Je me tiens sur le bord d’une falaise. J’aime la vue qui s’étend devant moi : une île hostile perdue au milieu de l’océan présent à perte de vue, un ciel gris orageux et une Lune grise qui continue de briller. Je baisse les yeux et avance d’un pas. Un de plus et je bascule dans le vide. Sous mes pieds, la roche s’effrite doucement, se détache, dégringole et disparaît dans l’eau. Le bout de mes orteils dépasse légèrement. Une petite bourrasque de vent et je m’envole avant de sombrer dans les brumes épaisses de l’océan qui se déchaîne sous moi. Il danse au rythme des mouvements des créatures à l’affût. Son eau autrefois bleue turquoise est aujourd’hui grise, parsemée de tâches sombres qui se déplacent comme des bêtes affamées attendant leur repas avant de venir percuter l’île de plein fouet. Il fut un temps où la végétation y régnait en maître Aujourd’hui elle est dépourvue de vie. C’est une masse noire au dessus de laquelle le ciel orageux menace d’exploser. On raconte que les Dieux récoltent les larmes des Humains dans un orbe magique et que lorsque cet orbe déborde, il se met à pleuvoir sur Terre. Au vu des nuages qui approchent, l’Humanité doit pleurer toutes les larmes de son corps.
L’air frais me frôle et je frissonne. Je porte une longue robe simple et légère. Je baisse les yeux vers ma poitrine qui apparaît sans paraître osée. Le tissu moulant sculpte ma taille avant de s’élargir sur mes hanches et de retomber librement par-dessus mes chaussures. Le vent devenu électrique s’engouffre dans mes manches. Je lève alors la tête vers le ciel, ferme les yeux et tend les bras de chaque côté de mon corps. Mes doigts se déplient et je savoure la sensation exquise de la caresse du vent sur ma peau. Ce n’est qu’en se laissant bercée par la mort que l’on peut vraiment se sentir libre.
Plusieurs respirations saccadées me parviennent. Je tourne la tête en suivant le bord de la falaise des yeux et m’arrête sur le muret qui la borde. Ici s’élevait autrefois une tour immense qui protégeait la population des créatures ailées. Elle fut détruite lors de l’affrontement final. Cet affrontement qui marqua la naissance des Gardiens de l’Ordre, ces guerriers dont le monde a cruellement besoin aujourd’hui. Il fut un temps où ils protégeaient les Humains. Ils étaient mystérieux, rapides, agiles, puissants et magiques. Avec le temps ils se sont fondus dans la population et ont complètement disparu.
– Madame …
La timide voix de l’enfant qui se tient derrière moi m’horripile. Très lentement, je pivote dans sa direction. L’odeur répugnante de transpiration caractéristique des Humains emplit l’air. Face à moi se tiennent six enfants de 7 à 16 ans. Le plus âgé de tous, Farak, est un garçon grassouillet. La bouche grande ouverte et la langue pendante, ses yeux aussi ronds que des boules de pétanque me fixent. J’éprouve une envie irrépressible de lui arracher son affreux polo marron et de le lui enfoncer dans la bouche. Le bas de son pantalon délavé et arraché ne couvre que le haut de ses mollets. Quant à ses chaussures, elles laissent apparaître les chaussettes trouées qu’il porte. Les autres enfants ne sont malheureusement pas plus chanceux que lui. Dimitri, un gamin de 15 ans chausse des sandales ouvertes, et porte un vieux pull vert à col roulé par-dessus un pantalon de jogging couvert de boue. Il fait une tête de plus que Farak et est bien plus mince et costaud que lui. Ses yeux inquisiteurs me dévisagent. Ce gosse a du cran. Il se tient fièrement debout devant quatre jeunes filles faisant rempart de son corps. Trois d’entre elles semblent se fondre dans le décor tandis que la blonde aux boucles sauvages se tient légèrement à l’écart, la tête haute et les poings serrés, me défiant ouvertement. Elle s’appelle Khris. Sa robe bleue trop grande pour elle traîne par terre et jure avec ses mitaines rouges. Je me tourne vers le trio qui tremblote. Le décolleté plongeant de l’une d’entre elle attire mon attention. La petite rouquine au visage parsemé de tâches de rousseur rougit soudainement. J’entends le martèlement des battements de son cœur s’intensifier. Sa poitrine naissante se soulève de plus en plus rapidement et sa robe bleue laisse entrevoir des bas de laine noires. Tessia s’intéresse à moi … ce qui me donne la nausée. Je détourne rapidement les yeux et m’arrête sur les deux plus petites. Kimi et Magnola. Des jumelles de 7 ans toutes deux brunes. Leurs cheveux attachés en couette pourraient les rendre adorables si elles ne mettaient pas en permanence leurs doigts boudinés dans leur bouche et si elles essuyaient la morve qui coule de leur nez.
