C’était lors de notre première année de fac, je ne connaissais ni Jylian ni Cup. J’étais le genre d’étudiante qui restait seule pour bosser, pas de temps pour les amis et pas de temps non plus pour essayer d’obtenir le statut de première de la classe. L’année commençait à peine, et on était déjà submergé de boulot. Je déjeunais dehors, sous un arbre. Il faisait beau ce jour-là, je portais un t-shirt et mon habituel pantalon de sport. Je m’étais assise pour contempler le ciel. J’avais fini de déjeuner et je cherchais ma pomme au fond de mon sac.

Pas un bruit, le calme. Quelques étudiants par-ci par-là allongés sur la pelouse de la plaine devant la fac. Le vent soufflait calmement dans les feuilles de l’arbre auquel j’étais adossée. Les cours ne recommençaient que dans une heure.

Tout à coup, une sirène de police, une de celles que l’on entend à deux kilomètres à la ronde. Mais là c’était à cinquante mètres de moi. Un bruit assourdissant et des gyrophares aveuglants malgré la luminosité d’un milieu de journée. Un flic arrêtait un étudiant et il n’y allait pas mollo. Je l’ai entendu lui plaquer la tête contre le vaisseau et ce fut plutôt bruyant. Je n’aurais pas voulu être à la place du jeune.

Je trouvai enfin ma pomme dans le fond de mon sac et l’essuyai avec le bas de mon t-shirt.

Je me suis dit que c’était pour une affaire de vol ou trafic, un truc dans le genre comme il y en avait tant. Le flic avait l’air assez remonté et satisfait de voir la tête de l’étudiant collée contre la carlingue de son vaisseau. Jamais je n’aurais pensé que c’était juste parce que ce pauvre gars l’avait insulté. Et ce pauvre gars c’était Cup, presque menotté qui se faisait gentiment enguirlander par le policier. Je crois qu’il venait de se faire recaler, encore une fois, de l’école des pilotes. Dans ces moments-là il en voulait à tout le monde, son père, Dieu, le chien de son voisin… Et bien naturellement, il s’en prenait toujours à la mauvaise personne.

J’ai entendu un bruit, comme un coup de poing et j’ai vu Cup lancer brusquement sa tête en arrière. Un coup de boule dans les dents pour monsieur l’agent alors qu’il allait lui passer la deuxième menotte. Le flic n’apprécia que très peu, ce qui est compréhensible. Ce qui l’était moins fut le rire sadique mais néanmoins enjoué que j’entendis, rictus émanant bien évidemment de Cup. Il l’avait mis à terre, toujours avec une menotte de passée au poignet, puis il avait sauté dans le vaisseau et l’avait démarré. Le policier, étalé sur le sol, affichait encore cet air bête et surpris.

Les deux moteurs latéraux s’allumèrent, la porte conducteur grande ouverte sur Cup qui souriait comme un insolent avant de la claquer violemment. Et il décolla dans un bruit sourd et un nuage de fumée. La vieille machine n’appréciait pas les démarrages au quart de tour. Cup accélérait déjà en trombe alors que le sol sous lui n’était pas à plus d’un mètre de distance. Un nuage épais de poussière et de gravas se souleva sous la puissance du réacteur arrière. A mon avis il ne voulait pas s’enfuir. A plusieurs reprises, il frôla le policier encore à terre. Toujours suivit d’un nuage de poussière, l’agent de sécurité toussa en suivant du regard son vaisseau. Ce dernier rasait les bâtiments de l’université.

Le flic se relevait, lui hurlant de poser le véhicule, de ramener le véhicule, de ne pas abîmer le véhicule. Mais il savait bien que le conducteur ne l’entendait pas. Un sentiment de honte commença à l’envahir, sentant tous ces regards qui se posaient sur lui, discernant les sourires sur les visages des nombreux observateurs. Il avait honte de s’être fait avoir par un jeune. Et sa carrière allait peut-être se terminer sur ce fait.

Moi aussi je souriais. Et je croquai dans ma pomme.

Le vaisseau zigzaguait au-dessus de la plaine, vers les bâtiments de la fac puis vers les résidences étudiantes. Et puis plus rien, le bruit du moteur s’estompa pour disparaitre quelques secondes plus tard. Plus aucun vaisseau de la police du campus au-dessus de nos têtes. Je croyais qu’il s’était fait la malle. Le flic, tout seul près des tables de pique-nique, s’assit avec un air de dépressif sur un des bancs. Il avait pris sa tête entre ses mains et on pouvait deviner ses pensées à cet instant.

« Aller mec, rend moi le vaisseau ! C’est pas le mien. C’est mon premier jour, je vais me faire virer ! »

Quand j’entendis à nouveau un bruit. Encore lointain mais qui se rapprochait rapidement. Ce n’était pas un vaisseau. Non, pas un mais trois, trois autres vaisseaux se ramenaient. Et nous vîmes passer trois véhicules de la police. Ils filèrent rapidement en direction des bâtiments. Ils fonçaient dans la direction prise par le vaisseau volé.

