Febus ouvrit les yeux. La pièce n’avait pas changé. Du moins, les quelques secondes qui s’étaient écoulées durant la connexion ne lui ont pas donné l’occasion de pouvoir être modifiée. La seule inconnue dans cette équation, c’était l’homme qui était resté branché au Rezo, le regard vitreux. Il détourna son regard, pour mieux contempler le ciel, par delà la verrière. L’éclairage de la pièce lui donnait cet aspect si particulier d’un bleu profond, si attirant. Il aurait pu rester des heures à contempler ainsi le firmament estival, à penser et philosopher sur ce monde si étrange, mais la porte du laboratoire grinça. Dans la pénombre, celui qui s’avance vers lui ne dit pas un mot. L’œil artificiel s’ajuste, révélant un visage qu’il connait bien.
— Il est calme, lâcha le nouveau venu. C’est bien.
— Oui, c’est bien, ajouta Febus.
Il se releva, pour se mettre à hauteur de son interlocuteur.
— Qu’avons-nous fait ?
— Une chose qui vous dépasse certainement, Naviguant.
Febusi soupira.
— C’est votre successeur…
— Il l’était, avant. À présent, ce n’est même plus un…
Le mot resta coincé dans sa gorge. Il le cracha comme un venin.
— Un homme.
Un lourd silence s’installa entre les deux hybrides. Marcus aurait voulu dire quelque chose, pour lui expliquer que ce n’était pas de sa faute. Il pouvait sentir ce poids de culpabilité sur le cybernéticien qui se sentait responsable. Il voudrait tant lui dire que ce ne fût jamais de sa faute, qu’il n’y avait aucun moyen d’éviter ça. Mais il n’y arriva pas.
— Avez-vous quelque chose, Febus ?
— Quelque chose ?
— Un indice… une preuve de ce changement.
Febus resta silencieux un cours instant. Ses sens étaient en éveil, et son cerveau-silice cherchait à comprendre le sens de phrase. Des indices ? Oui, mais lesquels ? Pour quel changement ? Par nature, Kris et l’entité qu’il hébergeait était un ensemble si original qu’il en était instable, et par conséquent, totalement imprévisible. Le Magister ignorait-il l’existence de Diogène ? Que lui dire ?
— Non, finit-il par avouer. Rien de concret, Magister.
— Alors, trouvez-en, Naviguant. Il faut que nous sachions où il va et ce qu’il y fait. C’est une nécessité.
Marcus le toisa, sans haine ni amour. Le regard froid de la machine qui le dévorait était aussi rigide que ses ordres. Une logique glaçante.
— Bien, Magister.
Un formidable écho secoua le néant. Il n’y avait rien. Le vide, parfait et absolu de la non-existence, du non-être. Et l’écho avait résonné ici, soudain et puissant. L’écho, et l’instant suivant, l’indicible explosion de la Création. Ce qui se créait s’inventait par lui-même, se découvrant en découvrant le monde alentour qui se dessinait, toujours plus immense. Il comprit qu’il pouvait être un Dieu, cet être. Qu’être le premier ici lui donnait ce pouvoir absolu sur cette création, cette étendue qui n’était rien d’autre que lui même, où le droit de vivre et de mourir ne reposait que sur son jugement.
— Là !
La syllabe fut un cri du cœur. La mélodie la plus pure, la première de toute. Une syllabe, un cri de victoire, un appel à l’Autre. Il inspira pour la première fois, son cœur se mit à battre. Naissait-il ? Pouvait-il être un enfant, ou une conscience sans début ni fin ?
— Là !
Le cri devient chant. Transe des notes, mimétisme des émotions. Comme un autre appel, si différent du premier. Les enjoindre tous à le retrouver avant qu’il ne soit trop tard. Car le temps, aussi bref soit-il, passe. Il vient d’exister, mais pour lui, la fin semble si proche. Il ne peut pas prévoir le moment exact, mais quel qu’il soit, il sera immanquablement trop précoce. Alors, pour donner du sens, il appelle. Les Autres viendront, c’est une certitude.

Kris eut un spasme. Son corps se contracta douloureusement, les rares traits de son visage se plissèrent en une expression figée et désagréable. Mais il ne se réveilla pas. Il haletait, comme si ses poumons existaient encore. Un vague souvenir psychique de la douleur, comme une réminiscence du passé. Quelque chose ne se passait pas bien.
Febus eut beau agir aussi rapidement qu’il le pût, rien ne changea. Il arracha les câbles de connexions, espérant naïvement que tout s’arrêterait. Mais son esprit restait hermétique à toutes les tentatives du cybernéticien.
