La devanture laissait présager un intérieur encombré, aux senteurs de moisi. Je ne fus pas déçue. Contrefaçons de meubles du XVIIIe jouxtaient des dessertes Itéa, le poêle en fonte fricotait avec un frigo Mouflinex, chacun plus ou moins recouverts de récipients de tailles et formes diverses, de boîtes aux couleurs pastels, de piles de lettres reçue au Noël de l’an 40, et de tas de bibelots partant à l’assaut des murs, comme pour masquer cet horrible papier peint aux motifs floraux vert kaki. La maison de grand-mère lyonnaise par excellence.
— Tiens, vous dormez dans la salle de bain ?
Mon exploration du rez-de-chaussée s’achevait avec la salle d’eau : un matelas visiblement utilisé au quotidien était calé contre un mur, à côté d’une baignoire à pieds de lions elle-même surplombée par un miroir aux proportions gigantesques.
— Oui, avoua Auguste en se grattant le crâne. C’est la seule pièce où le fantôme me laisse dormir en paix.
— Un lien avec l’eau ?
— Je sais pas. Il m’embêtait dans celle du premier étage, mais j’ai pas essayé celle du deuxième. Il coupait l’eau chaude. J’ai cru que j’allais devenir fou.
— Ok, on va aller voir là-haut, dans ce cas.
— Allez-y. Moi j’y vais pas. Il me fait peur.
Je me retins de justesse de lui faire remarquer que lui aussi commençait à m’alarmer. Et si c’était un psychopathe ? Heureusement, en gravissant l’escalier aux degrés grinçants mon cristal à fantômes – un Protectoplasme® de dernière génération – se mit à vibrer doucement. L’indice était faible mais trahissait bel et bien une présence magique en ces lieux. Le premier étage se révéla plus encombré et poussiéreux que le rez-de-chaussée, ce que je n’aurais pas cru possible. Depuis combien de temps la grand-mère Amherst n’avait-elle pas passé un coup de plumeau ?
Je poussai la porte d’une chambre et restais scotchée par la puanteur et la vision qui m’agressèrent respectivement les narines et les prunelles. Une bouffée d’air vicié, aux relents d’eaux de Cologne poussés par des fragrances de lotion et démaquillant me fit monter les larmes aux yeux. Larmes que je chassais pour m’assurer de la véracité de l’image : la grand-mère était assise devant sa coiffeuse encombrée, emmitouflée dans une collection impressionnante de jupes et de châles qui ne laissaient apparaître que son visage ; et encore… ce dernier si fardé qu’on n’apercevait plus un centimètre carré de peau originelle. Pourtant le plus dérangeant dans tout ça, c’était son regard. Noir, perçant, malin. Ou son sourire peut-être. Fin, coquin, et incroyablement découpé dans son visage.
— Heu… bonjour. Excusez-moi de vous déranger, je croyais que…
Qu’elle était décédée, en fait. Bêtement, j’avais cru qu’Auguste habitait dans une demeure héritée de son aïeule et que potentiellement le fantôme en question aurait pu être celui de sa grand-mère. Je me rattrapai de justesse :
— … je suis Miléna Michel, je suis venue pour déloger le poltergeist. Avez-vous quelque chose à déclarer ?
La petite vieille, sans se départir de son sourire dérangeant, porta une main atrophiée et ridée jusqu’à un flacon contenant un liquide jaune pisse, puis s’en aspergea le plastron. Elle reposa le flacon.
Je m’éclaircis la voix :
— Hhrm, je vais poursuivre mon investigation. Si vous avez une question n’hésitez pas.
Un pas en arrière et je tirai vivement le battant derrière moi. Un frisson me parcourut l’échine. Dans quelle famille de dingue avais-je mis les pieds ? Me restait-il beaucoup de membres à découvrir ? Heureusement non. Le reste de la maison se révéla tout aussi vide que le rez-de-chaussée. Je confirmais les différents détails donnés par Auguste : la plupart des natures mortes se trouvaient au sol, misérables, et des bris de vases ou autres caisses exempts de poussière témoignaient d’une activité récente, sans pour autant qu’il y ait d’autres empreintes de semelle que les miennes dans la poussière. Des étoffes – rideaux, draps, culottes aux tailles invraisemblables – recouvraient certains meubles. Dans une des chambres, je tirai sur un lourd rideau de velours et découvris une armoire dont les battants portaient deux grands miroirs.
Un couinement suivi d’un trot rapide me fit dresser les cheveux sur la nuque. Je me baissais furtivement pour inspecter le dessous du lit et des meubles. Rien. Je tendis l’oreille. Le calme était retombé dans la pièce, bien plus lourd que les étincelles dansant dans le rai de lumière qui filtrait de la fenêtre.
Tous les sens en alerte, à l’écoute de mon Protectoplasme®, je fouillai le dernier étage sans plus capter le moindre signe d’activité. Je retournai alors dans la chambre à l’armoire et tentai de communiquer avec l’esprit. Les yeux dans les yeux de mon propre reflet, j’incantai la formule. Trois fois. Après réitération de l’expérience, mon talisman recouvra un calme parfait. C’était à n’y rien comprendre ! L’esprit était obligé de se manifester après une invocation de ce type.
Je redescendais l’escalier en ruminant quand un détail, posé dans un coin des marches, attira mon attention. Plus qu’un détail : une preuve. Je sortis un mouchoir de ma poche et la saisis délicatement, puis retrouvai mon client dans la salle de bain du rez-de-chaussée.
Auguste me jeta un regard plein d’espoir et d’appréhension à la fois :
—Vous l’avez chassé ?
Je lui tendis l’indice en un geste peut-être un peu trop provocateur.
— Qu’est-ce que c’est ? s’enquit-il benoîtement.
— Une crotte séchée.
Il resta à me dévisager.
Je posai l’indice sur la table de la cuisine avec le mouchoir et essuyai mes mains sur le devant de mon jogging.
— Votre poltergeist possède visiblement un système digestif actif, par conséquent on ne peut plus vraiment le qualifier d’esprit. De plus, il ne s’est pas manifesté alors que je l’invoquais.
— Alors qu’est-ce que c’est ?
Je posai ma main sur la poignée de la porte d’entrée et, de l’autre, lui tendis ma carte :
— Faites venir un dératiseur. Si jamais le problème persiste après que vous ayez éliminé vos squatteurs qui couinent et qui grattent, rappelez-moi, mais je ne me fais guère de souci pour votre problème.
— Mais, mais… et pour la dinde ? bafouilla Auguste, déconcerté.
— Pour ça, je vous conseille de lever le pied sur la résine de Mandragore.
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