Quand les premières planètes furent colonisées, une grande fête accompagna le départ des premiers exilés, tous habités par la sensation d’être des pionniers. Plus d’un demi-siècle plus tard, le sort de la ceinture de Kuiper n’émouvait plus personne. Après l’euphorie des premiers temps et de la nécessité de trouver des ressources minières ailleurs pour justifier les premiers départs, le problème d’une Terre surpeuplée avait été mis sur la table. Il fallut toute la diplomatie d’un pouvoir central pernicieux pour que des exodes de peuples soient mis en place. Pour les inviter à partir, on leur avait fait miroiter une vie meilleure et du travail à l’autre bout du Système solaire. Des avantages incitatifs avaient été proposés pour tous ceux qui voulaient bien faire leur valise, car à mesure du temps, la vie sur Terre était devenue hors de prix. Il fallait dépolluer, recycler, rénover, innover, réparer une planète qui avait trop souffert et avait failli tous les tuer. La loi de l’argent s’invita dans le débat, provoquant, à lui seul, l’exil systématique des familles modestes dès que l’excuse des mines fut dépassée. Des lobbies, partisans d’une vie toujours plus chère sur Terre, mettaient une pression toute particulière sur le Conseil de Sécurité, afin que celui-ci, à aucun moment, n’assouplisse les lois sur l’exil.
Le XXIe siècle avait été le plus traumatisant pour tous les peuples du monde, et avait provoqué la radicalisation de la mentalité sur Terre. Les guerres n’étaient plus tolérées, elles étaient même interdites. Un seul mot d’ordre : la paix ! Les livres d’histoire ne ressassaient que l’irresponsabilité des ancêtres, de leurs prétextes souvent futiles et surtout vénaux pour pouvoir se taper dessus. D’immenses parcs d’attractions retranscrivaient les grandes batailles comme celle du « Chemin des Dames », de « Stalingrad » ou de « Gettysburg », mais celles qui retraçaient les combats entre samouraïs avaient été censurées, car elles avaient été considérées comme étant trop violentes. Ces reconstitutions plus vraies que nature vaccinaient efficacement quiconque contre l’envie de vivre une guerre. Tout le monde en ressortait avec une seule phrase à la bouche, « plus jamais ça ! » ou « ils étaient fous ! ». Il n’était plus envisageable de tuer pour quelques raisons que ce soit. On ne supportait plus la vue de la mort, et ses limites en étaient toujours plus repoussées. La loi de séparation des peuples était inscrite dans les « nouveaux chapitres », elle avait 80 ans, et plus aucune guerre n’avait été déclarée depuis.
Si la Terre devait avoir une capitale, elle s’appellerait New York. La ville la plus tendance du monde avait toujours un temps ou une mode d’avance. Elle possédait une nature qui avait repris ses droits, se mélangeant parfaitement aux exigences d’une société toujours en mouvement et à la pointe de la technologie. Mais surtout, New York hébergeait le siège du pouvoir législatif du monde, l’Assemblée Mondiale et le Conseil de Sécurité. Tous les pays étaient soumis à cette autorité qui abritait exceptionnellement toutes les cultures. Mais pour se côtoyer et éviter les désagréments ou les petits problèmes qui pouvaient en devenir des plus grands, un règlement strict et des codes de communications dictaient tous les échanges. Les protocoles étaient menés par des conciliateurs, des robots humanoïdes programmés de faire le relais entre les hommes.
Dans cette grande bâtisse située en plein cœur de Manhattan et datant du XXe siècle, la décoration revendiquait un style Renaissance, et avait gardé son charme historique tranchant avec un environnement américain plus moderne.
