Des relents de sueur et de tabac froid se mêlaient à des effluves de Coco Chanel périmé et de céleri.
Quand on est adepte d’aventures et d’arts martiaux, qu’on porte un prénom aux consonances de princesse guerrière et un nom d’archange, dans notre bonne vieille France de 2015 entravée par son administration procrastinate, il n’y a guère d’autre choix pour accomplir son destin que de devenir chasseuse officielle de monstres. Et ceux qui échouaient au concours se retrouvaient comme moi : assise dans un bus aux heures de pointe, coincée entre un type aux chicots jaunis et une vieille bourgeoise déchue qui rentrait du marché.
Je sautai hors du véhicule et inspirai une bonne bouffée d’air de ville, saturé de gaz et aux senteurs de bitume humide. Un orage avait lessivé les trottoirs de Lyon la nuit dernière, mais pas assez fort pour décoller tous les chewing-gum incrustés sur le parvis du Service Régional des Missions Rhône-Alpes.
Comme à l’accoutumée, je franchis la grille, saluai le vigile et me soumis à la fouille de la contrôleuse, qui procéda ensuite aux vérifications de mon identité et du permis de port d’arme pour les deux sabres que je portais à la hanche. Une fois entrée dans le bâtiment administratif, je déposai mon badge d’aventurière intérimaire sur le bar de l’accueil et plantai mon regard dans celui de la secrétaire.
— Bonjour, Miléna Michel, je suis venue mettre à jour mes statuts.
La brunette tapota encore quelques secondes sur son clavier, signe que ma présence lui était au choix, soit agaçante, soit carrément inintéressante. Elle leva ses yeux gris et terriblement impersonnels sur ma pauvre personne :
— Vous savez que vous pouvez le faire en ligne depuis votre minitel ?
— Oui mais je n’ai plus de connexion chez moi, et comme j’habite à côté je me suis dit que je pourrais vous fournir une excuse pour sortir de Gremlin Crush Saga.
La secrétaire resta imperturbable. Elle pivota légèrement l’écran de son minitel pour s’assurer que le prochain intérimaire venant lui chercher des noises ne la prendrait pas la main dans le sac. D’un geste vif, elle s’empara du badge et entra mon numéro dans sa base de données.
— Alors, vous êtes toujours en recherche d’un emploi fixe ?
— Oui.
— Vous n’avez pas suivi de formation ce mois-ci ?
— Non.
— Vous êtes célibataire ?
Je soupirai :
— Oui, toujours.
— Vous n’êtes pas une réfugiée politique d’un autre univers ?
— Bon sang, ça fait un bail que je suis inscrite ici, depuis le temps vous le sauriez si j’étais une goule lucide expatriée, non ?
— Je ne fais que suivre la procédure, ne vous échauffez pas.
Je surpris son regard méfiant posé sur les deux gardes d’épées qui dépassaient à ma hanche. Encore une stagiaire ! Nombreux étaient ceux qui désiraient ajouter la ligne « j’ai travaillé au Service Départemental des Missions » dans leur CV ; ils déchantaient vite. Au lieu de rencontrer les stars éventreuses de dragons et autres célébrités, ils sautaient à pieds joints dans la fange du métier : les pourfendeurs de golems de papier-toilette et les surveillants de nurserys gobelines. Sans parler des dérapages. Parce que torcher le cul d’un bébé gobelin ça allait, mais essayer de nettoyer le fondement de dix-huit de ces bestioles avec un golem de papier lotus, ça suffisait à vous mettre en rogne le plus calme des intérimaires. Et qui devait essuyer leur mauvaise humeur ? Les stagiaires du service…
Accoudée au bar en contreplaqué, grisâtre à force d’avoir été poncé par des protège-coude, je l’observai cliquer sur le bouton « sauvegarder la mise à jour ». Une fois la page du logiciel de gestion rafraîchie, j’en profitai pour lui demander les missions disponibles.
— Alors attendez… avec votre niveau et vos qualifications, il n’y a plus grand chose. Vous savez, c’était la lune bleue le mois dernier, tous les fauteurs de troubles magiques sont un peu fatigués en ce moment, c’est calme.
— Dîtes toujours, j’ai une facture de minitel à payer, je vous rappelle.
— Alors…
Elle se pencha sur l’écran jusqu’à ce que la lueur verdâtre se reflète sur ses joues, lui donnant un air maladif.
— Alors il y a une mission qui date un peu mais qui est toujours d’actualité. Il s’agit de la famille Domovoï qui a lancé un avis de recherche sur son équipe de kobolds ménagers. Ils auraient été enlevés il y a trois semaines et toujours aucune rançon ni indices concernant les malfaiteurs. On penche maintenant pour une fugue. Les Domovoï ont doublé la prime pour qui retrouvera leurs aides.
— Oui, ça me dit quelque chose. À combien s’élève-t-elle ?
— Cinquante euros.
— Avant l’augmentation ?
— Après.
— Pas étonnant que l’affaire traîne. Qu’avez-vous d’autre ?
Honnêtement, qui irait ratisser Lyon pour retrouver trois kobolds ? Rien que les frais de déplacement et de nourriture ne seraient pas couverts par cette prime ridicule. Les Domovoï feraient mieux d’engager de nouveaux prestataires.
— Alors… Ah ! Une entrée toute fraîche : maison Amherst, un poltergeist de seconde zone à chasser. Le client s’est auto-diagnostiqué mais les symptômes corrèlent au diagnostic. Prime de deux cents euros.
— Je prends.
Un clic, et cette prime pour ainsi dire offerte m’est réservée. La secrétaire-stagiaire me confia les documents en lien avec la mission. Une signature et je m’en retournai aux trottoirs lyonnais.
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