Je crois qu’on a fini par me trouver. C’était Léo. Je l’ai vu juste avant de sombrer pour de bon, dans un ultime flash visuel. Il avait l’air surpris, et désespéré aussi. Il s’est approché, et moi, comme un idiot, je suis tombé. Je ne peux plus tomber comme ça.
Que diraient tous les autres ?
Une dizaine de cybernéticiens s’activaient, en silence la plupart du temps. Parfois, un mot s’échangeait, et tous hochaient la tête sans cesser d’afficher des airs graves et profonds. La scène, étrange, n’était que l’avant-piste d’une angoisse cachée à l’extérieur du bloc.
Léo ne desserrait pas les dents, plantant parfois ses yeux vers l’extérieur au travers de la verrière qui couvrait le hall à cet endroit. La nuit étouffait le bâtiment, elle n’apportait aucun réconfort.
« Je crois qu’il s’en sortira ». Voilà ce qu’avait dit Febus. Mais était-ce suffisant pour lui, pour tous les autres ? Non, évidemment. Il restait un homme, bouffé par ses inquiétudes et ses remords. Mais personnes n’auraient pu faire, ce que Kristian avait dût, tenter dans cette maudite cellule.
Marcus, lui, était bien mort. On ne se soucia guère plus de l’ancien Magister, mis au ban par son successeur pour d’obscures raisons. La seule certitude qui demeurait, au final, c’était la rapidité à laquelle tout avait dût s’enchainer.
La vie, rien d’autre ne comptait. Il pouvait prier, sans espoir que cela ne change grand-chose, alors il préférait rester à attendre, debout.
Léo ne pouvait pas tolérer davantage son propre retard. La seule chose qu’il parvint à décider, ce fut de sortir quelques instants de cette antichambre de la folie, avant de briser un mur ou de commettre bien pis encore.
Il marcha, Léo. Sans crier gare, une larme coula. Puis une autre. Et encore une autre.
Les sanglots le secouèrent violemment. Portant une main fatiguée à ses yeux, il se laissa porter contre un mur, nuque pliée sous la douleur. Enfin. Le plus dur était fait.
Aussitôt, il s’en voulut de s’afficher ainsi. Que lui aurait dit le Magister ? « Pleurer ne te fera pas avancer. Ça soulage, c’est vrai, mais après ? » Alors, Léo ravala sa tristesse et se releva, d’un seul geste. Les joues encore rouges du sel versé, il savait qu’il ne fallait pas désespérer. Après tout, sans lui, le magister serait mort pour de bon.
Ce n’était pas le cas.
L’intervention avait été rapide, mais étrangement, indolore. Javier n’avait pas eu besoin de négliger la douleur, elle ne s’était même pas manifestée. Étonné de ce nouveau corps, il ne parvint que difficilement à comprendre qu’il était pleinement opérationnel, et qu’avant la fin de la journée, il retournerait retrouver son bataillon.
Le Magister avait été là. Il n’aurait pu rêver mieux. Ce n’était qu’un jeune homme, presque adolescent, mais la puissance froide qu’il pesait dans ses mots lui faisait comprendre qu’il était loin d’être ordinaire.
La journée s’étirait, et l’heure chaude était à présent un souvenir. La soirée tombait doucement sur les rares fenêtres extérieures de la Forteresse, tandis qu’un calme insolent commençait à régner dans les couloirs. Le capitaine devait encore rester quelques heures dans le box qu’on lui avait assigné, pour que les paramètres entre l’organique et la mécanique de son corps s’ajustent parfaitement.
Il lançait son esprit sur le monde extatique du Rezo. Il intégrait, il comprenait et vivait en symbiose avec l’esprit de ses confrères. Grisé par cette sensation douce et puissante à la fois, il ne put prévoir ce qui suivit.
Un choc visuel ébranla son esprit. Le noir s’abattit sur ses pensées, et maladroitement, il remonte vers la réalité. Déchirante, la voix du Magister hurlait de la manière la plus odieuse et bestiale qui soit. Il disparaissait. Il se retenait de justesse au gouffre.
Keller, affolé, tenta de se reprendre. Il devait agir.
Il ne pouvait pas rester ainsi à laisser son modèle et maitre en danger. Puisant dans sa force morale, il se reprit et se calma. La seule manière de procéder lui semblait bien futile. Mais il n’avait pas d’autre choix.