En plein cœur de ce pouvoir central, Belhène avait réussi à se faire une place, et y possédait même un bureau. Dans un des nombreux couloirs de cette immense fourmilière, elle attendait qu’une réunion se termine et trépignait, car la présidente du Conseil, également chargée de veiller à la stabilité du système, était présente dans la salle. Au bout de plusieurs minutes interminables, elle devina au travers de la paroi en partie transparente, que chacun quittait son siège. La réunion était enfin finie. En sortant, la présidente Amalie Sørensen vint spontanément la saluer, et avait toujours manifesté beaucoup de sympathie pour la cause défendue par Belhène. Amalie était une femme politique très respectée depuis ses débuts dans son pays d’origine, la Norvège. L’un des seuls pays au monde ayant réussi à garder son unité après l’effroyable guerre civile du milieu du XXIe siècle. Elle affichait la mine d’une quadragénaire épanouie, il était difficile de deviner qu’elle avait quatre-vingts ans passés. Même si ses cheveux blancs rassemblés en chignon trahissaient à peine son âge, sa peau était délicate et fine. Sa jupe longue et serrée tombait à terre avec une chemise recouvrant ses hanches jusqu’à mi-cuisse. Les couleurs étaient classiques et foncées, ce qui renforçait un côté austère. Pour préserver une crédibilité auprès de ses collègues masculins, des tenues strictes et sobres étaient de rigueur, et l’excentricité ne lui était pas permise.
Une horde de secrétaires derrière elle, Amalie s’approcha de Belhène et lui tendit la main pour un échange de salutation chaleureux et sincère,
— C’est toujours un plaisir, fit la présidente.
— Bonjour, répondit Belhène, d’un ton grave. Je souhaiterais vous parler quelques minutes.
— Quelques minutes. Je vous écoute.
Amalie lui fit un signe de marcher à ses côtés. Elles cheminaient au milieu du couloir, et il y avait foule. Mais tous faisaient attention à ne pas bousculer la présidente en passant à côté d’elle. L’emploi du temps d’Amalie était calculé à la seconde. Belhène savait à quel point son temps était précieux. Elle alla droit au but.
— Vous ne pouvez plus ignorer ce qui se passe là-bas, fit Belhène, sans détour.
La femme politique comprit tout de suite le sujet de la présence de son amie. Car ce n’était pas la première fois qu’elle apprenait que des soucis majeurs se tramaient à l’autre bout du système.
— Que s’est-il passé ? Demanda Amalie, en soupirant.
— La mine de la planète Hauméa a été victime d’une attaque ce matin.
— Je sais, mais il va être très compliqué de les convaincre de quoi que ce soit concernant la ceinture de Kuiper. Ce système est si loin de la Terre.
Elles avançaient dans un corridor décoré de cadres photographiques imposants décrivant des événements historiques marquants du dernier centenaire. Il y avait l’inauguration de ce fabuleux tunnel à accélérateur de particules qui forgeait l’axe TC entre la Terre et la ceinture de Kuiper. À ses côtés, les souvenirs des médecins présentant les premiers cocons de maternité construits après la grande pandémie, et puis cet étonnant liquide synthétique qui hydratait aussi bien que l’eau. Seul un cadre était consacré au premier chantier de construction sur la planète Mars, car gelé pour des raisons politiques. L’attention de Belhène fut quelques secondes détournées en passant devant la représentation de la première vague d’exil volontaire pour MakéMaké. Leurs visages étaient si rayonnants à l’époque.
— De plus en plus de représentants pensent qu’ils doivent prendre leur indépendance, poursuivit Amalie. Depuis que ce gisement a été découvert sur Hauméa, beaucoup pensent qu’ils peuvent prendre leur autonomie, d’autant plus que nous pouvons nous passer des mines de ce système.
— Ce n’est pas le moment de parler d’autonomie, Madame. Ils ne sont pas prêts pour ça. Par contre, soyez consciente que si une guerre éclate là-bas, elle aura nécessairement des répercussions sur la vie ici.
— Il n’est pas question de parler de guerre !
— Cette attaque en est pourtant la première pierre !
Amalie arrêta sa marche et prêta toute son attention à Belhène,
— Comment continuer à envoyer des exilés vers une terre de conflits ? Plus personne n’acceptera de partir là-bas, vous risquez de fortes rébellions, ici sur Terre, que les lois ne pourront taire.
— Cette ceinture doit apprendre à se débrouiller sans nous pour régler ses problèmes. La cause que vous défendez n’est-elle pas le meilleur exemple ?
— Madame, avec tout le respect que l’on vous doit, les Amazones étaient, à l’origine, une milice. Une milice créée au prix de sacrifices énormes pour pallier, déjà, aux défaillances du pouvoir central. Ne reproduisez pas le même parcours pour la création d’une armée. Ils ne sont pas prêts.
