Ni Gabriel ni ses amis ne purent trouver le sommeil au cours de cette longue, très longue nuit, attendant un signe d’Ainara, quel qu’il soit, et songeant à la rencontre extraordinaire qu’ils avaient vécue. Le lever du soleil, un instant traditionnellement magique et émouvant, surtout dans un tel lieu, ne fut pour eux que synonyme de déception.
— Nous y voilà, c’est le matin et nous sommes le quinze juin, déclara Aymeric. Ainara ne s’est pas manifestée comme elle l’avait promis dans ta lettre. Il faut décider de ce que nous allons faire à présent.

Le karatéka prononça ces quelques paroles très simplement, sans une once d’accusation envers son ami. Il énonçait un fait, rien d’autre, mais Ethan ne l’entendait pas de cette oreille. Les yeux brillants, et pas uniquement à cause de la fatigue, il sautillait sur place. Impatient d’agir.
— On ne peut pas s’arrêter là, dit-il. Il faut qu’on cherche cette laminak, qu’on explore le coin ! Si ça se trouve, c’est Ainara qui nous l’a envoyée. Il y a encore plein de trucs fantastiques à découvrir. En route pour l’aventure !
— Je ne sais pas, c’est risqué, répondit Gabriel, perplexe. On ne sait pas sur quoi on peut tomber.
— Allez, dis oui ! insista Ethan.
— On n’est absolument pas préparés, rétorqua Gabriel, douchant sans remords l’enthousiasme de son ami.

Il avait les traits tirés et des cernes marqués. Le manque de sommeil ne pouvait suffire à justifier son état.
— Rentrons, ordonna-t-il. On reviendra plus tard si besoin.
— Nous sommes déjà sur place, pourquoi attendre ? Allons-y, répliqua Maeder. On est venus jusqu’ici, autant aller au bout des choses, ce n’est pas ce que tu voulais ?
— Non, trop dangereux.
— N’aie pas peur comme ça, on va…
— NON ! s’écria Gabriel.

Il éleva la voix d’un coup, laissant son amie bouche bée.
— Assez ! J’en ai assez. Je ne peux plus continuer comme ça, espérer encore et être déçu ainsi. Je m’en moque que les laminak existent, ou que n’importe quelle créature d’un manuel de Donjons & Dragons soit réelle. C’est au-dessus de mes forces. Continuez si vous voulez, moi je rentre.

Il tourna les talons et s’éloigna du campement à grands pas, sa course s’accéléra jusqu’à devenir une fuite effrénée. Son esprit brûlait, les images de son passé, toutes plus nocives les unes que les autres, fondaient sur lui, se bousculant pour prendre place au premier plan. Il se remémorait les longues soirées, seul avec son père, devant une télévision qui faisait la conversation pour eux, les regards pleins de pitié des voisins ou des soi-disant amis de sa défunte mère. Soirées qui le ramenaient continuellement à son deuil. Toute cette pseudo-sollicitude qui lui tordait l’estomac et lui insufflait des envies de violence. Il ne voyait même plus où il allait, tout ce qui comptait c’était de fuir le plus loin possible.

Quand il commença à reprendre ses esprits, il réalisa qu’il était perdu. Il n’avait suivi aucun sentier, aucune direction précise. Il n’était même pas capable de dire combien de temps s’était écoulé. Un coup d’œil au soleil, déjà haut dans le ciel, semblait indiquer que sa folie passagère n’avait pas été si brève que ce qu’il croyait. Impression confirmée par les messages de protestation que commencèrent à lui envoyer ses muscles. Il tomba à genoux et prit sa tête entre ses mains quand, tout à coup, un sifflement se fit entendre. Un sifflement très proche. Il se releva d’un bond, sans réfléchir, mû par un instinct de survie primaire.

Il leva la tête et découvrit une tête triangulaire, une langue fourchue qui dardait l’air, un long corps ondulant dans l’herbe et des crochets enduits d’un liquide épais qui gouttait sur le sol, créant les volutes d’une fumée verdâtre. Gabriel sentit bien qu’un reste d’esprit rationnel levait le doigt pour attirer son attention, mais il ne pouvait se détourner du serpent. Il osa quand même jeter de furtifs coups d’œil à la recherche d’une arme quelconque pour se sortir de ce mauvais pas.

