Je m’engage la première dans l’escalier. Notre objectif : descendre au rez-de-chaussée, se débarrasser des démons restants et courir se réfugier de l’autre coté de la barrière anti-intrusion de la rue publique. Notre bâtiment est silencieux … et pourtant j’entends la respiration répugnante des larves qui me suivent. J’ai la désagréable impression de trainer un tracteur donc le moteur serait défectueux. Je tends la main et la pose sur la paroi du mur, de façon à garder le contact avec la pierre froide, puis je descends les marches très lentement, le plus silencieusement possible. Les hippopotames, loin de passer inaperçus, s’efforcent de rester discrets, mais le simple battement affolé de leurs cœurs les trahit. Je stoppe mon avancée et chuchote :
– Restez où vous êtes. Au moindre signe de ma part, vous détalez d’ici direction le toit.
Sans attendre leurs réponses, je m’élance dans l’escalier, ne laissant qu’un souffle de vent comme signe de mon passage. Mon amie m’a apprise beaucoup de choses : comment me déplacer parmi les démons sans me faire attraper, comment les combattre et comment leur arracher la tête. Quiconque capable d’effectuer ces trois tâches possède toutes les cartes pour survivre dans ce monde.
Me voilà devant la porte de sortie. A travers la vitre, la rue me semble déserte. Ce qui est anormal. Les démons ne sont pas très intelligents, mais pas débiles non plus au point de laisser l’entrée sans surveillance. Pas de Crashits en vue. Ces petits gnomes qui adorent fourrer leur nez partout poussent comme des champignons, or aucuns signes d’eux. Je balaye la rue du regard et repère le tunnel de protection formé par les barrières sur le trottoir d’en face. Une rue à traverser, ce n’est pas la mer à boire. Tout en gardant un œil attentif, j’ouvre le loquet et pousse légèrement la porte. Le vent s’engouffre par l’ouverture. Dehors le silence est pesant. Même les oiseaux se sont tus. Quelque chose cloche. Quelque chose de très très gros. Je me décide à poser un pied à l’extérieur quand soudain une lumière aveuglante apparait devant moi. Cette lumière rougeâtre, je la connais pour l’avoir vu à de nombreuses reprises. Elle s’agrandit et déchire l’espace, laissant un trou béant dans l’air. Un tunnel spatio-temporel vient de s’ouvrir sous mes yeux et ce que je voir venir ne me plait pas. Cette créature immense mais très mince mesure près de six mètres et avec sa peau grise, ses yeux flamboyants, ses cornes gigantesques et ses griffes, elle me pose un très gros problème. Elle est rapide, vicieuse et intelligente. De toutes les créatures infernales, celle-ci est une des seules qui me donne envie de prendre mes jambes à mon cou. Seule, j’aurais pu trouver un moyen de l’éviter … là je risque de finir avec les membres éparpillés un peu partout sur la chaussée. Je peux peut-être l’éloigner d’ici histoire de leur laisser le temps de filer. Je commence à évaluer mes options lorsque mon regard croise celui d’un noir ébène au coin du bâtiment face à moi. Mon écorcheur. Plus beau que jamais. Je ne l’avais pas remarqué mais il a du goût pour un démon sans cervelle. Qui lui a conseillé de porter une chemise moulante blanche à moitié ouverte par-dessus un jean taille basse. Ses cheveux sont d’un noir de jais mettant en valeur la couleur albâtre de sa peau. Je le reluque ouvertement et lui reste là, contre le mur les bras croisés, le regard viré sur le mien, l’expression impénétrable. Nom de Dieu je me laisserai bien pénétrer par ce sexe ambulant moi !
Une secousse me fait perdre soudainement l’équilibre. Et par la même occasion me remet l’esprit en place. Je me tiens face à un Démon Titan qui ne rêve que de m’écarteler et moi je reste là à mater le spécimen humanoïde le plus craquant de la Terre qui lui n’attend que l’occasion de m’écorcher vive. Je dois être folle mais … notre petite idylle devra attendre mon coco. Juste le temps de voir le monstre prendre son élan et sauter à travers le tunnel, je relâche la porte, me retourne et hurle à pleins poumons en gravissant les marches trois par trois :
– Vers le toit !!!