— Putain de merde, lâcha-t-il.
Il inspira un coup, essayant de retrouver son calme. Il fallait impérativement qu’il conserve toutes ses facultés intellectuelles intactes s’il voulait le sortir de cette situation. Rares étaient les Hommes qui exprimaient ce qu’on avait coutume d’appeler le « mal du Rezo ». Plus rares encore étaient ceux qui en revenaient sans séquelles, ou simplement sans mourir.
Febus scruta le laboratoire. Son œil artificiel recherchait frénétiquement une minuscule fiole, au contenu grisâtre. Le curseur digital qui se promenait dans son regard allait et venait sur le moindre objet, sans jamais s’arrêter.
La fiole ou la mort. C’était aussi simple et radical que cela.
Alors, il continua. Repassant plusieurs fois chaque objet, chaque recoin de l’immense capharnaüm, sans jamais apercevoir la moindre trace du flacon. Il allait en devenir fou. Non, Yugoski n’était pas un meurtrier. Il ne pourrait jamais se pardonner d’avoir tué cet homme, presque ami.
Kris trembla à nouveau, plus fort encore. Les pauvres restes de son cerveau organiques grilleraient immanquablement s’il ne trouvait pas la solution. Même dans un tel désordre, il n’aurait pas pu se permettre d’égarer la fiole de secours. Ou bien… quelqu’un l’aurait volé. Febus secoua la tête, chassant cette pensée de sa conscience. Qui, ici, aurait bien pût vouloir la mort d’un cyborg ? Qui aurait pût vouloir la mort du Regalium, la presque chair du Magister ?
La seule solution viable… partit en fumée. Le seul espoir de Febus, à présent, était de survivre à cette heure qui passerait. Survivre.
L’idée traversa son esprit comme un orage. Claire, concise, et risquée. La solution le perturba, mais il se dit que c’était sa seule chance. Éviter de tout perdre impliquait ce risque, quitte à changer leurs vies.
Il reconnecta Kris. Manuellement, vérifiant chaque port de branchement avec minutie, et les enclenchant les uns après les autres. Le Regalium ne bougeait plus, mais cela ne le rassura pas davantage. Le temps était son ennemi. Et le Rezo, peut-être sa tombe. Alors, lorsque vint le moment fatidique de se brancher à son tour, il se contenta de regarder le ciel. Une dernière fois. Sans penser, sans souffrir. Il pouvait oublier d’être un humain, juste quelques minutes. Sauver Kris, tel était son unique objectif. Le câble chuinta sans qu’il y prenne garde. Mentalement, il activa tous les paramètres, abaissa toutes les barrières possibles. Un court instant de calme, et la lumière blanche l’enveloppa à son tour.

Kris flottait au milieu du néant. Il était si différent de la réalité, la dure réalité de sa vie et de son corps-prison. Un corps si maigre, si clair et si jeune qu’il aurait cru voir un adolescent aux cheveux blonds volants au vent, au regard si profond, aux traits si subtils. Comment le Rezo pouvait-il distordre à ce point sa perception ? Ce n’était qu’un outil totalement contrôle et calibré, ou tout élément imaginaire était exclu. Comment pouvait-il faire cela ?
L’apesanteur agréable le déconcentrait. C’est ainsi que Febus pût découvrir à son tour sa chair, sa noble chaire aux accents sibériens, blanche et douce. Son corps, volé par l’Ordo Humanis, remplacé par le métal et le carbone, infaillible de précision. Ses mains, ses petites mains tailladées de dizaines de cicatrices plus ou moins grossières, tachées à l’huile de lubrification, à l’encre électrostatique. Et pourtant, il ne rêvait pas. Ses sens décuplés lui renvoyaient la fiabilité de l’information avec une aveugle certitude. S’il avait oublié cette humanité qu’il voulait rejeter, il serait surement mort. Le Rezo semblait n’accepter que des Hommes. Faire croire que rien n’avait changé. Faire croire que tout était possible ? Non, personne ne peut influer ainsi. Le Rezo lui-même avait créé cette chimère éphémère, mais ô combien troublante.
— Vous êtes venu pour lui ?
Un homme se tapissait dans l’ombre, à une soixantaine de centimètres de Febus. Droit, le regard perçant, enveloppé d’un lourd manteau de cuir. Seule une mèche de cheveux, blonds, dépassait de son Panama aussi sombre que ses habits. Febus frissonna. Une étrange atmosphère plomba le lieu, tandis que dans l’immensité blanche se dessinaient de lourds nuages gris, au dessus d’eux trois.
