— M. Amherst, c’est Miléna Michel, j’entre dans votre maison.
L’homme sortit timidement la tête de l’entrebâillement de la porte de sa chambre-salle-de-bain. Il était armé d’un balai et s’était maquillé les yeux à la façon « commando pirate », à moins que ce ne soient des cernes particulièrement creusées. Une odeur de résine chaude saturait l’air.
— Je vous en supplie, débarrassez-moi de ce fantôme… il va finir par me tuer !
Il était au bord des larmes.
— Et votre grand-mère, elle est avec vous ? Elle va bien ?
Il marqua un temps d’arrêt avant de répondre, dubitatif :
— Oui. Enfin dans un sens.
— Comment ça, dans un sens ?
— Ben… il ne peut rien lui arriver.
— Pourquoi ? Elle possède un talisman ? Êtes-vous sûr qu’il est assez puissant pour la protéger d’un poltergeist qui se fiche de mes invocations ?
— Non.
Il poussa distraitement de son manche à balais un des pièges-à-rats éparpillés dans le couloir, entre nous deux. Les vapeurs de résine commencèrent à me monter au nez…
— Alors quoi ? explosai-je. Aidez-moi un peu, parce que là on nage en plein délire !
— Ben, Mamie ne craint rien. Elle est morte il y a un mois.
— …
— Pourquoi vous vous intéressez à sa santé ?
— Ne bougez pas, je reviens.
D’un bond je franchis le champ de pièges-à-rats et je filais dans le couloir, avalant à grandes enjambées les degrés menant au premier étage. Des sifflements rageurs et des grincements résonnèrent dans les murs, accompagnant ma course. Freinage contrôlé devant la porte de la grand-mère. Les couinements hystériques se firent plus fort. Verrouillée de l’intérieur… je serrai les poings.
— Faut pas pousser Mémée…
D’un bon coup de semelle, le battant de bois brut vola à l’intérieur de la pièce. Mimique outrée de la vieillarde… dont les jupes se hâtaient de rejoindre le haut de sa personne, deux mètres plus loin. Et dépassant des jupes, les doigts crispés et le visage terrifié d’une petite créature d’une laideur inqualifiable. La seconde d’après, toute la pièce s’anima en une tornade affolée de gnomes tous plus laids les uns que les autres, poussant des cris suraigus et griffant le plancher de leurs petits pieds tordus.
Je brandis mon badge :
— Chevalerie, veuillez vous mettre face au mur, les mains en évidence et évitez tout…
Un flot grouillant de créatures à l’odeur de pieds et d’huîtres pas fraîches avala la fin de ma phrase et mon espace vital. Mes épaules heurtèrent le mur du couloir tandis que les créatures se dispersèrent dans les étages en pépiant à qui mieux-mieux.
— AUGUSTE ! hurlai-je. Fermez toutes issues, je le tiens votre fichu poltergeist !
Je cambrai mon dos et bondis sur mes pieds. Au rez-de-chaussée, mon client halluciné me demanda de répéter ma question. Je m’égosillai à travers la cage d’escalier :
— Fermez les portes et les volets ! Votre fantôme, ce sont les fichus kobolds disparus de la famille Domovoï !
Je me fustigeai intérieurement. Si hier je n’avais pas été focalisée sur l’apparence de la fausse grand-mère, j’aurais accordé davantage d’attention à la pièce et découvert le pot-aux-roses en moins de temps qu’il ne faut pour dire « kobold ». Déjà, cette odeur, caractéristique des gnomes, qu’ils tentaient de cacher en se baignant dans les Lankômes de la feu aïeule Amherst. Ensuite, quelle femme se maquille devant une coiffeuse dont les miroirs sont couverts de vernis à ongle ? Sans parler de l’aménagement de la pièce : les squatteurs avaient aménagé des nids dans les placards et changé le large lit à baldaquins en une table festive encore couverte de miettes et de paquets de petits beurres éventrés.
La silhouette famélique du propriétaire apparut à mes côtés.
— Des… des kobolds ?
— Oui, des kobolds. Des techniciens de surface magiques. Bien éduqué, un kobold tient la maison de ses maîtres en parfait état jusqu’à sa mort. Lessive, ménage, vaisselle, ces gnomes n’ont qu’une limite : les miroirs.
— Pourquoi ?
Je lui jetai un regard entendu :
— Ils sont tellement laids qu’ils risquent la crise d’épilepsie en voyant leur reflet.
— Ah.
— Vous pouvez me donner un coup de main pour les capturer ? Ils ont l’air de connaître tous les recoins de la maison mais maintenant qu’on sait à quoi on a affaire, la traque sera beaucoup plus simple.
— Ah… et la dinde ?
— La din… écoutez, M. Amherst, il n’y a pas de dinde.
Je pénétrai dans la chambre empestant le gnome et grattai les miroirs de la coiffeuse. La couche de vernis était si épaisse qu’elle se décolla presque en un seul morceau.
— Voilà. Comme ça le premier qui remet ses arpions ici restera scotché sur le tapis. Suivez-moi.
J’entraînai mon client hébété à travers la maison : à la lueur de la révélation sur l’identité de notre « revenant », cette dernière devenait évidente. Tous les miroirs de la maison avaient été recouverts de tapisseries ou de linges. Et les kobolds, espèce servile depuis des siècles, avaient comme don naturel de se fondre dans le papier peint pour ne pas offrir la vue désagréable de leur visage difforme à leurs maîtres : voilà comment ils pouvaient se promener dans la masure sans éveiller l’attention. Moi qui cherchais un esprit frappeur, je ne risquai pas de les repérer.
Équipés chacun d’un miroir à main braqué devant nous, Auguste et moi fouillâmes les pièces une à une. Nous ne tardâmes pas à dénicher les fugueurs et les entassâmes dans la baignoire du rez-de-chaussée : la glace colossale qui la surplombait fut le plus efficace des cerbères.
Fière de nous, je désignai un des kobolds affublé d’un bonnet tiré de l’univers de Zelda Nimish Cap :
— Et en plus, on a retrouvé votre dinde ! Bon, si vous me le permettez… et même si vous ne me le permettez pas puisque je vous rappelle que je ne suis pas un vampire, j’ai quelques coups d’orditel à passer rapidement… c’est bientôt l’heure des White Banshies.

A SUIVRE…

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