Fin du XXIe siècle.
Quartier de Bayview, à San Francisco, États-Unis.
Une canicule sévère s’était abattue sur la Californie depuis plusieurs jours, et l’on était seulement au début du mois de mars. Les habitants avaient désormais l’habitude des pics de chaleur intense. Une routine, une accoutumance ou une fatalité ! Ils ne savaient plus vraiment qu’en penser. Ils savaient juste que ce territoire était devenu aride, presque désertique, et qu’il avait demandé beaucoup d’efforts pour renaître de ses cendres, de cet immense tremblement de terre qui avait réduit toute la baie de San Francisco en ruine. Les Californiens se levaient tôt, car l’après-midi se passait, obligatoirement, à se calfeutrer pour se protéger de cette chaleur si suffocante. Seuls les robots de compagnie et d’entretien étaient insensibles aux ultraviolets nocifs que la couche d’ozone avait encore tant de mal à filtrer. Elle était en bonne voie de guérison, mais la Police d’État Mondial, appelée, par tous, la PEM, surveillait à ce qu’aucun humain ne s’expose sans des protections. Leur prix était encore excessif, mais sentir sa peau brûler sous des rayons solaires impitoyables était déjà, en soi, une dissuasion.
En ce début de soirée, avec une agressivité réduite du soleil, la vie pouvait enfin reprendre son cours, avec son lot de rires et de cris reflétant une bonne humeur collective. Devant une belle maison au style victorien, un petit garçon s’amusait à organiser des courses entre son chien Dolly et sa copie robotisée qu’il avait appelée de la même manière. De quoi s’emmêler les pinceaux ! Cela faisait beaucoup rire son arrière-grand-mère qui s’occupait à entretenir ses fleurs sur son perron. Avec un doigté léger, elle épandait de minuscules grains roses qui remplaçaient l’utilisation d’un arrosoir d’eau, et vérifiait sans cesse que la casquette qu’il portait sur la tête ne vire pas au rouge, signal d’une percée des rayons ultraviolets nocifs, provoquant une nécessité vitale de se mettre à l’abri.
Elle quitta quelques minutes son arrière-petit-fils des yeux, et en profita pour faire un signe amical à sa voisine, Abigaël. Elle était si gentille, charmante avec des traits fins qui lui donnaient un charme fou, toujours souriante et polie. Elle semblait très occupée, entourée par trois enfants d’une dizaine d’années, tous agglutinés sur un fauteuil marron et normalement prévu pour une personne. Sur le sol en bois de sa terrasse, Abigaël Smith contait avec passion l’animation de petits personnages en trois dimensions, deux chevaliers malicieux et intrépides semblaient vivre des aventures formidables dans une forêt magique. Les enfants préféraient couper le son et l’écouter, car elle possédait un don inimitable pour raconter les histoires. À bientôt quarante ans, Abigaël se répétait le plus souvent possible qu’elle avait tout pour être une femme comblée. Elle était la fille d’un Afro-américain de Los Angeles et d’une Canadienne originaire de Montréal. Elle avait hérité d’un teint métis, et des cheveux de son père, mais elle était surtout un être rare, elle était binationale. Depuis les lois mondiales de séparation des peuples, les frontières entre les pays avaient été verrouillées avec la plus grande fermeté. Abigaël avait dû choisir avec regret entre ses deux cultures, et était devenue citoyenne américaine. Elle en avait fait difficilement son deuil, mais n’y pensait plus.
La chaleur poussait à se vêtir légèrement, et l’absence de vent à se mettre à l’ombre. Elle guettait régulièrement les petits motifs fantaisies de forme géométrique décorant la partie basse de sa robe blanche. Ils venaient de virer au vert, l’air avait atteint son seuil le plus bas sur l’échelle des pollutions aux particules fines. Les signes d’une belle soirée s’annonçaient !
Elle tentait de garder un sourire de façade, mais malgré ce moment merveilleux, elle ne pensait qu’à une chose, les dettes monumentales accumulées avec son mari, Jayden. Depuis des années, cette anxiété permanente venait jusqu’à lui gâcher les plaisirs les plus simples de la vie. Un mal-être persistant, rongeant, bien présent, qui exigeait une énergie folle à réprimer pour faire bonne figure.