— Je connais bien Kris, à présent. Nous avons beaucoup… discutés. Des sujets très différents, vous savez ? Il est extraordinaire. Si banal… et pourtant si différent.
— Il est en train de mourir.
Febus se surprit à dire cette phrase, si calmement, avec une telle certitude. Bien sûr que Kris mourrait en ce moment même, sous leurs yeux ! Et il ne faisait rien ?! Mais que se passait-il !
— Non, il est en train de les appeler…
— Appeler qui ?
— Les Hommes qui choisiront la voie qu’il a faite sienne. Vous ne l’entendez pas, Febus ?
Il tendit l’oreille. Un fond de basse résonnait très loin d’eux. Il se concentra davantage. Le son modulait selon une fréquence qui lui était étrangère.
— Écoutez-le, Febus…
Le son monta en intensité, devenant grondement de torrent, souffle du vent dans les arbres, avant de devenir un murmure. Une litanie chuchotée quelque part dans les limbes virtuels, comme une plainte longue et touchante à la fois. Une vie se racontait entre les arbres de bits, de signaux codés, d’influx neuroélectriques. La voix se fit deux, puis plusieurs. Des centaines, des milliers, racontant toutes cette triste histoire.
— Écoutez-les, Febus. Ils ont peur, eux aussi. Ils ont peur, ils cherchent le guide, comme vous.
Il écarquilla les yeux. Comment pouvaient-ils conter tout cela ?! Comment pouvaient-ils raconter le futur au passé ? Qu’avaient-ils vu ? Que voulaient-ils ?
— Vous vous fichez de moi ?!
— Non, Febus. Kris est là-bas. Et il vous attend.
Sa voix, monocorde, n’était jamais agressive. Elle possédait quelque chose de si paternel, de si réconfortant. Seule la vérité semblait trouver ici son écrin. Jamais aucun mensonge ne sortirait de la bouche de cet étrange Homme. Il avait déjà ressenti cette présence dans le timbre et l’intonation des mots. Il l’avait déjà vu.
— Vous m’avez menti ! Rugit-il.
— Mais pas lui. C’est lui, le plus important.
Febus se calma aussitôt. Il avait raison, une fois de plus. Si cet « être » était mauvais ou menteur, il ne pouvait pas agir ainsi sans raison. Et si Kris était la solution ? Si celui qu’il voulait sauver n’était pas en danger, mais en train de les sauver ? Il était tentant de se laisser appeler. De devenir à son tour un Suiveur, un survivant dans les ruines.
— C’est lui que vous attendez, Febus.
Encore cette voix. Quelque chose le retenait encore sur le bord du chemin qui se dessinait devant lui. Les couleurs pastel devenaient de plus en plus éclatantes à mesure que les secondes s’écoulaient. Un soleil d’été, comme dans les anciens films de son enfance, éclairait le sol poussiéreux du sentier. Les herbes folles envahissaient les champs aux alentours. Il faisait chaud, le vent sentait si bon la liberté promise. Et Kris, l’enfant sacrifié, se tenait en haut de ce sentier. Il lui souriait, si désarmant de simplicité.
C’était une évidence. Febus ne pouvait plus rester davantage ici, les bras ballants, à attendre le miracle promis. Car ce miracle venait d’apparaitre à ses yeux. Ses jambes le portèrent d’un pas plein d’espoir vers le haut de la colline. Oui, c’était une certitude pour Febus. Il souriait d’avoir enfin sût le trouver. Kris l’avait appelé. Il avait répondu, en toute sincérité.
La lumière devint plus éclatante encore. Le visage de Kris se rapprochait de plus en plus. Lui aussi souriait. Comme son frère perdu. Son propre sang. Son Alter Ego. Il allait le serrer dans ses bras, lui prouver si fort son affection. L’instant était magique.
Et tout disparu.

Febus se retrouva dans le laboratoire. Une seule seconde s’était écoulée. Une misérable seconde. L’illusion était si forte qu’il en aurait pleuré. Pleurer de joie, tant le bonheur qui l’avait effleuré semblait inégalable. Pleurer de tristesse, car ce n’était pas la réalité. Une autre forme de vérité, tellement plus inaccessible que celle où il venait d’échouer. Pour se convaincre, il tourna la tête.