Belhène sentit que son discours faisait son effet et voulut enfoncer le clou pour la convaincre.
— Ne soyons pas aveugles. Seuls les plus faibles et les plus modestes, pour ne pas dire les plus pauvres sont expatriés de force vers cette ceinture. Les tensions, là-bas, sont énormes. C’est grâce à eux si aujourd’hui la Terre est sauvée, il ne faut pas l’oublier.
Un léger silence vient apporter à Amalie un peu de réflexion, qui lui laissa le temps de répondre ce que Belhène avait envie d’entendre.
— Je vais vous convoquer le Conseil le plus rapidement possible, après, ce sera à vous de jouer. Soyons clairs, je ne vous garantis rien.
Reprenant sa veste à une de ses secrétaires derrière elle, Amalie ressentit le besoin de donner une dernière recommandation.
— Et attention, Lady, ne faites pas un discours politique à la tribune. Ce n’est pas votre rôle. Tenez-vous-en aux faits, uniquement aux faits.
— Merci Amalie, répondit Belhène reconnaissante.
— Mon driver vous tiendra informé, mon amie.
Belhène regarda cette femme, très occupée et très entourée, s’éloigner vers d’autres obligations. L’émetteur de Belhène se mit à sonner, et elle entendit la voix douce du programme informatique l’interpeller.
— Madame, une communication urgente d’Hauméa.
— Je prends, fit Belhène.
Belhène apprécia cette petite victoire. Elle reprit la direction de son bureau en même temps que son émetteur placé sur l’oreille fit apparaître un bandeau vert lui balayant les yeux de part et d’autre du visage. Belhène pouvait apercevoir l’hologramme de Zeian, et elle était la seule à le voir, à lui parler. L’image de Zeian avançait, calée sur son allure.
— Je pense que Tiago doit accompagner Haïp sur Eris, annonça-t-il.
— Le portrait que vous m’aviez fait de ce fameux Tiago n’était pourtant pas très reluisant. C’est vous qui me disiez que c’était un mercenaire, et que vous n’aviez aucune confiance en lui.
— Je sais. Mais Eris est devenu un endroit très dangereux. Je suis inquiet à l’idée d’envoyer Haïp seule, et Tiago connaît beaucoup de monde là-bas. Il saura rapidement qui est le commanditaire. Le temps nous est compté.
— Je suppose que nous n’avons pas beaucoup le choix, répondit Belhène, résignée. Faites au mieux. Dans tous les cas n’envoyez pas ce Tiago seul sur Eris. Il est capable de rejoindre ceux qui vous ont attaqués !
— C’est pour cela que je veux envoyer Haïp avec lui.
— Pour ma part, je dois me préparer à affronter le Conseil d’ici à demain.
— Ils sont d’accord pour se réunir ?
— Ce n’est pas encore fait, mais j’ai bon espoir.
Quand la communication s’apprêta à se couper, Belhène s’arrêta net. Elle eut une idée.
— Une dernière chose, avez-vous des preuves de l’attaque de ce matin ?
— Oui, elle a été filmée.
— Envoyez-moi le fichier !
— Elles sont choquantes, vous êtes sûre ?
— C’est pour cela qu’il me les faut.
*
Sur le « Thémis », alors que Haïp s’occupait à préparer ses affaires pour son séjour sur Eris, Lys s’installa aux commandes et appela son driver avec une certaine anxiété.
— D-v, appel base de Themiskyra, Lady Eve.
— Appel en cours.
Après quelques secondes de patience, l’hologramme d’une femme blonde habillée en tenue d’Amazone blanche s’alluma devant la jeune fille. Eve, émigrée anglaise, évoquait à elle seule l’image parfaite du flegme britannique. Imperturbable et d’un sang-froid remarquable, dotée de cet humour second degré très décalé dans les pires situations qui avait fait sa renommée.
— Bonjour Lys, fit Eve. Comment se passe votre déplacement sur Hauméa ?
— La situation s’est compliquée. Ils ont été victimes d’une attaque sur le cube d’extraction de la mine.
— Vous y avez participé ?
— Non, elle s’est déroulée juste avant notre arrivée. Lady Exteberri souhaite la venue de plusieurs Amazones pour sécuriser le site.
