La nuit abyssale était tombée depuis quelques heures déjà. On avait tous entendu des rumeurs, il y aurait peut-être un passage dans peu de temps. Comme toujours, il était impossible de dire quand exactement le phénomène surviendrait. Cela faisait longtemps que rien ne s’était produit. Bien trop longtemps. Nous étions en sursis, la peur nous tannait, car nous avions la certitude que c’était pour ce soir, que c’était pour bientôt, et que c’était inévitable.
Ils nous talonnaient. Leurs ombres étaient à nos trousses. Chaque seconde qui passait les voyait se rapprocher de nous, et chaque seconde était de trop.
L’air était lourd. Aucun bruit ne nous parvenait de la mince forêt alentour. Nous marchions assez vite mais pas trop, pour ne pas nous épuiser rapidement. Ces arbres aux maigres silhouettes anguleuses, nous retenaient entre leurs fines branches, nous griffant le visage au passage. Une impression de suffocation nous envahissait, nous étions des hommes piégés, des hommes traqués. Nous serions bientôt rattrapés. Nous serions bientôt tués.
Enfin nous sortions de ce guêpier. Mais l’entrelacement de fins branchages qui nous avait écorché la peau laissait place à un désert tout aussi froid et menaçant. La campagne, terrain découvert à perte de vue. La faible clarté de la lune ne transperçait pas le voile d’ombre qui pesait sur nous. La terre retournée des champs non ensemencés s’étalait à perte de vue. Désert nocturne, vision glaciale et sans vie. Nous étions désespérément seuls.
Normalement notre voyage arrivait à son terme dans quelques jours, si tout se déroulait correctement, selon le plan. Mais rien ne s’était passé comme prévu, pas depuis le commencement. Il me parut futile de penser que tout irait bien ce soir, alors que le désespoir et la réalité se mêlaient, la peur ne faisait que croitre depuis les tréfonds de mon âme.
Nous avions quitté les bois, nous dirigeant vers l’étendue aride des champs. Nous avions avancé, gardant le rythme le plus soutenu possible. Il ne fallait pas s’épuiser mais il ne fallait pas non plus trainer des pieds. Au loin, vers l’est, nous aperçûmes des petits points lumineux au-dessus de la ligne noire de l’horizon. Les lumières de la ville la plus proche. Juste quelques petits spots de différentes couleurs qui échappaient à la tyrannie de la nuit. On les distinguait seulement. Bien mieux que tout ce que l’on aurait pu espérer, c’était un souffle d’espoir, un faible souffle mais juste ce qu’il fallait pour nous donner le courage d’avancer encore. Car désormais la fatigue s’emparait de nos corps. Je sentais que c’était le cas de ceux qui m’entouraient, les respirations des autres se faisaient plus hésitantes, plus tremblantes. Nos poumons s’embrasaient de trop d’inspirations. Hormis nos halètements, le silence régnait. Dérangeant, écrasant et anormal, ce qui était inquiétant devenait peu à peu insoutenable. Pourtant nos cœurs qui s’emballaient ne craignaient que la fin de ce silence.
Et ce bruit sourd retentit. Celui que nous redoutions tous mais que nous guettions néanmoins. Celui qui était toujours accompagné de cris, de peur, de mort. Ce bruit déclencha en nous une crainte irréfrénable. Nous nous figeâmes tous et nos cœurs cessèrent de battre. Nos yeux se croisèrent, tous cherchant du réconfort dans le regard d’un autre mais ne trouvant que le reflet de notre propre frayeur incarnée. Certains crièrent et d’autres se mirent à prier à haute voix. Une larme coula sur ma joue. Nous savions désormais ce qui allait se passer.