Le Regalium était toujours allongé. Mais le calme revenait doucement sur son visage. Les traits de douleurs se détendirent, et la tension qui maintenait le Navigant par delà son unique intérêt retombait, elle aussi. Là où sa vie aurait dû devenir le passé, elle se continuait indéfiniment dans le présent. Parce que Febus vit. Que son but, soudain, s’est raccroché à celui de tant d’autres personnes. Sa conscience devient un point fugace, une paire d’yeux pour celle, plus grande, qui les rassemblent tous autour de ce feu salvateur.
Kris est là, devant lui. Celui qui venait d’ouvrir sa main pour les guider, offrir un autre possible, un autre chemin pour eux, privés d’avenirs. On ne les considérait plus comme des Hommes. Mais ils ont appris à découvrir, et à inventer. Si l’Humanité les rejette, alors ils seront une autre Humanité. Plus réfléchie, moins pulsation que réflexion. Seule leur apparence pouvait créer l’illusion d’une brutalité. Leurs esprits s’étaient libérés. Libérés de contraintes matérielles, des aléas d’une vie sans surprises, des intérêts divergents. Ce groupe naissant était encore si fragile. Mais avant que quiconque n’ait vraiment le temps de réagir, il frapperait. Un coup si rapide et si rude que personne ne pourrait plus les ignorer. L’Histoire avait rendez-vous avec elle-même dans si peu de temps. L’Homme fera face à son semblable, sans jugement autre que celui du rapport de force. Le plus puissant, seul, aura droit de survivre et de choisir. Les autres devront s’adapter, ou disparaitre. Le cycle darwinien se répéterait, encore et encore. Mais le fil tenu qui reliait tout, la continuité à l’état brute, serait définitivement brisé.
Et Febus en avait conscience. Mais quelqu’un, quelque chose de plus intime encore lui ordonnait de suivre le cyborg qui se tenait devant lui, encore inconscient.

Le vent s’était levé d’un seul coup. Une puissante bourrasque, tiède et solitaire, qui remontait les unes après les autres toutes les rues de Lyon. Il était prés de neuf heures du matin, mais jamais la nouvelle capitale n’avait connu une telle effervescence. À chaque carrefour, à chaque lieu stratégique, un soldat veillait. Les souvenirs des attentats de la veille marquaient tous les esprits.
On s’épiait.
Le moindre geste devenait une source de suspicion. La moindre hésitation, le moindre souffle trop long ou trop rapide pouvaient sous-tendre l’implication de la personne qui se trouvait face à vous. L’atmosphère était devenue si lourde, si pénible. Sortir devenait une torture, un risque terrible. Mais la vie devait bien continuer, malgré tout. On ne pouvait pas oublier si facilement. Le bâtiment éventré, aux vitres brisées qui répandait sur la rue adjacente ses noires cendres, se chargeait bien de le rappeler au citoyen de cette capitale sans cœur.
La pluie accompagnait à présent les mouvements de l’air. Des gouttes collantes qui glissaient tant bien que mal sur les vestes soigneusement entretenues, avant de s’échouer sur le macadam anonyme des trottoirs poussiéreux. L’été était là depuis plusieurs semaines, mais personne ne semblait y prêter attention. Mais lui n’avait pour seul vêtement que cet uniforme couleur de terre. Trop sale, un peu trop grand, si impersonnel. L’eau, il s’en moquait bien à cette heure-là de la nuit. Il ne voulait pas faire de rapprochement, lancer de douteuses hypothèses qui l’auraient conduit sur des voies que son esprit se refusait d’emprunter. C’était un soldat de la France, un fils de cette patrie malade d’elle-même. Au loin, l’éclat d’un éclair. Il ne détourna pas la tête. Droit dans ses bottes, quand l’eau s’écoulait de plus en plus fort sur son casque mal serré. Le silence était son compagnon d’infortune, mais ce soir, il était absent. Peut-être y avait-il trop de monde ? Peut-être la pluie chantait-elle trop fort ?
Il ne pouvait pas entendre le silence cette nuit-là. Chaque seconde semblait construite autour d’un son à part, imbriqué en une mélodie indéchiffrable. La pluie, la ville, les autres. Le bruit de bottes en cuirs trop usées, au rythme dissonant, car celui qui les portait avait la jambe droite en piteux état depuis très longtemps. Les éclats sonores de voix rauques, débitant de tristes insanités sur le monde alentour. Le frottement d’une manche de veste sur une arme bien huilée, peut-être un fusil à pompe ou un long riffle. Le sifflement d’un crachat gras, encore tiède de la fumée d’une cigarette.