Un feu d’artifice géant éclata et vint fêter la victoire des chevaliers virtuels, quand Abigaël vit les trois enfants se lever brusquement pour courir rejoindre son fils unique, le petit Zeian.
— Merci Mme Smith pour l’histoire ! Crièrent-ils, joyeusement.
Elle ne se demanda pas longtemps la raison de cet enthousiasme soudain. Zeian venait de démarrer une partie du nouveau jeu à la mode, le « Funky Ninja Game » au milieu du jardin. Le jeu de rôles simulait des combats avec des hologrammes, et elle venait de lui offrir la nouvelle version. Zeian posa un petit boîtier au sol et activa l’apparition des tortues guerrières et malicieuses. Elles s’élevèrent au milieu de la pelouse en exécutant des sauts et en poussant des cris aigus, sous les regards enjoués des enfants. Abigaël se mit à sourire tendrement. La seule vue de son fils heureux la remplissait de joie. Sur la terrasse, l’animation des deux petits chevaliers s’éteignit, ils venaient de battre le puissant dragon maléfique de la forêt magique.
— Comme toutes les belles histoires, tout est bien qui finit bien, murmura Abigaël.
Elle se mit à philosopher sur le bonheur d’un enfant, sur le fait qu’il n’avait pas de prix, cela lui faisait du bien. Elle chercha la présence de son mari, se pencha pour regarder par la baie vitrée donnant sur le salon, mais personne. Cette maison, c’était leur rêve, mais ce rêve avait une exigence non négligeable, un prix. D’apparence très classique, c’était un bijou de technologie truffée de domotique pour le confort, et construite avec toutes les normes obligatoires pour lutter contre les assauts d’un climat hostile. Ce fut leur première folie financière, et cette pensée mina aussitôt le moral d’Abigaël.
Elle arrêta de philosopher, se leva de son coussin, et admira son fils pour se redonner du courage. Elle prospecta jusqu’au bout de la terrasse, et aperçut le grand réfrigérateur qui trônait sur l’extrémité d’une des façades de la maison, dans un recoin discret. Elle ne se souvenait plus si le repas du soir avait été livré, et prit quelques instants pour vérifier. Elle alla poser sa main contre la paroi argentée qui devint transparente instantanément, mais n’aperçut pas le dîner du soir.
Elle se demandait souvent comment était la vie, avant, quand les femmes devaient préparer à manger tous les jours. Les maisons possédaient une pièce qui s’appelait une cuisine. Un lieu où, paraissait-il, la famille pouvait se réunir pour préparer à manger. Elle n’avait jamais connu cette époque. La disparition progressive de cette pièce de vie se fit sous l’époque de sa grand-mère, dans les années 2060, sous l’impulsion d’un XXIe siècle sombre, chaotique, mouvementé, trop mouvementé. Une gigantesque famine avait traumatisé toutes les populations à cause des pollutions qui les avaient empoisonnées, des pandémies qui faillirent anéantir la vie sur Terre, et cette guerre civile qui fut l’apogée de la haine entre les hommes. Un XXIe siècle terrifiant, qu’Abigaël était heureuse de voir enfin s’achever, dans la paix.
Même si l’époque de l’opulence était bien loin, tout le monde avait accepté l’idée de ne plus cuisiner. Mais, à vrai dire, personne n’avait le choix, car le contrôle de la nourriture était une question de survie ! De grandes industries s’étaient approprié ce service, et toutes les lois votées interdisaient à tout habitant de se fournir à manger par d’autres moyens. Chaque jour, la seule corvée d’Abigaël était de commander ses repas sur le service informatique commun. Malgré les difficultés financières, elle tenait à nourrir sa famille avec des bons produits, même si cela induisait un surcoût certain pour leur budget.
Devant le réfrigérateur vide, Abigaël retira sa main de la paroi argentée, et interpella son driver.
— D-v, je ne vois pas le repas de ce soir. A-t-il été livré ? Demanda-t-elle.