— Nous ne pourrons les aider que ponctuellement. Nous ne pouvons pas nous installer à long terme pour la protection de cette mine. Il faut que Smith trouve une autre solution.
— Elle va intervenir auprès du Conseil pour faire intervenir une armée.
— Le Conseil est toujours retissant à l’idée d’envoyer un soutien armé. Mais après tout, qui ne tente rien n’a rien… Sinon, comment ça se passe avec Haïp ?
— Ça se passe bien. Je suis vraiment fière qu’elle m’ait choisi comme Ikasle.
— C’est une bonne nouvelle. Nous prendrons « Aphrodite », et arriverons dès que possibles. S’il y a un quelconque problème, n’hésite pas à m’appeler.
— Oui, Lady !
L’hologramme d’Eve disparu, mais Lys ressentit immédiatement une gêne de lui avoir caché un détail non négligeable, Haïp partait seule sur Eris. Elle rejoignit sa marraine à l’arrière du « Thémis » et ne savait décidément pas comment aborder ce sujet qui l’embarrassait tant. Haïp avait sorti deux sacs, et commençait à les remplir en hésitant sans cesse sur ce qu’elle devait prendre.
— Je viens d’avoir Eve, fit Lys, un peu embarrassée. Elles arrivent dès que possibles.
— Elle t’a dit à combien elles venaient ?
— Non, mais je suppose qu’elles viendront à une unité.
Lys s’installa timidement sur un banc, observa sa marraine, le vaisseau. Elle hésita, puis finalement se décida.
— Haïp, je suis vraiment fière que tu m’aies choisi comme Ikasle.
— Tu es une très bonne Amazone, et j’espère t’apprendre tout ce que je sais.
— Et j’en suis très honorée, mais…
— Qui a-t-il ?
— Je n’ai pas dit à Eve que tu partais sur Eris, car toi et moi, nous savons très bien qu’elle n’aurait jamais approuvé. Il est interdit de partir en mission seule !
— Je ne pars pas seule, je pars avec Wilson.
— Un mercenaire ! Quelqu’un de tout sauf recommandable ! Dans des quartiers où nous n’allons jamais ! Je sais déjà ce qu’elle va me dire en arrivant !
Haïp arrêta de ranger ses affaires et vint s’asseoir à côté de sa jeune apprentie, jouant pour la première fois le rôle de l’érudit face à une apprenante.
— Lys, des règles existent, et il en faut ! Sinon, nous courons à l’anarchie. Mais il faut également savoir les contourner de temps en temps. Et puis tu sais, Eve me connaît bien, elle ne sera pas trop surprise de cette entorse !
— On nous a souvent répété pendant notre école que c’était grâce aux comportements exemplaires de nos aînées que nous avons été légalisées !
— Que tu as encore beaucoup de choses à apprendre jeune Lys ! Fit Haïp, affectueusement. Tu sais, quand nous sommes prises au milieu de conflits qui éclatent, on ne peut pas ne prendre que des bonnes décisions. Nous prenons celles qui nous paraissent les plus judicieuses, quand il faut les prendre. On peut le regretter ou pas, mais il faut les assumer !
— Comment sait-on que l’on fait le bon choix ?
— On ne le sait pas ! Il n’y a pas de mode d’emploi pour ce que nous faisons ! Quand on a la sensation que le bien se bat contre le mal, on a tendance à très vite oublier tous les points négatifs, pour se souvenir uniquement des points positifs. Oui, nos aînées avaient des principes qui ont construit notre renommée. Alors la population a tendance à nous pardonner très facilement nos erreurs, et nos écarts. Nous ne sommes pas parfaites Lys, et nos aînées ne l’étaient pas non plus !
— Et s’il t’arrive quelque chose ? Elles ne me pardonneront jamais !
— Je comprends ce que tu veux dire, mais ici, je suis la marraine, et toi, l’Ikasle. Donc, tu es ici pour apprendre, et ne retenir que le meilleur. Ce n’est pas ton rôle de me cadrer, ou de me dire ce qui est bien ou pas !
Lys se mit à sourire, et se détendit, un peu naïvement. Haïp poursuivit en se levant,
— Ne sois pas inquiète, Eve ne te prendra pas à partie à propos de mon voyage sur Eris. Elle me connaît très bien, et saura que tu n’y es pour rien.
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