Je me rapproche d’un pas lent de Kimi sans la lâcher des yeux. Je sais l’image que je renvoie aux Humains. Le balancement de mes hanches, ma longue robe, ma peau blanche, mes longs cheveux noirs, mes yeux argentés et l’aura de puissance que je dégage leur fait penser à une panthère des neiges, et ils n’ont pas torts, nous avons le même faible pour la chair fraiche.
Dimitri se braque sentant le danger que je représente. Je m’arrête devant lui, me baisse à sa hauteur et jette un coup d’œil à la petite silhouette derrière lui. La fillette s’accroche à la rouquine de toutes ses forces au point que les jointures de ses doigts deviennent blanches. Bien que cela me dégoûte plus que tout, je tends lentement la main afin que tous aient le sentiment de ne pas être pris au dépourvu et la pose délicatement sur la joue de l’enfant. Mon geste empreint de douceur les détend immédiatement et le protecteur s’écarte de mon chemin, non sans rester sur ses gardes.
– Ai-je l’air d’une vieille dame petite ? lui chuchoté-je doucement.
– Non ! non … vous … vous … êtes pas vieille … Vous êtes … belle, bégaye-t-elle.
Je rejette immédiatement cette pulsion soudaine qui me pousse à me relever et à les abandonner à leur sort. Puis j’attrape son menton et plonge mes yeux dans les siens.
– Dans ce cas-là, ne m’appelle plus jamais Madame.
Tous arrêtent de respirer. J’ai peut-être été un peu sèche. Je la lâche et me relève. Une goutte de pluie vient se poser sur ma nuque. Son contact glacé me rappelle mon Palais. Je lève la tête vers le ciel et ferme les yeux, nostalgique. L’odeur de la pluie revigore mes sens. Les Humains ne savent pas profiter de ces petits miracles. Mes petits vermisseaux commencent à frissonner à leur tour. Farak tire sur le col de son polo et le rabat sur sa tête en une capuche improvisée. Dimitri, lui, enlève son pull et le tend aux filles qui s’empressent de se mettre toutes en dessous. Seuls Lui et Khris restent immobiles sous l’averse, imperturbables. Ces six enfants représentent le seul espoir de l’Humanité. Et je ne peux me risquer de les voir mourir d’une pneumonie. Mes bras se déplient alors comme une fleur qui éclot au soleil. Ainsi debout, les mains vers le ciel, je concentre l’énergie divine qui m’habite et la fait remonter le long de mon corps. Je la sens qui circule dans mes veines. Le léger picotement qui l’accompagne électrise chaque fibre de mon être et bientôt une lumière blanche apparait tout autour de moi. Au loin j’entends les murmures admiratifs des enfants. Une chaleur nait au creux de mon ventre et dans ma poitrine. Mes cheveux virent à l’argenté tout en s’allongeant tandis que je reprends ma forme divine. Mon énergie devient un tourbillon de lumière qui ne cesse de tournoyer de plus en plus vite. Dans un élan ultime je la projette de toutes mes forces vers la Voute de l’Univers. La boule enflammée s’élève de plus en plus et finit par exploser en une multitude de petits flocons de neige, recouvrant la terre sèche et mourante d’un magnifique tapis blanc. Mes cheveux redeviennent immédiatement noirs et raccourcissent sous les yeux des Humains, émerveillés par la magie et par un paysage enneigé qu’ils découvrent pour la première fois.
– C’est donc ça la neige ? demande Khris, le sourire aux lèvres et les yeux pétillants de bonheur.
– Plus ou moins. La vraie neige est froide et beaucoup moins douce. Celle-ci vous réchauffera. Venez-vous asseoir les enfants.
Je désigne du doigt le sol près du muret et tous viennent s’y asseoir, à l’exception de Farak qui décide de se poser directement sur la pierre.
– Je n’irai pas te repêcher Humain.
– Ne vous inquiétez pas, je ne vais pas tomber.
– Je ne m’inquiète pas. Ta vie m’importe peu.
Je le vois cligner des yeux deux fois, interloqué, puis baisser la tête en acquiesçant silencieusement. Tous se détournent de lui afin d’éviter de croiser son regard. Je préfère rentrer dans le vif du sujet plutôt que de m’appesantir sur la lâcheté des Humains qui ne m’inspire que répugnante et mépris.
– L’Humanité est sur le point de s’éteindre. Votre seul espoir est de rappeler à vous les Gardiens que vous Humains aviez rejetés. Il fut un temps où les dirigeants des différentes contrées en appelaient à leur aide en activant des totems magiques.
– Mais les monstres les ont détruits !
Un éclair s’écrase à quelques centimètres de moi. Bouillonnante de rage, je fixe Tessia, la petite rousse sans cervelle et laisse délibérément le silence s’installer. Ses joues se colorent à nouveau et la voici qui déglutit péniblement. Dans un signe de soutien, je vois Magnola poser la main sur son bras et la serrer doucement.
– Interromps-moi encore une fois et tu rejoindras Farak dans l’océan.
– Mais je ne suis pas … !
Un deuxième éclair tombe cette fois-ci juste devant le garçon. Un hurlement de terreur, un violent fracas, tous sursautent et se précipitent vers le petit muret. En contrebas le corps désarticulé de Farak s’enfonce dans les profondeurs de la mer.