Une voix féminine et fluide résonna doucement dans les tympans d’Abigaël grâce à sa fine coque ressemblant à une petite toile d’araignée incrustée dans la peau, juste derrière une de ses oreilles.
— Jayden l’a retiré, répondit le driver.
— Où en sont les commandes ?
— Vos commandes ont été enregistrées jusqu’à demain soir.
Elle se demandait aussi comment faisaient les gens, avant, sans driver, appelé le « D-v ». Ce programme informatique assistait tous les êtres humains dans leur vie de tous les jours. Il était indispensable, mais il n’était attribué qu’à 14 ans, qu’après un test important, l’incontournable « test de disposition » qui validait la capacité d’un individu à vivre en société. Cette petite coque connectée au cerveau était un vrai passage à l’âge adulte, un accès aux responsabilités, le signe d’une intégration réussie dans la communauté. Les derniers modèles ne transperçaient plus la peau, mais dopaient les neurones avec encore plus d’efficacité que les premières générations. On pouvait tout faire avec un driver, comment faisaient les gens avant ? Comment pouvaient-ils se déplacer dans un magasin de masse, ou faire des courses dans des grandes surfaces commerciales ? Cela devait être une sacrée corvée ! Les gens avaient une drôle de vie, avant, s’étonnait-elle souvent.
Elle sortit de sa torpeur et chercha à nouveau son mari du regard dans le jardin, mais il restait introuvable dehors. Alors, elle revint vers la baie vitrée en regardant affectueusement les enfants jouer. Ils étaient très concentrés sur leur partie, et elle devina rapidement que son petit Zeian était en difficulté. Elle l’entendait râler de la terrasse. Ils avaient beau courir et sauter le long du trottoir, elle n’était pas inquiète avec la route. L’installation d’un champ magnétique le long du bas-côté protégeait les enfants de tout risque de chute accidentelle, ou d’une collision avec un véhicule.
Abigaël admira la nature, si belle et se fondant parfaitement autour des maisons dans un paysage fleuri et verdoyant. Toutes ces plantes avaient été génétiquement modifiées pour supporter une météo capricieuse, et donnaient de la vie à ce décor désertique. Elle s’installa à l’entrée de son salon et chercha Jayden à l’intérieur. Le dernier programme informatique lui avait conseillé une décoration raffinée, contemporaine, sobre, reflétant le caractère de la famille. La décoration « intelligente » des murs affichait le panorama paisible du grand canyon, la vue préférée de Zeian. Les deux grands canapés siégeant au milieu de la pièce étaient arrondis et donnaient envie de s’y affaler. Quelques meubles et une table haute pour les repas venaient compléter ce grand salon à côté du grand mur des servitudes. Cette paroi intelligente tactile chargée de distribuer les boissons ou d’autres collations était capable de rendre tous les services que l’on pouvait lui demander. Toujours intriguée de ne pas apercevoir son mari, Abigaël appela à travers le salon, et tenta de se faire entendre dans toute la maison. Mais ce fut une voix nouée qui lui répondit, l’invitant à rejoindre le « carré des transactions ».
Cette réponse fébrile l’inquiéta, et elle traversa d’un pas rapide son salon en profitant à peine de la fraîcheur agréable du sol sous ses pieds nus, entendant toujours d’une oreille les espiègleries de son mauvais perdant de fils. Elle marcha dans le couloir qui desservait les chambres dans une semi-obscurité, passa la salle de classe de Zeian avec sa leçon toujours affichée qu’il devait connaître par cœur pour son prochain cours, les « nouveaux chapitres ». Les huit règles régissant la vie sur Terre étaient, sans aucun doute, l’enseignement le plus important de sa scolarité. Puis elle arriva devant le « carré des transactions », une pièce reconstituant les rayons d’un magasin, et dédiée au shopping.