Une pierre, des feuilles, un bâton fourchu, un sac plastique abandonné par des randonneurs peu précautionneux… un bâton fourchu ? Ah, voilà ce qu’il me faut, pensa-t-il. Ce qu’il faut pour attraper une vipère. Dans un recoin de sa tête, une petite voix lui hurlait des insanités et sortait des pancartes de protestation, mais Gabriel fonctionnait toujours en pilotage automatique. Il approcha le bâton du repoussant reptile, avec l’espoir de bloquer sa tête pour le rendre inoffensif. Les crochets dudit reptile se refermèrent sur l’innocent bout de bois qui commença à fondre et se disloqua en une fraction de seconde.
— Tiens, je ne me souvenais pas que le venin des vipères était si corrosif, se dit Gabriel avant que la réalité ne le frappe de plein fouet. Oh merde, merde, mais c’est quoi ce serpent ?!

Au moment de cette soudaine révélation, le jeune homme crut entendre une petite voix intérieure hurler un « C’est pas trop tôt ! » et il aurait juré qu’elle sabrait le champagne. Ses yeux s’écarquillèrent et il vit son environnement pour la première fois, comme lorsqu’on regarde un paysage à travers le zoom trop serré d’un appareil photo et qu’on décolle son œil pour en découvrir toute la beauté. Ou toute l’horreur. Cette vipère, qu’il nommait ainsi faute de mieux, était loin d’être seule et ne constituait que l’avant-garde d’une masse de serpents qui barrait le passage. Un véritable demi-cercle d’anneaux entrelacés peu engageants.

Gabriel n’avait aucune envie de jouer les héros. Il battit en retraite jusqu’à être hors de danger, puis tourna les talons et piqua un sprint. Il courait avec le soleil dans les yeux, et ne voyait guère où il allait, mais peu importait. Il lui fallait s’éloigner au plus vite.

Une tâche noire apparut au milieu de cette clarté éblouissante, enfla jusqu’à s’en détacher et lui sauta dans les bras. Un parfum enivrant et familier le tranquillisa.
— Tu ne me refais plus jamais ça, tu m’entends, murmura Maeder d’une voix tremblante. Plus jamais !
— Ou… oui !

Gabriel ferma les yeux et ce n’est qu’en sentant ses muscles se relâcher qu’il comprit à quel point il était tendu.

— Hey ! Tu l’as retrouvé ?

À l’instant où elle entendit ces paroles triomphales d’Ethan, Maeder repoussa Gabriel, lui enfonça son index dans sa poitrine et lui exprima sa façon de penser dans un langage fleuri où le fugitif se vit comparé à tout ce que la création comptait de bestioles dégoûtantes. Et quand, à bout de souffle, elle se trouva à court de métaphores, elle tourna les talons et marmonna quelque malédiction vouant son ami à d’éternelles damnations.

Ethan approcha à son tour et mit une grande claque sur l’épaule d’un Gabriel complètement dépassé par les événements.
— Alors, ça va mieux ou mieux ? Ça fait… deux heures et quarante-huit minutes qu’on te cherche, précisa-t-il après un coup d’œil à sa montre. Tu as vraiment tracé à toute allure. C’était chaud de te retrouver, Dr. Kimble.
— Ah oui ? bredouilla l’ex-fugitif.
— Au début, on pensait que tu n’irais pas loin et que tu voulais juste un peu d’air. Comme tu ne revenais pas, on a commencé à faire le tour du lac, mais on ne te voyait plus. Du coup, on a essayé de quadriller le terrain en vain. Et c’est au moment où on ne savait plus où aller que Maeder s’est figée, qu’elle a hurlé un « Je sais où il est ! » et qu’elle a couru comme une folle jusqu’ici.