Le Rezo ne lui permettrait aucune erreur.
Non-sens. Trahisons et détours d’esprits, valse des idées superflues et révélations stupéfiantes se superposaient en plusieurs plans.
Le tout formait un palais de verre irréel, suspendu dans une mer de brume lumineuse et dorée. Je me tenais à son seuil, bras ballants. Pourquoi Diogène m’avait-il mené jusqu’ici ? Je ne pouvais plus lutter, maintenu par une force irrésistible. Tuer Marcus m’avait vidé psychiquement, et j’avais senti sans grande peine qu’on me soignait d’une manière peu amène. L’impression qu’un pan de ma personnalité se désagrégeait en poussière me travaillait, menaçant à chaque instant de faire voler en éclat le délicat équilibre que j’avais maintenu jusque-là.
Mais là, là je savais que Diogène ne me forcerait pas à aller plus loin. Lui aussi, pour une fois, m’apparut moins impitoyable. Comme si une force implacable l’empêchait de régner sur le Non-Monde. Comme si des milliers d’éclats de voix chuchotaient ce qu’il risquait à jouer ainsi à l’apprenti sorcier.
Je savais qu’il ne frapperait plus, de dépit ou de craintes. Je savais tout autant que dans ce palais sans nom, je trouverais des réponses que moi seul devais posséder.
— Voilà donc à quoi ressemblait son savoir… Murmurais-je.
Marcus avait été un génial bâtisseur. Sa vie fut une oeuvre accomplie et laborieuse, millimétrée comme du papier à musique. Rien ne dépassait, rien ne heurtait la vision de plus en plus diaphane de la construction virtuelle.
— Si tu t’émerveilles devant si peu, je te conseille d’aller plus à l’intérieur des choses, railla Diogène.
Une fraction de seconde s’échappa, et je me retrouvais à le saisir par le col, menaçant.
— Marcus est mort dignement, lui.
— Marcus n’était qu’un pauvre rat de laboratoire. Tout ce qu’il a fait, c’est suivre le plan de construction qu’on lui a confiée.
— Ah oui ?! Maugréais-je. Alors pourquoi es-tu là ?
— Pour un but bien précis. Tout comme toi.
Je le lâchais, non pas par surprise, mais de dépit. Tenir ainsi un fantôme du Rezo ne rimait à rien.
— Deux unités de mesures, comme les deux bornes d’un monde niveau. Tu ne trouves pas que nos existences ont eu une genèse quelque peu… poétique ?
— Ça suffit, Diogène. Si tu sais quoi que ce soit, dis-le.
— Trouve toi-même les réponses, Kristian. Pour ma part, j’ai tout ce qu’il me faut.
Il bluffait, je le sentais.
— Je crois ne pas avoir vraiment d’autres choix, conclus-je.
Je me retournais vers le palais en soupirant. Secrètement, j’espérais qu’il n’était rien d’autre qu’une coquille vide.
Le décor s’évanouit, le temps d’un battement de cil, et je me retrouvais au milieu d’une simple pièce. Toute blanche. Aucune porte ni fenêtre ne venaient briser la surface lisse des murs, lumineux et presque aveuglant. Un cube parfait de quatre mètres de sections, au centre duquel un antique tableau d’ardoise pivotant trônait, recouvert de schémas et de gribouillage incompréhensible.
Quel est cet endroit ? Pensais-je. Le savoir de Marcus joue-t-il ainsi avec mes perceptions, au point de me prendre au jeu de mon propre royaume ? Ridicule.
J’étais ici et ailleurs. Isolée du monde, du temps et de l’espace, ma vie cessa son cours. Coincé entre deux secondes immobiles, comme pouvait l’être l’état du savoir qu’on avait daigné laisser ici. Paradoxal, en y repensant : toute la connaissance de cet homme était en moi, et par un mécanisme complexe, son accès ne m’était pas immédiat.
Il faudrait ruser et réfléchir.
Jusqu’au bout des doigts, il fut un joueur de logique. À cette pensée, je souris un instant.
Soubresauts, tressautements. Un coeur battait.
Pourtant, il n’en avait plus. Techniquement, rien n’aurait pu vibrer ainsi dans son corps. Retiré depuis des mois, il finissait de dépérir dans un bain d’azote liquide au fond d’une sombre cave de laboratoire.