Jayden était debout au milieu de la pièce, entouré de jouets virtuels qui la remplissaient. Sur le mur devant lui, le mot « rejeté » clignotait en rouge. Abigaël s’approcha de son mari, qui lui apparut abattu, et tenta de l’entourer de toute son affection. C’était un homme grand et gaillard, d’origine afro-américaine depuis des générations. Ce quarantenaire entièrement chauve avait un regard d’habitude franc et bourré de personnalité. Mais ce jour-là, il transpirait le désespoir. Ses traits étaient minés par la fatigue et le stress, usés par les dernières années de sa vie qui ne furent pas de tout repos.
Les effets de la pollution n’avaient pas épargné les Smith, et la première des conséquences fut qu’il ne serait pas facile pour eux d’avoir un enfant. Le combat fut long, douloureux, mais fut aussi une ruine financière. Les espoirs déçus, les multiples rendez-vous chez les spécialistes, toutes ces épreuves avaient miné profondément leur moral. Mais le désir d’enfant avait été plus fort que tout, et l’envie d’être parent, tellement intense, qu’ils en acceptèrent tous les sacrifices. Les rendez-vous incessants avec les médecins avaient eu raison de l’emploi d’Abigaël, et les effets secondaires de plusieurs traitements médicaux ne lui avaient pas permis de retrouver un emploi tout de suite. L’entêtement d’Abigaël et son souhait absolu de ne pas faire appel à un cocon de maternité avaient été le fruit de beaucoup de disputes, elle tenait tant à faire comme les femmes d’autrefois, garder son bébé 9 mois dans son ventre. Une pure folie ! Mais une fois cette épreuve passée, une grossesse difficile achevée, ils se rendirent à l’évidence qu’ils ne pourraient pas avoir d’autres enfants, tant la solidité de leur couple avait souffert de ce stress intense.
Mais la résignation acceptée, c’était au tour du nouveau gouverneur de Californie de venir les achever avec l’augmentation des taxes pour financer la réhabilitation et la modernisation de leur ville, mais aussi du pays. Entre la montée du niveau de la mer, la raréfaction de l’eau de source et les catastrophes naturelles à répétition, l’Ouest américain revenait de loin. Ils n’eurent pas le temps de se relever financièrement, que l’élu fit voter une politique de fiscalité lourde. Cela eut pour effet de faire plonger beaucoup de ménages californiens dans la spirale de l’endettement. Les petits boulots d’Abigaël et le métier de chercheur de Jayden ne suffisaient plus à rembourser les créanciers. Cette situation n’était pas isolée, mais redondante dans la Terre entière.
Abigaël enveloppa son mari avec toute sa tendresse, leurs silhouettes illuminées par le rayonnement clignotant rouge du mur. Elle posa une main sur une des épaules de Jayden et l’autre sur son visage,
— Qui a-t-il ? Demanda Abigaël, d’une voix douce.
— Je voulais acheter un cadeau à Zeian, dit-il, d’une voix tremblante.
— Nous sommes vraiment dans le rouge, n’est-ce pas ?
— Oui. On y est, tous les paiements sont rejetés.
Il tentait de contenir son émotion, mais sa voix d’enfant et ses mains hésitantes ne mentaient pas. Elle sentait une peur profonde en lui. Abigaël prit son mari dans ses bras, et le serra de tout son cœur. Elle se devait de ne pas chavirer à son tour, même si, elle le savait, cette nouvelle annonçait un bien sombre avenir.
— On va s’en sortir ! Tenta-t-elle de le rassurer.
— Comment allons-nous faire ? Dit-il, au bord de l’implosion. Comment… ?
Abigaël entoura son visage en détresse de ses mains douces, et le regarda dans les yeux.
— On est ensemble ! Et on le restera, et c’est ça, le plus important. Rien ne viendra nous briser !
Cette marque de soutien inaltérable lui redonna du moral, sans vraiment le rassurer sur l’avenir. Il inspira une profonde bouffée d’air, fit descendre la pression, et décida de se ressaisir. Abigaël utilisa la seule solution qu’elle avait en son pouvoir pour le remonter à flot, prononcer le prénom de leur fils.
— Va voir Zeian, dit-elle avec un sourire forcé. Il est dehors. Je crois qu’il perd sa partie, et tu le connais, faillir ne fait pas partie de son vocabulaire !