Gabriel hésita à remercier son amie, mais un simple regard sur son air renfrogné le dissuada. Il raconta à son tour sa mauvaise rencontre.
— On en a vu aussi, interrompit Aymeric, resté silencieux jusque-là. Il y a beaucoup de serpents qui sont sortis d’on ne sait où. Et puis, n’oublions pas l’étrange explosion de lumière d’hier soir, quand la laminak est partie. Elle ne nous a pas blessés, mais ça fait beaucoup en très peu de temps. Ça ne sent pas bon du tout cette affaire-là, on ferait mieux de s’en aller.
— Oh non, pas déjà ! implora Ethan.
— Honnêtement, Ethan, je ne le sens pas. Rien ne nous empêche de revenir plus tard, mais on est en danger ici, à cet instant, soutint le karatéka.

La discussion continua un moment, mais Ethan se rendit aux arguments raisonnables de ses amis. Le groupe prit donc la décision de rebrousser chemin et de quitter la montagne. Le seul chemin valable pour sortir de la vallée passait par le pont de Licq, afin de retourner au village de départ où leur véhicule était garé. Le sens de l’orientation d’Aymeric leur permit de le retrouver malgré leur parcours chaotique.

Gabriel se remettait de ses émotions, mais pas assez pour faire la conversation. Ethan s’en chargea pour lui et échafauda de grandes théories compliquées sur l’origine de ces événements surnaturels.

Les plus populaires furent, en vrac, la colonisation de la surface de la planète par des intra-terrestres, dérangés par les forages pétroliers des hommes ; l’intervention de divinités mythologiques aux pouvoirs amoindris par le faible nombre de leurs croyants, mais toujours actives ; et les mutations génétiques induites par les expériences secrètes du gouvernement. De préférence un gouvernement américain, russe ou japonais. Celui de la France ne parvenait pas à lui insuffler l’idée d’une grande compétence permettant de dissimuler de telles activités.

C’était tout autant délirant que divertissant. D’autant plus, quand on savait que rien n’était calculé dans cette prise de parole, Ethan était juste lui-même et, bien qu’il ne soit pas conscient de sa propre valeur, Gabriel savourait ces qualités chez lui.

Écouter les hypothèses d’Ethan offrit un répit salvateur à toute l’équipe qui n’eut aucune difficulté pour refaire le trajet de la veille en sens inverse. Arrivés au pont de Licq, ils découvrirent avec stupeur qu’il était désormais recouvert de serpents, les mêmes que ceux que Gabriel avait rencontrés. Pas un centimètre carré de pierre n’était à nu.

Deux personnes se tenaient à quelques dizaines de mètres du bord du pont, hésitant à se lancer dans une traversée périlleuse. Gabriel reconnut Erika et Klaus, les deux touristes allemands avec qui Ethan avait sympathisé la veille. Klaus fit quelques pas en avant, et un sifflement monstrueux se fit entendre. Produit par toutes les vipères simultanément, comme si elles se donnaient le la, une note de mise en garde pour tout être humain qui serait assez fou pour les défier. Le colognais ne l’était pas et il abandonna vite le combat.

Ethan les héla et se précipita à leur rencontre. Le reste du groupe les rejoignit et il fit les présentations. Klaus expliqua que sa fiancée et lui tentaient de quitter la vallée, mais que plus aucun chemin n’était praticable. À chaque fois, des serpents avaient surgi de nulle part et les avaient repoussés. Ce n’était pas la première fois qu’ils venaient dans la région, et ils n’avaient jamais vu un comportement similaire chez des reptiles. Erika se tenait en retrait pendant qu’il racontait son histoire, l’air perplexe. Maeder intervint.
— Il y a autre chose, n’est-ce pas ?

Erika eut l’air surprise et la dévisagea. Maeder soutint son regard sans férir, sûre d’elle.
— Oui mais… c’est assez étrange à raconter et vous ne nous croirez pas.
— Vous pourriez être surpris de ce que l’on est prêt à entendre aujourd’hui, la rassura Maeder.

L’allemande posa une question à son compagnon dans sa langue natale. Même sans la comprendre, Maeder sentit que la réponse était négative.
— Je ne veux pas vous forcer la main, dit-elle, mais vous me semblez désireuse d’en parler. Nous avons aussi été confrontés à des bizarreries comme ces serpents. Il vaudrait peut-être mieux s’entraider, non ?