Je me suis dit que j’avais le temps pour observer une petite course poursuite, il n’y en avait pas tant que ça sur le campus et c’était l’occasion à ne pas manquer. Je rassemblai mes affaires rapidement et me dirigeai vers le bâtiment le plus proche. Je me dirigeais vers le toit, ouvrait la porte qui donnait sur l’immensité du ciel bleu quand soudain le vaisseau rasa de près le toit que je venais de rejoindre.

« Wouah ! » firent les étudiants qui se trouvaient déjà sur place.

La nouvelle d’une course de vaisseaux entre un étudiant farceur et quelques agents de sécurité réveilla les esprits. Même ceux qui n’avaient pas beaucoup d’initiative trouvèrent un endroit d’où ils pourraient observer ce qui se passait. Et effectivement, Cup n’avait pas l’intention de fuir. A cela il préférait prendre un malin plaisir à énerver les flics. Et cet idiot avait mit la musique. Il l’avait mise à fond.

Les quatre vaisseaux zigzaguaient entre les immeubles des différents bâtiments de la fac. Celui de Cup était toujours le plus rapide bien qu’il n’y ait pas de différence de puissance entre les machines. C’étaient les mêmes vaisseaux sauf que celui que Cup avait emprunté, portait le logo de la fac.

L’université possédait sa propre équipe de police, comme une équipe de surveillance. Et comme pour beaucoup des institutions dont le but était d’instruire la pensée et de faire avancer la recherche, le budget pour la sécurité comptait parmi ceux des moins élevés.

Cup conduisait ce tas de ferraille comme s’il avait fait ça toute sa vie. Ce qui n’était peut-être pas loin de la vérité. La navette virevoltait sans difficulté entre les bâtiments, freinait pour ajuster sa vitesse à celle des autres, il ne voulait pas les perdre de vue et il ne voulait pas non plus qu’ils le perdent de vue, se délectant de leurs mines d’empotés obnubilés par leur trajectoire alors que lui arborait un sourire ravageur qu’il leur balançait à chaque fois qu’ils jetaient un regard dans l’habitacle du fuyard. Il ne ralentissait dans aucun virage, chaque courbe qu’il faisait reflétait sa maîtrise quasi parfaite du vaisseau. A chaque fois que les trois autres le serraient, il leur échappait, freinant d’un coup sec, descendant en piqué ou accélérant plein gaz. Leur passant à côté, cockpit contre cockpit ils se lançaient des regards aux expressions biens différentes. Il conduisait en évitant les obstacles, virant à gauche, à droite et à chaque fois, il semait les trois autres. Dans l’habitacle, Cup tournait la tête pour mieux observer ses trois poursuivants. Il empruntait un itinéraire qui le rendait difficile à suivre. Il se marrait quand un des vaisseaux qui le suivait freinait tout à coup, incapable de continuer dans le dédale qu’il empruntait. C’est avec un grand sourire qu’il se concentrait à nouveaux sur sa trajectoire. Il savait bien qu’il le retrouverait un peu plus loin, tentant peut-être un effet de surprise en lui coupant la route lorsqu’il sortirait de l’espace réduit qui séparait l’immeuble des laboratoires et celui des salles de cours.

Le silence régnait dans les classes. Mais quand soudain l’ombre furtive du vaisseau, dans un souffle bruyant, rasa les fenêtres des salles remplies d’étudiants, un mouvement de surprise générale réveilla même ceux qui étaient profondément endormis dans le fond.

Qui aurait pu penser que cette machine pouvait paraître si maniable. De haut en bas, droite à gauche, il frôlait les murs, le sol. En marche arrière il échappait encore à ses trois poursuivants.

Sur le toit, nous étions obligés de courir aux quatre coins pour suivre des yeux cette course-poursuite enflammée. Mais les choses commençaient à chauffer. Un des trois vaisseaux qui le collait à sa droite lui lança un avertissement. Un bruit d’alarme inhabituel, un sifflement aigu. Cela signifiait qu’ils allaient ouvrir le feu.

Rien de dangereux pour ceux qui étaient à terre, quoi que, mieux valait ne pas être à l’endroit où l’airship s’écraserait. Ils allaient balancer une décharge d’énergie vers Cup pour immobiliser le vaisseau et griller ses systèmes. Et à cette altitude, quand tous les moteurs se coupent, on risque d’y laisser sa peau.

Voyant qu’il ne s’arrêtait pas, le vaisseau qui le collait sortit un canon qu’il pointa sur le vaisseau emprunté. Et sans tarder, il fit feu. De justesse et en virant à gauche, Cup descendit en ligne droite vers le sol et l’évita.

Le ton avait changé, c’était maintenant dangereux. Mais l’adrénaline est une drogue dont l’accoutumance se ressent dès la première prise. Et Cup était déjà un accro de longue date. Il arborait toujours ce sourire satisfait même au vu de la situation qui se gâtait.