Jayden lui posa un doux baiser sur le front, et sortit d’un pas lent et lourd du « carré des transactions » pour rejoindre son jardin. Une fois son mari parti, Abigaël appela son driver avec une voix vacillante,
— D-v, clôture la session.
— Le « carré des transactions » est fermé.
La lumière s’alluma, les jouets disparurent et le mot « rejeté » s’estompa lentement. Abigaël resta plantée debout, comme assommée par ce qui venait de se passer, désirant trouver une formule magique pour arrêter cette spirale infernale. Elle ferma les yeux et se mit à prier pour que tout ceci ne soit qu’un mauvais rêve, qu’elle allait se réveiller. Elle ressentit le besoin de rester quelques instants, seule, dans l’intimité de cette pièce isolée.
Jayden traversa son salon, les yeux dans le vide. Des questions se bousculaient dans sa tête : quel avenir pour sa famille ? Quelle solution avait-il pour se sortir de là ? Il n’en voyait plus aucune. Il avait l’impression que son cerveau allait exploser, et arriva mécaniquement sur sa terrasse. Mais très vite, Jayden dut reprendre ses esprits, car l’équipe de son fils venait de perdre la partie du « Funky Ninja Game ». Zeian, 7 ans, était inconsolable.
Jayden descendit les marches de son perron pour rejoindre son fils, boudant au milieu de la pelouse. Le petit garçon avait des traits bien ronds, et des joues qui donnaient envie d’être pincées. Avec son débardeur bleu recouvert de son héros préféré, le légendaire « Batman » et son petit short noir, son allure était encore frêle et fragile. Le jeu terminé, Jayden salua les petits camarades de jeu de son fils qui coururent sur la route en se chamaillant, passant innocemment entre deux patrouilles de la PEM. Les imposants robots s’arrêtèrent pour les faire passer, et le seul humain du groupe, le chef habillé d’une armure rouge, ordonna la poursuite de la marche aux machines avec prudence dès que les enfants furent suffisamment éloignés. Un des papas les en remercia d’un geste de la main. La PEM était intransigeante mais populaire.
Jayden enfila la peau du papa-gâteau qui prit le dessus sur le père de famille inquiet pour réconforter sa progéniture. Il s’accroupit devant son Zeian et lui caressa la joue affectueusement,
— Ne pleure pas, fit Jayden. Ce n’est pas grave si tu as perdu.
Il essayait tant bien que mal de cacher son émotion encore bien présente.
— C’est trop nul de perdre ! Répondit son fils en croisant furieusement les bras.
Mais quelques mètres derrière la patrouille de la PEM, le regard de Jayden fut vite attiré par une Chrysler New Yorker grise, la nouvelle version sortie quelques semaines auparavant, et avançant tout doucement dans la rue. Il lui semblait avoir entendu que le gouverneur de Californie en avait acheté toute une flotte pour ses agents. Le bruit atypique du véhicule faisait bien penser à un nouveau modèle, car les plus récents, fonctionnant à l’électricité, reproduisaient tout de même le doux bruit des bons vieux moteurs à explosion. C’était un souhait important de tous les amateurs de vieilles mécaniques. Un moteur qui ne faisait pas de bruit, ce n’était pas un vrai moteur ! Il avait vu la publicité sur les animations du centre-ville, vantant le confort de cet habitacle qui revendiquait le retour d’un volant malgré le fait qu’il soit inutile. Toute la circulation était automatique et gérée par un central, mais un volant dans une voiture légendaire, même futile, c’était vendeur.
Soudain, le ventre de Jayden se noua, car c’était devant sa maison que cette voiture arrêta sa course. Le bruit du moteur s’éteignit tranquillement tandis que la porte latérale s’ouvrit avec une fluidité hypnotisante. Deux hommes en descendirent, habillés de costumes noirs sans cravate, chic et sobre. Ils avaient, tous les deux, la même corpulence et la même allure. De dos, on aurait pu les confondre. Les deux drivers renvoyaient un bandeau virtuel sombre faisant office de lunette de soleil. Ils affichaient un style hautain, et en étaient fiers. Pour Jayden, leur présence ne laissait pas de place au doute, surtout lorsqu’il vit la PEM s’arrêter discrètement à quelques mètres de la maison. Tous les deux étaient jeunes, montraient un air condescendant et tout sauf chaleureux. Avec une allure prétentieuse, ils pénétrèrent l’allée de la maison des Smith.
