais-je ?
– Si on n’essaye pas, Henri, on se condamne à l’échec, répondit Marie.
– Mais c’est un échec sans conséquence.
– C’est faux. Il y a des conséquences : toutes les occasions manquées.
– Eh bien, ce sont des conséquences auxquelles je préfère faire face.
Marie soupira d’exaspération.
– Il faudra en rediscuter quand tu seras moins déprimé.
Cela arracha un petit rire à Henri :
– Il faudrait pour cela que l’état du pays s’améliore et ce n’est pas pour demain.
– D’ici quelques années, sans doute.
– Tu penses vraiment que les choses iront mieux en aussi peu de temps ? Surtout après la défaite que nous venons de subir ?
Elle le regarda avec une expression très sérieuse :
– Oui, Henri, je pense que les choses vont aller mieux. Ce que nous avons fait à Maxaberre a mobilisé les gens contre la corruption rampante. Les milices qui se forment, certaines guildes qui leurs apportent du soutient, les rangs de l’Ordre qui grossissent… Le rapport des forces est en train de s’inverser. Et cela va faire bouger les choses.
– J’espère que tu dis vrai, Marie, répondit Henri. Et si c’est le cas, j’espère que nous saurons profiter de cette chance.
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