Il redressa au dernier moment son vaisseau, on a bien cru qu’il allait se crasher. Il volait en rasant le sol et changeait de direction toutes les trois secondes. Impossible de tirer sur une cible aussi mouvante. Puis il remonta d’un coup, évitant le mur du bâtiment où nous étions. Il passa juste au-dessus du toit où je me trouvais. Son passage au-dessus de nos têtes nous décoiffa tous.

« Yeah ! » l’acclama son public.

Il accélérait maintenant encore plus, il n’y avait pas d’immeuble de ce coté-ci, juste la plaine où tous les jeunes se rassemblaient pour bronzer, déjeuner ou se reposer dans l’herbe. Il revenait là où il avait pris le vaisseau. Les trois autres le talonnaient encore.

Mais les étudiants avaient envahi l’aire de repos. La plaine que j’avais quittée presque vide était désormais bondée de monde. Tous ces jeunes qui s’étaient installés pour prendre un bain de soleil virent arriver avec surprise ce vaisseau qui se déplaçait bien plus vite que la vitesse réglementaire en zone urbaine. Dans un vrombissement sourd, il survola toutes les têtes des jeunes qui, aux anges, acclamaient l’idiot qui leur en mettait plein les oreilles.

Il volait un peu trop bas, pour ne pas dire dangereusement bas, et les trois autres décidèrent que la partie était finie. Deux vaisseaux l’encerclèrent, se plaçant sur ses côtés, mais avant qu’il n’ait pu remarquer que le troisième était juste au-dessus, il redressa et se prit celui du haut en pleine face. Le carambolage surprit tous les étudiants allongés tranquillement. La surprise fut aussitôt remplacée par la panique et ils se mirent tous à courir pour se réfugier dans un des bâtiments de la faculté.

L’avant du vaisseau de Cup était enfoncé, le pare-brise largement fissuré et un sifflement continu se faisait entendre. Ce qui n’était pas bon signe puisqu’il provenait du moteur. Dans un dernier virage très serré, il effleura l’arbre où je m’étais assise peu de temps auparavant. Il posa le vaisseau endommagé en raclant longuement la terre de la plaine, détruisant au passage la moitié de l’herbe de l’aire de repos.

Des policiers arrivèrent rapidement sur place, Cup avait à peine mit un pied sur le sol ferme que les trois policiers s’étaient jetés sur son dos pour l’arracher hors du vaisseau. Encore une fois ils le plaquèrent, face contre la coque et encore une fois sa tête s’y cogna. Plus violemment encore cette fois-ci. Cet idiot souriait bêtement alors que la sécurité lui passait une autre paire de menottes avant de remarquer qu’il en avait déjà une d’attachée à un poignet. Le policier le dévisagea avec dédain en se demandant d’où pouvait bien sortir un irresponsable de ce genre-là. Dix secondes plus tard cinq hommes de la police l’entouraient.

— Vous pourrez leur dire que je sais piloter ! Hein ! Vous allez leur dire à ces idiots de l’armée qu’ils ont loupé un excellent pilote ! Je bosserais jamais pour eux ! Jamais !

Il leva les yeux vers tous les spectateurs qui l’applaudissaient, tous ceux qui s’étaient postés sur les toits. Il eut droit à des sifflements, des hourras et des bravos. Même s’il se trouvait bien loin, je savais qu’il souriait.

Il éclata de rire de plus belle et se laissa finalement embarquer docilement.

Ce fut le seul moment où je l’ai vu conduire un de ces engins. Mais ça n’avait échappé à personne qu’il était doué pour ça. Il s’était taillé une réputation dans toute la faculté, on a entendu parler de ses exploits pendant quelques semaines et puis comme tout ce qui fait fureur pendant un temps ne dure jamais très longtemps, les modes passent et les exploits deviennent fadasses. Le plus à plaindre dans cette histoire fut le jardinier du campus, même s’il eut la chance de se voir attribuer un apprenti pour la réparation des dégâts, il se trouva escorté contre sa volonté pendant au moins six mois par l’auteur en personne des ravages monumentaux qui lui donnaient du fil à retordre.

Ce fut quelques temps après cet incident que nous sommes devenus amis. Je déjeunais comme à mon habitude sous mon arbre. Il retournait la terre et plantait la nouvelle pelouse de la plaine. Au début je croyais qu’il me draguait quand il m’a demandé si j’avais trouvé sa petite blague marrante. Et puis on se retrouvait là tous les midis. Lui évitant la compagnie du jardinier et moi ne pouvant me résoudre à abandonner le seul coin d’ombre aux abords de la plaine. On ne discutait pas vraiment, nous n’étions pas vraiment amis. Pas encore. Et un jour, que je relevais les yeux de mes notes pendant un cours, j’ai aperçu sa tête au fond de la salle. Il était dans la même promotion que moi. C’est fou ce que je peux être distraite parfois.

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