Le tracé ondulait doucement, presque imperceptible. Febus suspecta une erreur de câblage ou une simple interférence électromagnétique. Après tout, cela restait relativement courant sur une telle opération.
Là, c’était différent.
— Nugèstre, contrôlez les paramètres d’intensités électriques.
Le cybernéticien sauta sur un étrange casque, l’enfila, avant de le retirer dans une expression désolée.
— Rien d’anormal.
— Revérifiez tout ce qui pourrait déclencher un tel phénomène.
— Bien major, répondirent quelques voix.
Febus soupira. Kris semblait sorti d’affaire. La partie la plus délicate de son maintien s’était achevée à peine quelques minutes avant l’incident. Les surveillances vitales traitées par l’interface médicale embarquée du Magister, sans être parfaites, restaient encourageantes.
Et le destin semblait s’acharner, encore, sur le jeune chef militaire.
— Est-ce dangereux ? demanda-t-il à l’adresse du seul homme qui n’était pas prisonniers des nombreux appareils qui saturaient la salle.
— À première vue, non, répondit le chirurgien. Le Magister ne risque aucun problème cardiaque, il n’a plus de coeur. En revanche, je me demande si…
Il resta silencieux de longues secondes.
— Major Naviguant, Le Magister Kris a-t-il bien tué le Magister Mark ?
— Bien sûr, docteur. Le maréchal Jurdard l’a retrouvé avec l’index droit fiché dans la nuque de l’ancien magister, qui au passage ne répondait plus à aucun stimulus. En fouillant sur l’historique des données de l’I.A du Magister, on a pu noter ce que je qualifierais de « choc de transfert ». Une énorme information est rapidement passée d’un individu à l’autre, en grillant pas mal de sécurité de bases.
— Pensez-vous qu’une conscience puisse voyager ainsi ?
— Difficile à dire, continua Febus. Personne, moi le premier, ne me risquerais à l’affirmer. Une conscience humaine n’est pas un objet quantifiable numériquement, bien qu’on puisse en partie la transposer sans dommages notables sur un substrat artificiel.
— Merci, major, mais je sais tout cela. Ce que je me demande, c’est… Non, finalement, c’est trop stupide.
— Poursuivez, docteur. Rien n’est stupide ici.
— Eh bien… Bredouilla le chirurgien. Eh bien… Voilà ce à quoi je pense : dans l’hypothèse où un tel transfert est possible, peut-être que le conscience de Marcus Standberg…
—… Aurais migré vers le cerveau cybernétique du Magister, trancha Febus.
Nouveau silence.
— Théoriquement possible.
Tous le regardèrent. Concentré sur une telle hypothèse, il avait lâché l’outil qu’il tenait en main depuis une bonne dizaine de minutes.
Febus n’était pas le genre d’homme à lancer en l’air des idées farfelues. Pour qu’il parvienne à une telle conclusion, des éléments concrets étaient intervenus sur le cours de sa réflexion.
— Théoriquement possible, reprit-il. Et je n’en serais pas le dernier surpris.
— Expliquez-vous, major ! Demanda un des cybernéticiens.
— Le Magister ayant déjà réussi à fusionner sa conscience avec celle d’une I.A connue sous le nom de…
— Attendez, attendez. Vous nous dîtes que le Magister a déjà eu une expérience similaire ?
— Oui. D’ailleurs, c’est grâce à cela qu’il a pu transformer le Rezo en une extension de lui-même. Ce ne fut pas évident, à aucun moment, mais il a su surmonter la difficulté qu’une telle expérimentation. Par conséquent, non, je n’en serais pas surpris.
— Sauf qu’il s’agit peut-être d’une conscience humaine, cette fois-ci, trancha le médecin. Et si tel est le cas, je crois que nous pouvons nous attendre à des conséquences beaucoup plus désastreuses.
— Quels genres de conséquences ?
— Déstabiliser totalement une conscience au point de la couper de la réalité. Autrement dit, créer un réel doublement de la personnalité.
Febus lui lança un regard lourd d’interrogations.
— Dans ce cas, nous ne pouvons plus qu’attendre qu’il se réveille.
— J’en ai bien peur, major.