Zeian éteignit son jeu quand Jayden se leva et partit à la rencontre de ses visiteurs. Son visage s’était fermé et exprimait de la résignation. Quand ils arrivèrent à sa hauteur, le plus jeune engagea la conversation immédiatement :
— Bonjour, nous cherchons la famille Smith.
— Je suis Jayden Smith.
— Nous faisons partie du bureau de régulation de la population californienne. Monsieur Smith, nous sommes venus vous annoncer votre exil. Votre situation ne vous permet plus de rester ici, nous espérons que vous comprenez cette décision.
Le moment tellement redouté était donc bien arrivé. Jayden n’arrivait pas à y croire. Il souhaitait tellement que cet instant ne soit qu’un cauchemar. Mais le second visiteur prit la parole à son tour pour le ramener à la dure réalité :
— Vous devez, vous, votre épouse Mme Abigaël Smith, et votre fils, Zeian Smith, embarquer dans deux jours pour la ceinture de Kuiper.
La prononciation de ce nom lui donna envie de hurler. Heureusement, la pudeur le retint. Il voulait garder la tête haute devant eux. Sa dignité, il souhaitait la conserver. Le ton employé par ses agents était autoritaire, et ne laissait aucune place au débat. Comme dans un ballet bien synchronisé, le premier reprit la parole :
— Pouvez-vous me confirmer que vous habitez bien au 157, boulevard du Député Jackson ?
— Oui, Monsieur.
— Votre driver recevra toutes les consignes d’ici ce soir. Avez-vous des questions ?
— Je pense qu’elles seraient inutiles. Au revoir.
— Au revoir.
Avec une totale absence de compassion pour la famille Smith, les deux agents firent demi-tour et repartirent vers leur véhicule. L’un des robots de la PEM analysa la réaction de Jayden et de sa femme. Ils restaient calmes, soumis, elle put continuer sa patrouille. Jayden se retourna et trouva Abigaël sur le perron. Le petit Zeian l’avait rejointe, et se blottissait contre elle. L’expression de son regard suffisait à faire comprendre à sa femme le motif de cette visite. Ils s’y attendaient plus ou moins, mais ne savaient pas à quel moment le couperet allait tomber. Quand le père de famille arriva à leur niveau, ils se baissèrent tous les deux pour parler à leur petit. Jayden prit la parole le premier en ravalant des sanglots qui ne demandaient qu’à exploser.
— Fils, nous allons faire nos valises et partir très loin. Il va falloir être courageux.
— Pourquoi ? Répondit Zeian, avec sa voix innocente. Pourquoi on est obligé de partir ? Moi, je suis bien ici, et puis, je veux garder ma chambre !
Dans cet instant douloureux, Zeian n’avait que 7 ans, mais il était en âge de comprendre que des événements allaient bouleverser leur vie. Abigaël décida de ne pas lui mentir, et parla avec toute sa sincérité, refoulant ses larmes autant qu’elle le pouvait.
— Il faut que tu comprennes que nous n’avons plus les moyens de rester ici, Zeian. C’est comme ça. C’est ce que je t’avais expliqué quand ton copain Estéban est parti, il y a cinq mois. Tu te rappelles ?
— Oui, répondit Zeian, en commençant à renifler.
— Mais tu verras, là où nous partons, nous y serons bien aussi, continua sa mère. Je te le promets. Et tu auras une jolie chambre.
— Mais je ne veux pas partir sans mes copains ! Dit-il, commençant à pleurer.
Abigail prit son fils dans ses bras, car le voir malheureux lui était insupportable. Ses yeux commencèrent à se remplir de larmes qui avaient échappé à tout contrôle, et qu’elle essuya rapidement.