Ce bruit sourd que nous venions d’entendre n’était que la matérialisation d’un message de mort, et tous ceux qui l’entendaient sentaient sur leurs nuques le renâclement glacial de leur fin imminente. Un grondement causé par le ruissèlement d’une immense décharge électrique. Les câbles électriques sous nos pieds s’étaient emplis d’énergie, et cette énergie s’était engouffrée dans les conduits de la ville. C’est alors que l’alarme se mit en route. Non pas une simple et banale alarme pour un simple et banal incident. Une alarme de la taille de la ville elle-même. La ville s’allumait et s’éteignait, s’allumait et s’éteignait encore. L’envergure du danger était proportionnelle à l’avertissement utilisé. Le système urbain dans son entier clignotait. Les panneaux publicitaires, les feux de circulation, l’éclairage public. Cela ne cessait pas.
— Peut-être une fausse alerte !
Je l’espérais si fort que je prononçais ces mots sans m’en rendre compte.
Mais le temps s’écoulait maintenant contre nous. Personne ne se concerta et telle une envolée d’oiseaux nous nous mîmes à courir vers les lumières de la ville. Il m’apparaissait clairement que cet abri était hors de portée, bien trop loin. Chaque pas que je faisais ne semblait nullement me rapprocher. Mon espoir s’épuisait à chacun de mes pas et la peur s’emparait de mes pensées. Nous étions tous à bout de souffle et exténués, mais nous courions toujours. La nuit et le temps semblaient défiler plus vite que la distance que nous parcourions. Notre refuge était toujours si loin. Les larmes m’emplirent les yeux, toujours fixés sur le phare salvateur qui scintillait devant moi. Ma vision était brouillée. La campagne, les champs défilaient si lentement. Je sentais et entendais que je n’étais pas la seule à perdre espoir. Et ce que nous redoutions arriva. Nos espoirs, bien que faibles, furent annihilés en une seconde.
Un second bruit sourd et une légère secousse traversa le champ sous nos pieds. La campagne qui était plongée dans l’obscurité une seconde plus tôt se retrouva éclairée. Un éclairage rouge et tournoyant en hauteur. Les poteaux électriques disséminés dans tout le champ virent leurs gyrophares s’activer. Toute une surface qui était quadrillée et délimitée par ces centaines de lumières qui ne faisaient que renforcer notre peur. Puis une sirène retentit, stridente, alarmante, effrayante. Grâce aux lumières dans le champ, nous aperçûmes les énormes conduits électriques qui sortaient du sol en direction de la ville. Mais elle était encore trop loin.
A partir de maintenant il fallait trouver un endroit pour se protéger.
C’était là, au-dessus de nos têtes. Encore quelques instants de trop et plus rien ne nous sauverait. Il n’était plus question de rejoindre la ville. Plus assez de temps. Ca s’approchait. A notre droite nous vîmes un édifice se dessiner, un bâtiment aux ombres dansantes, une verrière au milieu des champs. C’était mieux que rien, c’était notre dernière chance. Nous changeâmes de direction mais ceux qui nous devançaient continuèrent droit devant. Vers la ville. On leur hurla que c’était trop loin, trop tard. Ils ne nous écoutèrent pas. Nous atteignîmes l’immense bâtiment transparent, juste à temps.
Le silence se déchira. Un grand souffle nous balaya mais je réussis à m’accrocher. J’entendis des cris, des hurlements et je rouvris les yeux. La nuit n’était plus si sombre.
Le ciel s’est ouvert sous mes pieds. Je ne sais pas comment j’en suis arrivée là, comment nous en sommes arrivés là. Ce vide grisonnant m’aspire. Les cieux glacés n’ont jamais été aussi proches mais ce n’est que l’enfer qui me tend les bras. Je finirais ma course dans les débris orbitaux avec d’autres qui déjà m’attendent.
C’est alors que je le vis. Mais son destin était désormais scellé et certain. Nos yeux hurlèrent des adieux. Et mon cœur se brisa.
Je me raccroche à ce que je peux, je me raccroche à ce que je trouve, je me raccroche au peu de vie qui me reste. Alors qu’autour de moi… tout tombe.
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