Le sol vibre à chacun de mes pas et je percute violemment Gina qui manque de tomber sous le coup. De justesse je la rattrape, la remets sur ses pieds et la pousse vers le haut. Grimpe bon sang. Les martellements des chaussures de mes camarades résonnent dans la cage d’escalier. Je regarde rapidement derrière moi au moment où j’entends la porte du bas s’arracher. Un cri aigu et strident me transperce et me glace les os. Un démon vient de mourir et j’imagine le corps de mon écorcheur écartelé. Je ne suis pas une sentimentale. Pourtant je serre les poings si forts que je sens mon propre sang emplir ma paume. Mon cœur saute des battements et je manque de m’écrouler tellement la douleur est intense. Ma tête se remplit de hurlements et d’images de démembrements. Je revois son regard vide d’expressions et si … triste. Un gros coup porté contre le mur me rappelle l’horreur qui nous poursuit. Comment allons-nous survivre si un écorcheur n’a pas tenu plus de dix secondes. Un vent de panique me gagne. Survivre ! Je dois survivre !
– Plus vite !
– On est bloqué ! La porte ne s’ouvre pas !!!
Les cris hystériques résonnent de nouveau dans mon crâne. Je suis à deux doigts de m’arracher les cheveux. Je plis le genou droit et abats mon pied brutalement contre la porte qui saute de ses joints et vient s’écraser quelques mètres plus loin.
– Depuis quand tu es si forte ? me demande Laila ébahie. Tu es sure d’être toujours humaine …
Cette garce est en train d’insinuer que je serais devenue un de ces démons ! Je devrais la laisser crever ici. Je m’avance vers elle sans me soucier de la créature qui se rapproche. C’en est trop. Je serre tellement les dents que j’en ai mal à la mâchoire. Je meurs d’envie de lui empoigner les cheveux et … de tirer d’un coup sec ! Au lieu de quoi je l’accule contre le mur et pose les mains de chaque côté de son visage. Ca me démange. Je me sentirais tellement mieux après un petit coup de boule.
– De nous tous, je suis la seule à être encore humaine. Vous, vous n’êtes que des coquilles vides, lui dis-je en articulant chaque syllabe. Des coquilles que je m’efforce de garder en vie. Cherche-moi encore et je te laisse ici. C’est compris ?
Crustacé-woman s’est transformée en statue. Elle me fixe de ses yeux globuleux. Je crois qu’elle vient d’avoir un court-circuit. Je prends son silence pour un oui, l’agrippe par le col et l’envoie valguinder loin de la porte.
– Salope ! me hurle Lesny en se précipitant vers moi, surement dans l’espoir de me donner une tapette sur la joue.
L’adjoint vient d’émerger de son coma. Je me serais bien extasiée davantage mais j’ai juste le temps de le projeter en arrière avant de me retourner. Je lève ma matraque, prends de l’élan en tournant autour de moi-même avant de la balancer en plein dans l’estomac du Titan qui vient de surgir à l’embrassure de la porte. Puis lui envoie mon pied dans la fig… ! … … … Je n’en crois pas mes yeux. Le connard a non seulement bloqué mes deux coups mais en plus a réussi à attraper ma cheville et à m’envoyer en l’air d’un seul bras. J’ai atterri sur mes deux jambes, mais à quel prix. Je tremble comme une feuille. Mais au moins je suis vivante. Un rapide coup d’œil m’apprend que mes compagnons se sont réfugiés de l’autre côté de la passerelle, et se trouvent à présent sur le toit du centre médical. Je vais pouvoir me concentrer sur mon ennemi. Je ne m’en rends compte que maintenant mais quelque chose cloche chez lui. Il se tient dans l’ombre et je ne vois pas son visage. Mais une chose est sûre … Il ne mesure pas six mètres. Les mains des Titans sont parsemées d’épines … et je suis persuadée d’avoir senti sa paume sur ma cheville. Pourtant je n’ai pas de blessures. Juste un choc à cause de sa force … mais pas de blessures. Et je suis vivante. Il a eu tout le temps d’en finir avec moi et il reste immobile dans l’ombre. Je suis sure qu’il me fixe … Je suis la plus grosse des débiles ! Sortant de ma torpeur, j’en profite pour me retourner et m’élance vers la passerelle. Je sais que je ne survivrai pas à l’affrontement. Je suis rapide. Si je parviens à atteindre la porte de l’autre coté de la passerelle, on aura peut-être une chance de tous s’en sortir. La passerelle se rapproche de plus en plus quand soudain je me sens tirée en arrière. Avant d’avoir compris ce qu’il m’est arrivée, je me retrouve plaquée sur le dos contre le sol, les poignets emprisonnés. Mon cœur cesse de battre. Je suis foutue. Je ferme les yeux. Je ne veux pas me voir mourir dans les siens.
– Quand vas-tu cesser de me fuir Humaine ?
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