Le tableau restait indéchiffrable, malgré toutes mes tentatives de le rendre un tant soit peu cohérent. Les écrits variaient sans cesse, arabesques blanches et poussiéreuses qui tombaient en ruines à peine crées. Un mot revenait sans cesse au milieu du fouillis.
Eurocorp.
Je dérivais mon regard dans le coin supérieur droit. « Sujet » semblait clignoter, s’effaçant parfois pour une série d’algorithmes absconse.
Recherches.
Norme supérieure.
Belson-Wakoyo.
Subliminal.
Transfert.
Les mots sautèrent du tableau. Sortie de route gargantuesque, une marée de symboles hétéroclites s’éleva jusqu’à plafond de la pièce, crachant une mousse mathématique.
Là, je le vis.
Résultats positifs.
J’avais conscience que pris à part, ces mots ne pouvaient rien dire, mais je ne put m’en détacher, comme hypnotisé. C’était forcément quelque chose de bien. Comme un peu d’espoir.
La marée s’écrasa, s’étiola et se ramassa contre la surface. Ressac mou des idées, les lettres dégoulinèrent sur les murs. Blanches, grises puis noires, elles ne portaient plus rien.
« Bientôt une réponse ».
Marcus jouait avec ma peur. L’eau m’avait effrayé, là-bas, sur la plage. Dans le souvenir plombé qu’une I.A avait distillé dans ma conscience immature, je revoyais cette scène, affreuse, ou mes pieds glissaient contre le sable. Une vague avait dérobé le haut d’une dune sous-marine, et le courant m’avait englouti. Les flots salés brûlaient encore ma gorge, je ne pus m’empêcher de déglutir.
Il savait.
Mais je ne voulais plus avoir peur. Tout n’était que mensonge.
Marcus jouait encore. Il ne vaincrait plus.
Je prenais conscience que tout cela ne rimait pas à grand-chose. Le stratagème aurait pu fonctionner, mais la vérité courrait ailleurs. Marcus avait prévu que je le sache. Le Rezo était mon monde, et j’aurais été bien surpris qu’il ne l’anticipe pas.
Une vérité ailleurs… Alors, les mots mentaient ?
L’algorithme humide trempa mes cheveux. Je le laissais couler, et d’une simple pensée, il se figea, comme tout le reste.
La vague monstrueuse avait cessé. La pureté originelle de la pièce n’avait servi qu’à poser le cadre rassurant de ce que j’avais finalement toujours connu.
Un simple rat de laboratoire ? Pas si sûr.
Beaucoup de choses furent programmées. Mais beaucoup n’était pas tout.
Je ne devais pas savoir. C’était trop dangereux.
« Il ne comprendrait pas ».
Bribe de voix. Marcus est inquiet, fébrile. La voix venait du plafond.
La vague touchait le plafond.
Elle le creva.
Une cassette tomba du ciel noir qui luisait au-dessus de moi. Pourquoi une telle mise en scène, si elle était là, la clef du mystère ?
J’avais tort, jusqu’au bout.
* Enregistrement du douze octobre deux-mille-quatre-vingt-huit. À l’attention de Kristian Standberg.
« J’aurais tant voulu que tout cela ne soit jamais, Kris ‘. Que nous n’ayons pas vécu ensemble. Mais je crois que n’avions pas d’autres choix. J’ai choisi le mauvais côté de cette guerre. J’ai choisi celui des guerriers, et non celui des soldats. J’ai choisi le chemin qui détruit, qui enlève l’amour. J’y ai perdu mon corps et ma famille. Cette guerre-là a commencé voilà plus de vingt ans, Kris ‘. Et je crois bien qu’elle ne cessera pas avec ma mort.
Je t’ai menti, de la manière la plus ridicule qui soit, car finalement je n’ai rien à te révéler que tu ne sais déjà.
Il n’y a rien.
L’Eurocorp m’a fait jouer un jeu que je ne cautionne pas. Comment ai-je, pardon, comme avons-nous pu croire un seul instant que la formidable chimère que tu es puisse réagir conformément à nos actes ? C’est triste à dire, mais tu n’est-ce que la volonté de vouloir tester en grandeur nature une expérience sociotechnologique qui, dès son départ, nous dépassait. Peut-être était ce fou, peut-être pas.
Mais si tu arrives jusqu’ici, sache que tu n’as pas démérité.