– FARAK !!!!
Le cri strident de Dimitri me transperce les tympans. Gémissements, pleurs, cris hystériques viennent s’ajouter au chaos. Je soupire et tape bruyamment dans mes mains. La seconde suivante tous réapparaissent à l’endroit même où ils se trouvaient avant l’incident. Kimi et Tessia tremblent à s’entrechoquer les dents. Quant au grand gaillard, il est aussi pâle que la mort. Ils semblent avoir compris la leçon. Je poursuis alors dans un silence reposant.
– Il existe deux autres moyens de faire appel à eux. Mais seule l’Histoire des Gardiens vous dévoilera lesquels.
~ ~ ~
Il vint un temps où les érudits et les scientifiques humains s’accordèrent à dire que la fin de leur monde surviendrait en l’an 2012. D’après leurs théories, les catastrophes naturelles se succédant, ils verraient leurs océans déborder, leurs glaciers fondre, leurs forêts ravagées par les flammes et leurs climats perturbés. Déchirés entre l’optimisme, la foi et la fatalité, certains d’entre eux allèrent s’abrutir devant de médiocres films hollywoodiens post-apocalyptiques, d’autres se tapirent dans des bâtiments religieux tandis que les derniers se prirent pour des rongeurs et entassèrent la moitié de leurs supermarchés dans des abris atomiques enfouis au plus profond leur jardin ou de leur cave. Durant cette année 2012, la Déesse Nature se leva effectivement contre eux, devenant de plus en plus violente et meurtrière. Des villes furent détruites, la sécheresse s’installa là où le climat avait toujours été clément et des épidémies apparurent.
Et lorsque vint enfin la date fatidique annoncée, abrutis que sont les Humains, ils adressèrent leurs dernières prières à des Dieux dont je n’avais jamais entendu les noms auparavant, et affrontèrent votre mort comme des lâches, recroquevillés sur vous-mêmes, la peur au ventre et la terreur au fond des yeux. Les minutes défilèrent, puis les heures et les jours entiers. Prise de pitié la Déesse Nature se calma. Et à l’aube du premier janvier 2013, les Humains se relevèrent lentement, le cœur gonflé d’espoir, heureux d’être vivants. Ils inspirèrent une grande bouchée d’air et s’autoproclamèrent survivants de l’Apocalypse ce qui personnellement m’éberlua. Dès lors, ces petits insectes se prirent pour des Dieux et continuèrent de mener leur vie avec insouciance, encore plus imbus d’eux-mêmes, persuadés que plus rien ne s’opposerait à eux. Mais ils avaient tort … Ce qui fut une seconde chance accordée par une Déesse miséricorde devint le fruit d’une colère sans nom et personne ne fut en mesure de prévoir ce qui allait survenir près de 300 ans plus tard …
… A l’exception d’une personne qui entendit Nature fomenter en silence un plan diabolique destiné à exterminer une espèce humaine égoïste, égocentrique et irrespectueuse. Elle entendit ses ricanements dans le noir tandis qu’elle façonnait un nouveau monde, un monde déchiré où seuls les plus forts survivraient. Elle vit Nature alimenter sa haine des Humains sans se rendre compte qu’elle nourrissait de la même manière une puissance maléfique cachée dans son ombre. Cette personne observa la déesse en silence, un sourire au coin des lèvres réfléchissant au petit grain de sel qu’elle apporterait à leur Histoire.
Histoire qui bascula dans la terreur exactement 257 ans après l’Apocalypse. Le soleil qui leur procurait lumière et rythmait leur vie jusque là prit une teinte argentée et devint froid. Les températures chutèrent brusquement plongeant l’Humanité dans une ère quasi glacière. Les Humains essayèrent par tous les moyens de comprendre ce phénomène … sans succès. Ils s’acharnèrent répétant sans arrêt : « C’est impossible » … Mais rien n’est impossible … Les océans s’élevèrent au-dessus les continents. Des villes entières furent englouties par les flots. Les paysages devinrent méconnaissables. L’eau recouvrit une grande partie de la planète. Elle se propagea dans les bâtiments, les escaliers, les ascenseurs et s’insinua dans la moindre petite fissure transformant la Terre en une gigantesque piscine. Et alors que la situation semblait ne pouvoir s’aggraver davantage, la terre se mit à trembler, les montagnes se creusèrent tandis que d’autres jaillirent et de nouveaux reliefs donnèrent naissance à un monde dévasté et hostile.
Malgré leur incroyable débilité, les Humains réagirent avec ingéniosité. Ils pallièrent au manque d’infrastructures en construisant des abris de fortune et des installations navales. Durant 50 ans ils luttèrent sans succès contre les inondations, les incendies et les tremblements de terre. Tous les continents disparurent pour laisser place à une multitude d’archipels, dont une qui donna naissance au Royaume de Tyr’aldia.
Et tandis que les hommes s’efforçaient de survivre, les Dieux se rassemblaient.
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