Il fut un temps où Bellwade n’était qu’un petit village ; aucun livre d’histoire ne parvenait à s’accorder sur le peuple qui avait été le premier à occuper ces terres. Lutins ? Trolls ? Gobelins ? Fées ? Trop de siècles s’étaient écoulés durant lesquels les histoires et les légendes s’étaient entrecroisées, et bien malin celui qui pouvait réussir à démêler ce mystère.
A l’époque, le village était entouré d’une longue palissade, qui ne cessa d’être détruite pour chaque fois être reconstruite plus grande, plus grande, jusqu’à ce qu’aucune menace extérieure ne puisse prétendre détruire la cité. Alors, on oublia le rempart de bois, et des bâtiments furent construits au-delà, jusqu’à l’époque où les lumières de Bellwade purent rayonner des dizaines de kilomètres à la ronde.
Les habitants avaient depuis longtemps oublié l’existence de cette palissade, aucun vestige visible ne subsistait.
Le petit Léo pourtant, lui, connaissait bien cette palissade, ou du moins la portion de deux mètres complètement délabrée autour de laquelle se déroulaient tous leurs jeux de guerre, à lui et ses amis. Elle était située dans la cour d’une très vieille maison inoccupée depuis plusieurs années et envahie par la végétation.
Au milieu des herbes folles et des fleurs, la défense s’organisait. Léo scrutait l’horizon perché sur une poubelle en ferraille. Il plissa les yeux et se lissa le menton, imitant son vieux père korrigan lorsqu’il remettait son bouc en ordre. Les autres allaient attaquer, il le savait, une coccinelle messagère leur avait apporté la nouvelle ; il ne savait en revanche pas par où.
— Là !
A ses côtés, un jeune lutin sautilla sur place avec excitation et Léo fronça les sourcils pour le rappeler à l’ordre. Le petit lutin rentra la tête dans les épaules avec un sourire d’excuse.
— Ils ne doivent pas savoir qu’on les a vu !
D’un bond, le jeune korrigan descendit de son perchoir et fit signe aux autres de se rassembler.
— Écoutez les copains, cette cour et cette palissade, c’est notre terrain de jeux depuis longtemps, il est pas question que la bande de Blivar le récupère !
Les autres hochèrent vigoureusement la tête pour approuver, le regard brillant.
Blivar était une espèce de grosse brute épaisse gobeline qui vivait à trois pâtées de maison de là. Plus âgé, il s’était entouré des enfants les plus bêtes et les plus bagarreurs de ce quartier de Bellwade, et Léo et sa bande avait de plus en plus de mal à garder leur coin à eux. La véritable guerre avait été déclarée quand Blivar avait annoncé devant tout le monde chez le vendeur de bonbons qu’il prendrait leur cour et qu’ils devraient se trouver un autre endroit pour jouer.
— Si on perd aujourd’hui, on aura plus qu’à retourner jouer avec les bébés dans les bacs à sable, poursuivit Léo. On est armé, on peut pas perdre.
Il brandit fièrement son lance-pierres et les autres l’imitèrent. Son coeur se gonfla d’appréhension alors qu’il entendait clairement les bruits que faisaient les autres en s’approchant. Bientôt, ils surgiraient de la fente qu’ils avaient eux-mêmes élargies dans le mur.
— A vos postes, souffla-t-il.
Il regarda fièrement ses amis remettre en place les casseroles et les passoires qui leur servaient de casque ; son sourire se figea quand un premier caillou vint heurter la palissade.
— A l’attaque !
Léo escalada de nouveau sa poubelle, et depuis le haut de la palissade, il visa ses ennemis.
Des siècles plus tôt, un archer se trouvait là, guettant avec angoisse les ombres projetées par la pleine lune. La cité avait été sommée de se rendre par le chef de guerre du royaume voisin, mais le Conseil avait continué d’affirmer son indépendance, et la guerre menaçait de débuter à chaque instant.
— Ils sont là ! Ils arrivent !
Au loin, des torches commencèrent à apparaître, innombrables, et l’archer se rendit compte qu’ils étaient presque encerclés. Ils s’étaient eux-mêmes exclus du reste du monde ; le reste du monde venait les tirer lui-même de leur retraite.
D’un geste sûr, il passa son carquois beige autour de ses épaules et arma son arc. La nuit allait s’annoncer longue et épuisante, mais si au petit matin la palissade tenait toujours, alors peut-être que leurs ennemis renonceraient.
Ce fut son voisin qui tira le premier. Il entendit la flèche siffler et au loin, l’une des lueurs vacilla. Une clameur furieuse leur répondit, et l’archer se sentit trembler.
— Ne perdez pas espoir !
Dans leur dos, au pied de la palissade, le Conseil était venu en personne les encourager. Il se retourna à peine, juste le temps d’apercevoir le battement d’ailes de Jazyka la Dorée et les cornes de Bilao Dents-Pointues. Tous deux étaient en tenue de guerre, et il se sentit rassuré. Si le Conseil combattait lui aussi, alors ils avaient toutes leurs chances.
Bellwade n’était qu’une petite cité, mais ses fondateurs ne tenaient pas à voir tous leurs efforts détruits. Il n’existait pas d’endroit où les créatures pouvaient vivre ensemble malgré leurs différences autrefois ; c’était chose faite à présent, et ils mourraient pour défendre leur oeuvre.
Quand l’archer tourna de nouveau son regard vers la ligne de torches, la vision des machines de guerre ne l’impressionna pas.
Bellwade survécut à cette attaque, et à bien des autres après celle-ci. Quant à Léo et ses amis, ils remportèrent eux aussi la victoire ; ils durent cependant subir les remontrances de leurs parents en rentrant couvert de boue et d’ecchymoses. Peut-être les enfants avaient-ils été possédés le temps de quelques heures par l’énergie et la volonté des Anciens de Bellwade ?
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