Erika fut difficile à convaincre. Il fallut toute la force de persuasion combinée de Maeder et d’Ethan pour amadouer Klaus, qui trouva les mots pour convaincre sa fiancée.
— D’accord. Je vais vous montrer, vous comprendrez mieux, proposa Erika.

Elle fouilla dans son sac et en sortit un pendule. En bois ciselé, très allongé, et retenu par une chaîne métallique, il avait de toute évidence beaucoup servi. Elle prit également une liasse de feuilles imprimées, rangées dans un classeur.
— Avec ce pendule, je peux poser des questions simples et utiliser ces planches pour avoir des réponses plus précises. Tout est tourné autour de la guérison. Est-ce qu’un médicament est bon ou nocif pour vous, est-ce que certaines parties de votre corps sont affaiblies ou pas ? Ce genre d’informations. Je ne peux poser qu’une question à la fois, en laissant le pendule agir seul, et pour une personne consentante. Ces règles sont immuables et concernent tous les magnétiseurs au monde.

Erika leva des yeux inquiets vers son auditoire. Ethan eut un sourire rassurant qui l’invita à continuer.
— Maintenant, regardez ce qu’il se passe.

Elle ouvrit son classeur à une page précise, qui montrait un cercle divisé en trois parts. Sur l’une était écrit « Non », sur la deuxième « Oui », et sur celle du haut une série de graduations ornées de chiffres allant de 0 à 9. Elle fit pendre son pendule au-dessus du centre du cercle, et pointa Ethan du doigt.
— Dis-moi comment tu t’appelles, demanda-t-elle.
— Ethan.

Le pendule commença à se balancer vers la partie « Oui » du cercle. Erika posa un doigt sur ses lèvres avant de désigner à nouveau le jeune homme.
— Quel âge a-t-il ?

Le pendule se dirigea rapidement vers le deux et tourna autour. Puis, quelques secondes après, il alla sur le zéro et l’encercla à nouveau.
— Pas mal, commenta Ethan, admiratif.

Erika le regarda, l’inquiétude était revenue dans ses yeux. D’une petite voix, elle demanda :
— Qu’est-ce qui ne va pas chez lui ?

Les pages du classeur commencèrent alors à bouger d’elles-mêmes, comme poussées par un vent invisible, et s’arrêtèrent sur la planche anatomique d’un corps d’homme. Le pendule se dirigea vers le poignet droit et l’entoura lentement. Puis il alla vers le dessin du mollet gauche et dessina dans l’air des cercles plus grands.
— Là, c’est sacrément étonnant, murmura Gabriel.

À ces mots, le corps d’Erika se raidit. Elle commença à gémir et son bras bougea pour indiquer Gabriel. L’inquiétude céda la place à la panique dans son regard. Elle essaya de se détourner, mais en vain. Le classeur recommença à se feuilleter de sa propre initiative, et le pendule s’arrêta sur un mot de la nouvelle page. Avant de tourner comme un fou, à une telle allure qu’il était presque à l’horizontale. Avec consternation, Gabriel lut : mère.

Klaus prit la main de sa compagne pour stopper le pendule, referma le classeur avant de le jeter plus loin. Erika réussit enfin à détendre son bras et se blottit contre son fiancé, en sanglotant.
— C’était un peu plus fort à chaque fois que l’on réessayait, expliqua Klaus. Mais là c’est pire que tout. Je n’ai jamais entendu parler d’une chose pareille. C’est ainsi depuis ce matin. Et là ce n’est que le pendule. Nous avons d’autres outils… comment on dit déjà… New Age ? Je n’ose même pas les sortir. Je n’y comprends rien.

Les quatre amis se regardèrent les uns les autres avant de se tourner vers les serpents. Les dernières paroles de la laminak leur revenaient une nouvelle fois en tête, et commençaient à les faire frissonner.

Merci à vous quatre pour cela, et sachez que je suis vraiment, vraiment, désolée.

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