La vérité est cruelle, Kristian.
Mais il y a toujours l’espoir que nous pouvons créer quelque chose à partir de nos vies.
L’Eurocorp en sait bien plus. Reste à savoir si tu accepteras d’ouvrir la boite de Pandore qu’elle représente.
Je ne t’aimais pas comme un fils. Cet amour-là est d’une autre nature, et je m’étonne même de dire « aimer » quand je pense à toi.
Alors, avance. Diogène n’est pas si mauvais. Il t’a sauvé de la folie, et c’est déjà une formidable chose. »*
Bip de fin. La cassette se volatilisa.
Les chiffres avaient été la solution. Et maintenant, tout était terminé.
Keller plana. Le Rezo n’avait pas prévenu qu’il le coincerait impitoyablement, dans un repli sanglant de ces mystères.
Il y avait de quoi rester étonné.
Au milieu des ténèbres sourdait la vie. D’abord, ce fut un minuscule point de lumière, hésitant, comme une flamme plongée dans la plus belle des nuits. La lumière vacillait, mais toujours, elle tenait bon. Un vent tiède soufflait de nulle part, exhalant des odeurs animales de sueurs et d’urines.
Javier se demanda s’il avait bien fait de se lancer dans une telle aventure. Rien de ce qu’il ne pouvait faire ici n’était prévisible, et il lui semblait qu’il commettait déjà une monumentale erreur à continuer d’errer à la recherche du Magister. De toute évidence, il n’était plus ici.
La lumière explosa en silence, et le point fut bientôt un ciel aveuglant, ou seule une parcelle de noir presque pur subsistait.
Malgré les risques qu’il savait courir, il décida de s’approcher.
Sans repères, son corps flottait, sans consistance terrestre. Un courant d’air un peu trop vif l’aurait renvoyé vers d’autres lieux moins interdits, mais il ne s’en soucia pas.
La tâche noire miroitait comme une obsidienne indécise. Ses contours chatoyaient de reflets invraisemblables, tantôt bleu, vert, rouge et jaune. Plus il avançait, plus elle se faisait distincte et grande. Simple aiguille, elle fut bien vite une noix, un citron, une pomme pour arriver à la taille d’un ballon de baudruche.
Javier la contempla encore un instant, alors qu’elle se tenait à portée de main.
La tâche était vraiment belle. Une anomalie délicieuse dans ce blanc inaccessible, qui aurait tôt fait de disparaitre.
Il la toucha.
Sa main passa au travers, et une violente brulure lui déchira le bras. Il hurla, et instinctivement, retira son membre enfoncé jusqu’au coude. Horrifié, il ne put que constater que la main et l’avant-bras avaient été happés. Des morceaux de chairs imbibés de sang pendaient lamentablement, tandis qu’un fragment osseux se détacha pour chuter vers le néant immaculé.
La douleur n’en finissait pas. À tout jamais, elle serait atroce.
Il fallait pourtant franchir cette porte minuscule qui ondulait, et s’agrandissait par à-coup avant de rétrécir à nouveau. Quelque chose le lui intimait, et même si sa vie était menacée, tout cela ne serait qu’un faible prix à payer si le Magister se trouvait de l’autre côté.
Keller inspira profondément. L’air tiède empestait la charogne à présent, et il manqua de vomir.
Sans crier gare, sa tête plongea vers la tâche. Un cri strident s’éleva, la surface noire se fractura en millier d’éclats, terrible miroir brisé où une paire de jambes resta coincée, en sang.
La fange glauque des lettres s’évacuait en une boue collante par le plafond, dans une myriade de boules de tailles différentes.
Je ne luttais pas pour partir. Tout cela se faisait assez naturellement, et lorsque toute la substance eut disparu, il ne resta plus que moi et le tableau noir, vierge.
Et Marcus était mort. Pour rien.
La situation me laissait un gout amer dans la bouche. Moi qui croyais être libre de mes pensées et de mes actes, je m’étais trompé de la manière la plus naïve qui soit. Marcus d’abord, puis Diogène, et en fin de compte une multinationale d’apparence respectable me faisait suivre des pistes toutes tracées.