— Tu te feras d’autres copains là-bas, je te le promets !
Jayden vint entourer sa femme et son fils de ses bras virils. Ils s’étreignirent tous les trois fortement, soudés face à cette nouvelle épreuve annoncée.
Les deux jours qui suivirent furent des plus étranges pour Jayden et Abigaël. Ils étaient comme paralysés, sonnés face à l’échéance qui approchait à grands pas. Ils avaient fait des allers-retours express pour annoncer à leurs parents respectifs qu’ils partaient. Malgré le choc de la nouvelle et pour préserver Zeian, les familles furent invitées à faire preuve de pudeur et de retenue, pour ne pas lui faire peur.
La veille du départ, la famille Smith se rassembla autour de la table pour leur dernier repas de « Terrien ». La firme qui préparait les dîners, « The Good Taste », avait proposé une salade composée, avec des tomates, du maïs et des œufs durs, mais surtout du poulet que le petit Zeian pouvait manger avec ses doigts. Il adorait ça, et le programme informatique de la firme l’avait bien compris. Jayden s’installa à côté de sa femme sur leurs chaises hautes. Avant de commencer à manger, Abigaël saisit la main de son mari et récita la prière du soir. Le petit Zeian se signa, et accompagna ses parents. Les yeux fermés, ils eurent la sensation que ce moment marquait un tournant majeur dans leur vie.
Cet instant de recueillement terminé, Zeian se jeta sur son morceau de poulet, et n’hésita pas à parler la bouche pleine,
— Maman, on peut regarder la télévision en mangeant ? Demanda-t-il, d’un ton implorant. S’il te plaît !
— Ce soir, exceptionnellement, oui !
— Youpi !
— D-v, télévision.
— Télévision allumée, répondit D-v. Diffusion de la chaîne n° 1 de l’information.
L’animation en trois dimensions s’éleva au milieu du salon. Installée derrière un bureau, une jeune et belle journaliste apprêtée d’une coiffure stricte annonçait les nouvelles du jour avec un ton grave :
— La nouvelle résolution votée par le Conseil de Sécurité vient durcir les sanctions envers toute personne refusant son exil sur la ceinture de Kuiper.
Jayden leva la tête de son repas pour écouter attentivement les commentaires, tandis qu’Abigaël luttait pour feindre l’indifférence. Fuir cette réalité était le seul remède qu’elle avait trouvé pour ne pas s’effondrer. Les pilules décontractantes livrées par le bureau de régulation de la population, elle avait préféré les jeter !
— On peut mettre les dessins animés ? Demanda Zeian, bien loin des préoccupations de ses parents.
— Quelques instants fils, répondit son père, en tendant le bras vers lui.
— Les personnes, qui tentent de fuir devant une expulsion, se verront condamnées, eux et leurs descendances à l’interdiction de tout retour sur Terre sur deux générations, poursuivit la présentatrice avec le plus grand sérieux.
Zeian mâchait avec lassitude, forcé de suivre l’interview d’un membre du Conseil, tandis que sa mère céda à la tentation et écouta les informations. Le Conseiller argumentait cette décision, prétextant la survie et la préservation de la planète devant des journalistes attentifs et disciplinés :
— Nous savons tous que nous avons atteint les limites ! Nos ressources naturelles sont épuisées, les zones habitables vont être saturées à cause de la fonte des glaces, et la Terre a été sauvagement abîmée par nos ancêtres. Tels des médecins ayant posé un diagnostic grave à un malade, nous devons lui laisser le temps de la convalescence et de la guérison. Nous savons tous que cet exode fait partie des sacrifices que nous devons faire !
Puis un autre homme prit la parole et dénonçait le manque de dialogue des autorités. Malgré les soulèvements et les protestations récurrentes d’une partie de la population, la Chambre des députés, responsable des lois mondiales, et le Conseil de Sécurité, la plus haute juridiction sur Terre, restaient inflexibles sur la gestion des flux d’immigration.
— La colonisation de Mars est à l’arrêt depuis trop longtemps ! Scandait l’opposant. Et il faut plus de transparence sur le choix des exilés.