« Ils sont si bruyants », pensait-il. Les voir ainsi, inconscient de cette situation aurait pût le mettre hors de lui. Mais le calme devait s’imposer. Pour l’instant, il valait mieux rester silencieux.
L’un d’eux le salua amicalement. Il se rapprocha d’un pas joyeux, mais lourd. La main haute, un sourire franc sur les lèvres, les yeux encore pétillants d’une soirée plus agitée qu’il aurait dû.
— Tu vas pouvoir partir, Manu, lui lança-t-il.
Mais Manu ne l’écoutait plus vraiment. Les rituels de ce quotidien imposé finissaient par émousser son attention, son sens critique et son tempérament. La mélancolie était devenue sa plus courante fréquentation.
— Merci, lâcha-t-il d’une voix fatiguée.
Un an comme ça, à trainer cette vie de fantôme. Un an dans cette prison, Manu. Un an depuis cette saleté d’attentat. Un peu plus de la moitié de son corps n’était plus le sien. Ses amis, presque tous morts avec la bombe. On se gardait bien de l’approcher, cet être étrange à la peau si abimée. Il n’était plus vraiment humain, après tout. Comme tant d’autres.
Les voix s’en sont allées, loin derrière lui. Son visage fracassé domptait la pluie, trompait la tiédeur matinale. Comme un gout de suif dans l’eau qui tombait du ciel. Un gout de poussière, lourd et gras comme son humeur. La pluie tomba plus fort. Il accéléra son pas. Vite, rentrer. Ne pas rester ici, dans cette rue. Tourner au coin du boulevard, le remonter sur quelques centaines de mètres. Oublier les visages qui lui sautaient soudain à la gorge.
Manu revoit les souvenirs. Les noms, les visages, les expressions, les tics de langages. L’eau de ses larmes afflue sur ses yeux, se mélange à la pluie qui salit sa tenue. Courir, et les revoir, de plus en plus précis, de plus en plus vivants. Mais ils sont morts, Emmanuel ! Tu les abandonnés, et tu voudrais que le monde les oublie avec toi ?! Les laisser reposer en paix, c’est la seule alternative valable. Les vivants ne peuvent pas jouer avec les défunts, c’est ainsi.
Alors, Manu courrait. Mais bien vite, il se dit que c’était stupide. Qu’il ne pourrait jamais jouer à faire semblant, à oublier cette vie d’avant. Cette vie, avant.
Il franchit le porche gris de la caserne, sans s’en rendre compte. Passer devant les officiers, faire son rapport quotidien, et puis tenter de trouver le repos, d’une façon comme une autre. Dormir, c’était difficile pour lui. La moitié de son encéphale avait fondu dans l’attentat, et le cerveau-machine qui remplaçait cette perte n’était pas toujours aussi adapté. Il voulait dormir, mais il ne pouvait pas.
Dix heures trente. L’affichage digital qui s’ouvrait devant ses yeux s’éteignait progressivement. Il s’allongea sur le lit qu’on lui avait assigné depuis trois ans. Juste fermer les yeux, et tenter de faire comme tous les jours. Mais c’était si difficile de ne pas éclater en sanglots.
Le vent giflait les carreaux. Dehors, un vieux châtaignier balançait sa sinistre cage de branche et de feuille déjà jaunies par la sécheresse. Mais le silence l’enveloppait. Lentement, le bruit affreux de cette nature étriquée se taisait. Il l’oubliait.
Dans l’ombre de sa conscience, il crut entendre un murmure. Fugace et invisible, il aurait était si facile de passer à côté. Mais la voix chuchota à nouveau, laissant un seul temps de silence. Quelques secondes humaines, lui laissant le droit de choisir. La voix avait reparlé, car Manu voulait l’entendre, encore. Plein de doutes et rempli d’espoir. La voix lui disait tant de choses en si peu de mots.
 » La vie est un choix, et tu as choisi, Emmanuel. Tu sais déjà où nous trouver ».
La voix, qui ensuite, s’était tût pour de bon.
Manu ouvrit les yeux. Un fragment de temps avait coulé sur lui. Dehors, tout était identique. Mais en lui, tout avait changé. Car à présent, il avait un but. Un objectif que rien ni personne ne l’empêcherait d’accomplir. Son Maître avait parlé. Il fallait obéir.
Partout autour de lui, d’autres entendaient eux aussi cette litanie sans fin. Ils se levaient eux aussi. Ils avancèrent, eux aussi, vers ce maitre encore inconnu.

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