Je ricanais, seul au milieu de la pièce. Ni porte ou fenêtre, mais je sortirais quand même. Je ne crèverais pas, pas encore du moins. Ce serait un pur gâchis, alors que moi, le fruit de cette sale expérience j’allais mettre à mes pieds le pays qui m’avait vu « naître ». Drôle de moi que cette naissance d’ailleurs. Drôle de naissance et passé menteur. Tout était faux
Et Marcus était mort.
On m’avait trompé, on m’avait menti, de bout en bout. La seule confiance que l’on m’a accordée, ce fut celle que les cyborgs me donnèrent sans réserve quand je suis arrivé de ce côté-ci de cette guerre. Une guerre factice au final.
Oui, pourquoi pas ? Ce n’était pas si stupide que l’Eurocorp finançait les deux côtés du front, ce qui en plus de remplir ses caisses lui donnait l’occasion de voir jusqu’où j’irais, même si à mon avis la montée en puissance qui avait suivi la Fusion n’était pas vraiment au programme.
Le constat sombre de la poupée mentale que j’étais me fit percuter que je n’avais, malgré tout ça, pas dit mon dernier mot. Et je comptais bien y tirer un avantage non négligeable.
Une tache de sang perla du trou, au plafond. Un sang bleu, azuréen, qui s’évapora au contact du sol.
Je m’approchai, curieux et prudent.
Le corps informe dégringola et s’écrasa dans un bruit mou. Un cri de terreur le traversa, et deux grands yeux noirs me fixèrent désespérément.
Keller.
Amputé des membres, en sang, à l’agonie. Dans tout ce sang bleu.
— Magister, lâcha-t-il dans un souffle. Je suis venu vous… je suis venu vous…
Sa tête bascula contre sa poitrine, en éructant un long filet baveux bleuté. Je m’agenouillais à ses côtés, prenait son corps meurtri dans mes mains et lui redressait le visage.
— Commandus ? Mais… Mais pourquoi m’avez-vous suivi ?
— Il… Il y a eu un… cri. Tout le… Tout le monde a eu peur. Il fallait… vous… sauver.
Nouveau malaise.
Mais il ne pouvait pas mourir. Pas maintenant. J’étais le maître de ces lieux, lui n’avait pris cet aspect que pour avoir franchi un mur interdit. Quelqu’un avait dû l’y pousser. Personne ne se risquerait à franchir les Limbes du Non-Monde.
— Je suis venu… pour vous… Magister.
— Je vais bien, le rassurais-je en souriant. Je viens bien Keller, et vous allez vous en sortir.
— Il y avait un message… De la part du Magister… Mark.
Le doute s’installa violemment.
— Keller, je suis sûr que cela peut att…
— Non ! Hurla-t-il en se tendant. Non ! Il faut… que je… vous le dise… maintenant.
Marcus jouait avec les vies. Ou peut-être pas.
— « Dans un… dans un tiroir, en bas… avec Elle… et personne d’autre »…
J’avais enregistré le message. Keller me fixait, haletant, s’apprêtant à me redire le message, mais je lui collais un doigt sur les lèvres.
— Merci Commandus. Je crois que j’ai compris à présent.
Il sourit, et s’évanouit pour de bon.
Les murs tombèrent, le ciel mauve se répandit au dessus de nos têtes, et mes pieds quittèrent le sol.
Je m’apprêtais à me réveiller, mais ce ne furent qu’ombres et confusions qui m’accueillirent. La lumière floue rougeoyait, désagréable, tandis qu’un peu plus loin, devant moi, quelqu’un se tenait assis.
Keller avait disparu. Reparti dans son corps.
Le Rezo me retenait, une dernière fois. Diogène devait me montrer quelque chose, il me tiraillait l’esprit pour que je voie cela. Cet homme assis à cette table, face à un écran rouge bourré de lignes de programmation.
L’homme, un blond maigre d’une trentaine d’années, gardait la bouche légèrement entrouverte, et de temps en temps, refermait légèrement les paupières pour accommoder sa vue. Une trace de sel s’étalait sur on front large qui menaçait de calvitie, tandis qu’une barbe vieille de plusieurs jours se cramponnait à ses joues creuses.
Son regard, lui, restait vivace. Nerveux et concentré à la fois, il luttait désespérément pour conclure cette maudite programmation. Si seulement on lui avait accordé deux semaines supplémentaires ! …
Je relevais la tête, interloquée. Pourquoi pensais-je ainsi ? Je n’étais dans la tête de personne d’autre, et à moins que…
À moins que ce soit un souvenir, de Marcus.