Jayden et Abigaël se lancèrent un regard inquiet. Fuir, ils y avaient pensé ! Mais l’idée d’imposer une vie de clandestin à leur fils les en dissuada très rapidement. Avec le Conseil qui avait soumis une obligation à tous les gouverneurs d’installer des caméras à reconnaissance faciale dans chaque recoin de la ville, il était impossible de faire un pas dans la rue sans se faire repérer. La rénovation du réseau de surveillance mondial était une arme redoutable contre tous les fugitifs. Mais ce qui blessa le plus Jayden, c’était l’hypocrite silence des médias sur le principal facteur de choix des futurs exilés, leur compte en banque !
— D-v, demanda Jayden, dépité. Va sur la chaîne dix-huit, pour les dessins animés.
— Oui, Monsieur.
Le petit garçon afficha un large sourire, et des petits personnages animés se mirent à prendre vie au milieu du salon. Abigaël et Jayden continuèrent leur dîner en silence, discutant à peine de quelques banalités, résignés. Seuls des sacs posés dans l’entrée prouvaient l’échéance du lendemain. Jayden balaya l’ensemble de la pièce du regard. Cette maison n’était plus la sienne, ni les meubles, tout avait été saisi pour rembourser ses dettes.
Après une nuit courte et éreintante, le couple affichait des traits fatigués face à ce départ qu’ils redoutaient tant. Jayden sortit pour la dernière fois de cette maison qui aurait dû être celle du bonheur de sa famille, retirant la carte de son driver branchée à l’entrée. Debout au milieu du jardin, Abigaël et Zeian l’attendaient comme statufiés, figés. Il regarda ses sacs et se demanda s’ils n’avaient rien oublié, enfin, des affaires qu’ils étaient autorisés à emporter.
Des plaques robotisées autonomes virent chercher les bagages pour les charger dans un énorme bus noir aux formes rondes, qui emmenait aussi d’autres familles. Des vitres teintées rendaient le visage des futurs exilés invisible. Toute la partie basse était consacrée aux affaires, compartimentée pour chaque famille. Ils partaient sur la ceinture de Kuiper, une zone située à l’autre bout du Système solaire, mais n’avaient droit qu’à un quota bien précis de sacs. Debout à côté de la porte d’accès, un agent plutôt jeune et habillé entièrement de noir les attendait patiemment. Il comprenait les réticences de ces personnes forcées à l’exil, et faisait preuve de beaucoup de compassion. Tous avaient entendu beaucoup de rumeurs sur la ceinture de Kuiper. Très peu de personnes pouvaient vraiment décrire la vie là-bas. Jayden sortit la carte de son driver, et l’installa devant lui, sur l’herbe, profitant une dernière fois de ce sol qu’il ne sentirait plus.
— Venez, nous allons faire une photo ensemble, dit-il.
Ils se rejoignirent au milieu du jardin, se blottirent les uns contre les autres, comme pour se rassurer. Le driver de Jayden fit apparaître l’hologramme d’un vieil appareil photo, et immortalisa l’instant.
— Papa, tu peux me montrer la photo, s’il te plaît ? Demanda Zeian, tout excité.
Jayden tapa sur l’hologramme avec son doigt et la fit apparaître devant son fils. Tous les trois apparurent, se pressant les uns contre les autres, devant ce qui n’était plus leur maison. Ils n’avaient pas réussi à sourire. Jayden ressentait au fond de lui, un immense sentiment de tristesse, mêlé d’un gâchis qu’il commençait à se reprocher.
Ils se relevèrent, se prenant tous les trois par la main, pour monter dans le car. Zeian comprenait à peine ce qui se passait, mais il entendait sa mère prendre de grandes inspirations et voulait emprisonner dans ses poumons le plus d’air possible de cette Terre qu’ils allaient quitter. Ils étaient les derniers à monter pour cette matinée, et ils s’installèrent dans leur compartiment, ne croisant à aucun moment une autre famille avant d’arriver à Los Angeles, siège de l’astroport de la côte ouest. Destination : la ceinture de Kuiper.

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