Un programme complexe.
Une intelligence artificielle.
Alors, voilà le but de Diogène : retrouver sa genèse. Faire crever un homme pour un simple souvenir.
Et puis, les lignes de codages ont dérivé. L’homme s’est figé, l’écran ne pulsait plus sa sale lumière, mais les symboles sont sortis du panneau de verre.
— Une clef à seize symboles. Une autre à vingt-cinq. Et un fichier tampon à numérotation intermittente quotidienne. C’est tout ?
Diogène ricana. Un pas, puis deux, derrière moi. Je sais qu’il ne bluffait pas.
— Kristian, je crois que tu mérites bien que je t’aide. Tu as été formidable.
Je serrais les dents, les poings, ma colère. Des larmes de rages gouttèrent de ma figure, tellement chaude que j’avais cru à du sang au début.
Non. Juste la haine. Une haine froide et sourde, aussi indispensable que douloureuse.
Nous vivions unis, à deux dans un même corps, une même conscience. Impossible de prétendre faire autrement.
— Salaud ! Murmurais-je.
— Ne crois pas que je ne sais pas le poids de cette perte, Kristian. Mais tout ira mieux, tellement mieux après ça. Puisque tout est terminé.
— Alors, partons si tu as fini. S’il te plait.
Il soupira.
— Soit.
Claquement de doigts, puis le noir.
Le bon noir. Celui qui me ramenait vers les autres. Les vrais autres.
— Je crois que c’est bon, major.
Un bip. Strident et rassurant. Le flou n’existait plus. Mon oeil se rouvrit, agressé par une lumière blanche et stérile. Une main passa sur mes cheveux rasés, un gout métallique emplissait ma bouche. J’avais saigné. Une fois de trop peut-être.
— Magister ? Magister vous m’entendez ?
Febus se pencha sur moi, un sourire en coin.
— Vous nous avez fait peur.
— Je sais, je sais. Je m’en excuse.
Je pensais que j’aurais mal à la tête, ou ailleurs. Mais non, je n’eut de douleurs nulle part.
Des électrodes se détachèrent de mon visage. Une impression angoissante me cisailla de haut en bas, tandis que l’interface médicale finissait de s’éteindre.
— Nous avons une mauvaise nouvelle, Magister, enchaîna le cybernéticien. Pendant votre… entrevue avec le Magister Mark, vous avez subi une sorte d’attaque cérébrale et je…
— Un syndrome post-transfert, coupa une voix derrière Febus. Un très violent syndrome post-transfert qui a grillé une partie de votre centre cognitif. Ce que essaye de vous dire, Magister, c’est que nous n’avons pas eu d’autre choix que de vous administrer une très grosse quantité d’unités autonomes nanométriques pour vous sauver.
— Des nanoboost ? Demandais-je, inquiet.
— Oui, Magister. Malheureusement, comme vous le savez, ce procédé est irréversible.
— Des faits, docteur !
— Il ne vous reste plus que quinze pour cent de votre encéphale organique. Le reste est en train d’être substitué par les UAN.
— Et concrètement ?
— Rien, enfin de bien dérangeant. Le même qu’avant, absolument.
Le ton neutre du médecin aurait dû me rassurer.
Il n’en était rien.
Marcus disait vrai. L’Eurocorp avait fait de moi un spécimen juste bon à l’expérimentation. On ne me demanderait pas mon avis pour avoir si j’étais prés à franchir des limites aussi dérangeantes.
C’était très simple : maintenant, j’avais franchi ce cap qui distinguait un homme d’une machine. Une machine qui rêve, qui pleure, qui vit et qui parfois dort. Mais plus jamais un homme.
— Magister, reprit Febus, il ne faut pas vous inquiéter. Vous avez peut-être… marché… sur une limite que tout le monde considère déterminante, mais vous êtes là. C’est l’essentiel, non ?
Oui et non. Tout serait si simple ainsi, si on ne parlait que de limites théoriques.
— Febus, je vous remercie pour votre travail, vous et vos confrères.
Je le pris dans mes bras, avant de lui chuchoter à l’oreille.
— Nous avons encore des choses à faire.
114